«Paris, le 18 juillet 1962.
Mon cher Ministre,
J'ai constaté, notamment dans le domaine militaire, un emploi excessif de la terminologie anglo-saxonne.
Je vous serais obligé de donner des instructions pour que les termes étrangers soient proscrits chaque fois qu'un vocable français peut être employé, c'est-à-dire dans tous les cas.
Veuillez croire, mon cher Ministre, à mes sentiments bien cordiaux.
C. de Gaulle»
Elle ne date pas d'hier, la sempiternelle guerre gaullienne gauloise contre les anglicismes...
Aujourd'hui, comme souvent, c'est l'Académie française qui monte au créneau et livre une bataille contre la langue de Shakespeare. Depuis qu'il est connu que la carte d'identité française comportera, en plus petit, la traduction anglaise de toutes les mentions qui y sont portées (en vertu d'un règlement européen du 20 juin 2019), les immortels s'étranglent (encore une fois) d'indignation. Ils ont écrit au Premier ministre, menaçant même de saisir le conseil d'État. «Nous choquons profondément la francophonie en faisant ça», a déploré Hélène Carrère d'Encausse.
La langue, pur prétexte
D'un certain côté, on peut estimer que l'Académie française ne fait qu'interpréter à sa façon une hostilité à l'égard de tout ce qui est anglais ou américain, qu'il est de bon ton de manifester partout en France et depuis toujours. Est-ce parce qu'on n'a pas pardonné aux Anglais d'avoir brûlé Jeanne d'Arc? D'avoir été essentiels au débarquement qui nous a permis de nous sortir d'une occupation dont nous étions incapables de nous dépêtrer seuls? Est-ce un héritage de cette amertume d'avoir dû notre redressement économique au plan Marshall et un vague regret inconscient de tant devoir à l'Amérique?
Quelle qu'en soit la raison, à tous les niveaux, que ce soit la bouffe (junk food et sauce à la menthe sont les mamelles de notre détestation de la gastronomie anglo-saxonne), la culture (encore des blockbusters, toujours des blockbusters), l'histoire (Jeanne d'Arc on vous dit! L'esclavage! Les Indiens!), la politique (comment peut-on élire un Trump? Comment peut-on garder une reine?), tout est bon pour dénigrer nos meilleurs amis et, naturellement, la langue occupe une place de choix dans cette hostilité qui peine souvent à dissimuler une certaine forme de jalousie larvée.
Ainsi, il est de bon ton de récuser les anglicismes en particulier et l'interférence de l'anglais dans notre langue en général, et ce depuis belle lurette, comme on peut le constater dans la lettre gaullienne sus-citée. Souvenons-nous aussi des tentatives de Jacques Toubon de conserver un semblant de rigueur bien gauloise à notre langue, avec sa loi qui en 1994 visait «à assurer la primauté de l'usage de termes francophones face [à la menace griffue des] anglicismes». C'est la loi Toubon qui a rendu obligatoire la traduction des phrases et mots anglais dans la publicité, ce qui donne lieu parfois à des adaptations plus ou moins fantaisistes en bas des affiches.
Comme le souligne Micha Cziffra dans un article de 2013, l'ancien ministre avait même proposé une série de mots français visant à remplacer leurs équivalents anglais déjà bien ancrés dans la langue (et c'était avant internet!), ce qui a donné des choses aussi comiques que «vacancelles» à la place de week-end.
Les académiciens ont beau être immortels, contrairement à Highlander ils sont apparemment nés de la dernière pluie.
Il est vrai que les mots anglais sont toujours plus nombreux à intégrer notre langue, et que parfois ils s'incrustent (on squatte entre gamers ou on fait un foot?), parfois ils disparaissent (qui met encore des pin's?). Avec l'arrivée des nouvelles technologies et la globalisation qu'elles engendrent, chaque nouveau mot naît en anglais et le reste pour (à peu près) toutes les langues (le québécois résiste encore et toujours à l'envahisseur et trouve une foule de moyens ingénieux pour créer des mots à consonance française, tout en ayant une syntaxe extrêmement influencée par l'anglais). Vous êtes d'ailleurs sur un site web en ce moment même, grâce à internet, et vous allez peut-être cliquer sur des liens avant d'aller surfer ailleurs ou d'envoyer quelques mails.
Céder ou ne pas céder, that is the question
Alors, résister ou céder? Faut-il donc opposer un barrage contre la Manche (et l'Atlantique) pour préserver la pureté de notre langue contre cet idiome barbare, au sens premier du terme? Vraie question qui mérite deux minutes de réflexion et mille ans de retour en arrière.
Les académiciens ont beau être immortels, contrairement à Highlander ils sont apparemment nés de la dernière pluie. Car cette langue qu'ils conspuent et qu'ils voient comme une menace, cet anglais moderne qui envahit nos conversations et nos cultures, elle doit d'être ce qu'elle est... au français.
Faisons un voyage dans le temps. Vous voici en Angleterre, en 1066. On est samedi, et évidemment, il pleut. Un peu largué sans Google Maps, vous demandez votre chemin à un paysan de rencontre (on va dire que vous voulez aller à Londres, vous n'êtes pas trop sûr que les autres villes auront plus de treize habitants). «Excuse me sir, I am looking for the road to London.» Il vous répondra un truc du genre «Ic þæt ne undergiete» («Je ne comprends pas») ou «C bidde þē þæt to eftgianne» («Vous pouvez répéter?») et conclura devant votre air ahuri: «Ān geþēode is nǣfre genōg» («Parler une seule langue, ce n'est jamais suffisant»). Et si c'est un membre des Monty Python égaré, il ajoutera sans doute: «Mīn wandrian-scyf ful ǣlen is» («Mon aéroglisseur est plein d'anguilles»).
Les germanistes auront peut-être eu les neurones en alerte en lisant ces phrases, à juste titre puisque la langue du lieu et de l'époque, qu'on appelle le vieil anglais, était un héritage de langues germaniques: Angles, Saxons et Jutes (envahisseurs des temps anciens) y avaient composé un idiome (qui connaissait de solides variations en fonction des régions) teinté de vestiges latin (car les Romains ont laissé assez peu de traces linguistiques de leur bref passage dans l'île) et de soupçons de celte. D'où le cousinage encore très visible entre anglais et allemand modernes: «They have round hats» / «Sie haben runde Hüte» (vive la Grande-Bretagne).
Les rois anglais de cette époque n'épousaient que des princesses françaises, et les monarques passaient souvent très peu de temps en terre anglaise, dont ils ne parlaient parfois même pas la langue.
Si vous avez eu la bonne idée de débarquer le 14 octobre dans les environs d'une petite ville nommée Hastings, ce sont des soldats que vous risquez de croiser. Et vous seriez bien inspiré de courir vite et loin, car c'est ici et ce jour-là qu'eut lieu l'événement fondateur de l'histoire de la monarchie britannique et de la langue qui allait devenir celle qu'on aime le plus détester: la conquête de l'Angleterre, par un duc normand bourré de complexes familiaux (on ne l'appelait pas le Bâtard pour rien, sa mère, Arlette, n'était pas du tout mariée à Robert, son père, et elle était de basse extraction) qui allait devenir Guillaume le Conquérant (le futur roi d'Angleterre, William, porte son nom) puis fonder une dynastie dont Élisabeth (une vraie immortelle, celle-là) est aujourd'hui l'héritière.
La lente ascension de l'anglo-normand
Guillaume s'installa en Angleterre avec sa cour, ses barons, ses cuisiniers, ses juristes et sa langue: un genre de français normand jalonné de mots hérités des langues vikings (les Normands étant ces «hommes du Nord» qui s'étaient accaparé un bon peu du territoire français), langue d'oïl qui allait devenir au fil des ans la langue de l'establishment à la cour d'Angleterre et qu'on appellerait l'anglo-normand. C'est un peu après cette époque que les historiens fixent par convention le début du passage du vieil anglais au moyen-anglais, ancêtre de l'anglais moderne.
Les nobles normands de Guillaume prirent leurs aises dans le royaume, construisirent des châteaux (il en reste plein à visiter), épousèrent des princesses locales (aux doux prénoms comme Leofgifu ou Blædswiþ) et mirent en place une société féodale tout en continuant de parler français (enfin, anglo-normand). Ce français, langue de l'élite et des marchands, cohabita longtemps avec le latin, langue écrite et religieuse, et l'anglais (anglo-saxon), la langue du peuple.
Quand le futur roi Henri II d'Angleterre épousa Aliénor d'Aquitaine en 1152, il devint le maître de la moitié de la France. Les rois anglais de cette époque n'épousaient que des princesses françaises, et les monarques passaient souvent très peu de temps en terre anglaise, dont ils ne parlaient parfois même pas la langue.
En 1215, les barons obligèrent le roi Jean sans Terre à signer la Magna Carta, document qui énumérait les privilèges accordés aux nobles, aux villes et à l'Église. Si le document fut écrit en latin, bien sûr, il le fut aussi, grande première, en anglo-normand, la langue du roi, avant d'être envoyé dans tous les comtés d'Angleterre. Or, en 1204, Jean avait cédé la Normandie aux Français, séparant ainsi les élites anglaises de leur patrie linguistique.
L'anglo-normand, devenu une seconde langue, était également la langue de beaucoup de documents officiels. La devise de la couronne «Dieu et mon droit», utilisée en premier par Richard Cœur de Lion (qui ne parlait pas anglais du tout) en 1198, et «Honi soit qui mal y pense» (devise de l'ordre de la Jarretière), qui apparaissent encore aujourd'hui sous cette forme sur le blason de la couronne d'Angleterre, datent de cette époque. Lors des sessions au parlement britannique, on entend encore des formules officielles énoncées en anglo-normand, du type «La Reyne remercie ses bons sujets, accepte leur benevolence et ainsi le veult».
L'anglais à l'usure
Avec la guerre de Cent Ans, le statut prestigieux du français diminua et le nationalisme anglais s'intensifia. La langue anglaise prit définitivement le dessus, avec un vocabulaire très influencé par cet anglo-normand pratiqué pendant si longtemps par les élites et les marchands (influence qui ne se fit que dans un sens, les rois anglais n'ayant quasiment pas importé de vocabulaire anglais vers le continent). Cette langue abandonna progressivement une foule de caractéristiques extrêmement peu pratiques, phénomène pour lequel les élèves apprenant l'anglais moderne devraient éprouver une immense gratitude.
Car le vieil anglais avait des déclinaisons (pour les noms mais aussi les pronoms), tantôt fortes, tantôt faibles, et trois genres (masculin, féminin, neutre). La grammaire était un casse-tête absolu à côté de laquelle l'anglais moderne est d'une simplicité désarmante. Ce dernier en a gardé quelques souvenirs: si le pluriel de child est children et non pas childs, si celui de man est men et non mans, c'est un vestige de ces déclinaisons (parenthèse: le mot man, en vieil anglais, désignait un être humain, quel que soit son sexe, et quel que soit son âge. Homme se disait wer, et femme wyf).
Les verbes irréguliers d'aujourd'hui sont eux aussi des héritages des désinences d'autrefois. Le verbe sprecan connaissait les formes spræc, sprǣcon et (ge)sprecen par exemple. (On y reconnaît, de loin, les formes speak, spoke, spoken d'aujourd'hui). En vieil anglais, l'ordre des mots n'était pas fixe, puisque la flexion permettait de connaître la fonction de chacun dans la phrase. Avec le moyen-anglais et la disparition progressive de ces flexions, entamée dès la fin du vieil anglais et finalisée pendant le moyen-anglais, l'ordre des mots s'est stabilisé; on ne peut pas dire «I you love», par exemple.
Féchoun victime
Autre héritage de l'invasion de l'Angleterre par Guillaume, les doublons de mots dont l'un a une origine anglo-saxonne, et l'autre anglo-normande. Guillaume étant arrivé avec ses cuisiniers, des mots comme beef, mutton, et pork hérités du français s'imposèrent progressivement dans la langue désignant la nourriture à côté des vocables anglo-saxons qui existaient déjà et qui ont donné les mots ox (bœuf, dont le pluriel en anglais moderne est resté une flexion: oxen), sheep (mouton) ou pig (cochon), et qui désignent, aujourd'hui, le même animal mais vivant, avant qu'il n'arrive en cuisine. Les mots désignant la monarchie, excepté ceux qui existaient déjà comme king, queen, lord, lady, sont eux aussi d'origine française: noble, prince, duke, crown, parliament, minister, etc.
Aujourd'hui, on estime qu'un quart environ du vocabulaire anglais vient du français.
Le plus amusant lorsqu'on considère le courroux des puristes actuels est le fait que certains mots anglais introduits dans notre langue tels quels, et qui leur font froncer les sourcils, sont en réalité d'origine française et ne font que retourner d'où ils viennent. Le mot fashion, par exemple, très présent dans le vocabulaire de la mode et du prêt-à-porter en français, vient du normand féchoun (les Anglais au Moyen Âge ont-ils grogné contre la fast-féchoun?) Le mot mug, qui désignait une chope en bois pourvue d'une anse, a été introduit en Angleterre en deux fois: par le nord lors des invasions vikings avant le Xe siècle, puis par le sud avec Guillaume le Conquérant à partir de 1066. Le voilà de retour chez nous: pourquoi s'en formaliser?
Les exemples sont innombrables et une multitude de livres ont été consacrés à l'évolution de la langue anglaise et à sa parenté avec le français. Sans l'apport du français, l'anglais ne serait peut-être pas devenu la lingua franca qu'il est aujourd'hui. N'en déplaise aux académiciens et à tous ceux qui ont souffert pendant leurs cours d'anglais et n'ont pas pardonné à Mummy de n'être pas sortie de sa kitchen, l'anglais est la langue la plus parlée dans le monde entre locuteurs d'idiomes différents, pour des raisons aussi historiques (colonisation, prédominance économique et culturelle) que linguistiques et pratiques (je sais que ce n'est pas facile à lire pour tout le monde mais non, l'anglais moderne n'est pas une langue difficile à apprendre, surtout comparé à ce qu'il était avant son contact avec le français). Aujourd'hui, on estime qu'un quart environ du vocabulaire anglais vient du français.
Ainsi, chers académiciens et autres puristes que l'anglais débecte, s'il est tellement crucial de placer votre fierté nationale dans la langue de vos pères, vous pouvez toujours vous réconforter devant l'omniprésence de l'anglais dans notre quotidien en vous disant que sans la nôtre, cette langue n'aurait sans doute pas connu un aussi grand succès.