Cela fait deux mois que Clemence et Clément ont emménagé dans un grand appartement du XIIIe arrondissement de Paris. 50 mètres carrés pour 1.260 euros par mois: un loyer que ce jeune couple n'aurait pas pu se permettre si chacun vivait de son côté. Chacun d'entre eux perçoit depuis peu un salaire. Clément est urbaniste, il touche 1.780 euros par mois. Clemence a commencé un apprentissage dans une entreprise de presse et gagne 1.080 euros par mois. «C'est sûr qu'emménager avec Clément a augmenté mon pouvoir d'achat», constate-t-elle. En 2018, la jeune femme, alors étudiante boursière, vivait dans un 9 mètres carrés avec toilettes et douche sur le palier, et devait travailler pendant les week-ends et les vacances pour pouvoir subvenir à ses besoins.
Le pouvoir d'achat, indicateur privilégié pour mesurer la richesse des Français, est calculé suivant les revenus des ménages. En vivant en couple, deux individus vont mutualiser leurs dépenses et mettre en commun une partie de leurs revenus. C'est un gain de pouvoir d'achat pour le ménage. Mais, pour Marion Leturcq, économiste et chercheuse à l'Institut national des études démographiques (INED), «ce calcul du pouvoir d'achat par ménage ne prend pas en compte le pouvoir d'achat réel des individus composant le couple». Notamment parce que, au sein des couples, les disparités de revenus peuvent être fortes.
C'est le cas de Clemence et Clément. Ils partagent un loyer et divisent leurs factures, mais n'ont pas les mêmes revenus. Comme 75% des Françaises en couple hétéro [en 2011, date de la dernière enquête sur le sujet, ndlr], Clemence gagne moins que son compagnon. Au sein d'un couple, les hommes touchent en moyenne 42% de revenus de plus que les femmes. En comparaison, l'écart salarial moyen entre hommes et femmes en France est de 28,5%, dont plus de 40% résultent des inégalités de temps de travail [en 2017, ndlr].
«Il aura toujours un meilleur pouvoir d'achat que moi»
Pour comprendre la réalité du pouvoir d'achat dans le couple, il faut aussi regarder du côté des dépenses. «Dans le calcul du pouvoir d'achat d'un ménage, il y a l'hypothèse sous-jacente que la consommation est répartie de façon équitable entre les conjoints, ce qui est loin d'être le cas», explique l'économiste Marion Leturcq.
Il suffit que l'un des partenaires soit plus dépensier ou plus radin que l'autre pour que l'équilibre soit rompu. Une situation que Héloïse Bolle, fondatrice de la société de conseil patrimonial Oseille et Compagnie et autrice de Les bons comptes font les bon amants, observe souvent: «Cela peut avoir un impact sur vos économies et votre train de vie. Vous pouvez rapidement vous retrouver avec des problèmes de sous.»
«J'ai moins conscience de l'argent que Clemence, je dépense bien plus», confie Clément. Venant d'une famille plus aisée, il sait qu'il pourra toujours compter sur l'argent de ses parents. Pour sa compagne, l'essentiel est de mettre de côté tous les mois.
Jean, Parisien de 27 ans, partage sa vie avec un intermittent du spectacle de 30 ans. Il vit dans un appartement appartenant au père de son compagnon. Pour Jean, «peu importe les revenus perçus, mon conjoint aura toujours un meilleur pouvoir d'achat que moi puisque ses parents peuvent l'aider». Comme Clemence, il cherche à mettre de côté: «J'ai peur de me retrouver à la rue, alors que lui n'a pas peur de ne plus avoir d'argent.»
«Madame PQ et Monsieur Voiture»
Au-delà des différentes habitudes de consommation, un autre problème se pose: l'inégale répartition des dépenses au sein des couples hétérosexuels. Ceux qui ne partagent pas de compte joint ont tendance à tomber dans le travers de la répartition genrée des dépenses. C'est ce que remarque Lucile Quillet, autrice de Le prix à payer – Ce que le couple hétéro coûte aux femmes: «Il y a une répartition genrée des dépenses allant de pair avec la répartition classique et genrée des tâches domestiques.»
Les femmes effectuent les deux tiers des tâches domestiques et ce sont principalement elles qui font les courses, achètent les produits ménagers, les vêtements, etc. «Ce sont des dépenses invisibles», analyse Lucile Quillet. À l'inverse, les hommes vont gérer les dépenses les plus importantes, durables et valorisées. «Pour caricaturer, j'appelle ça Madame PQ et Monsieur Voiture», ironise l'autrice.
Autres dépenses invisibles: celles faites par les femmes pour rester de «bonnes candidates au couple hétéro». Lucile Quillet conseille de faire ce test: rendez-vous dans votre salle de bains et essayez d'évaluer le coût total de vos produits de beauté. Elle-même s'est prêtée au jeu: presque 1.000 euros dans son panier contre 5 euros dans celui de son compagnon. À cela s'ajoutent les rendez-vous chez l'esthéticienne, le prix de la contraception... Les chiffres grimpent et la facture mensuelle peut vite s'avérer salée.
Tant que le couple se porte bien, cette répartition genrée ne va pas nécessairement poser problème. Mais, au moment d'une séparation, les femmes auront beaucoup plus de mal à prouver leur apport financier. Un déséquilibre que Lucile Quillet résume en ces termes: «C'est beaucoup plus difficile de valoriser quinze ans de paquets de pâtes que quinze ans d'impôts.» Résultat: la séparation fait perdre de l'argent aux femmes et diminue leur pouvoir d'achat.
Quand on aime, on compte quand même
«On entend très souvent dire que parler d'argent, ce n'est pas romantique, voire que c'est le signe qu'on n'est pas vraiment amoureux. Je pense qu'au contraire, quand on aime quelqu'un, on cherche à le protéger», estime Lucile Quillet. Selon le type de couple (union libre, pacsé, marié en communauté ou en séparation de biens), le cadre financier dans lequel le ménage évolue varie. Ceux qui ne parlent pas de leurs finances peuvent alors ne pas avoir conscience des engagements qu'ils prennent. Héloïse Bolle le déplore: «Pour beaucoup, se marier, c'est un peu comme signer les conditions générales d'Apple, vous ne les lisez pas.»
Le mariage par défaut est celui en communauté de biens, c'est-à-dire que tout ce qui est acquis par l'un des époux durant le mariage appartient pour moitié à l'autre, y compris les dettes. C'est pourquoi Anne-Marie et Pascal, deux habitants de Seine-et-Marne, ont choisi de se marier en séparation de bien. Pascal est chef d'entreprise. «Si jamais il faisait faillite, je n'aurais pas à rembourser ses dettes», assure Anne-Marie.
La société évolue et les couples aussi. Depuis les années 1990, l'union libre et la séparation de biens (via un mariage ou un pacs) sont de plus en plus privilégiées. C'est ce qu'a montré l'économiste Marion Leturcq dans ses dernières recherches: «Ces modes de vie ont tendance à réduire la communauté de biens et laissent ouverte la question des inégalités de patrimoine au sein du ménage.»
Alors comment choisir le régime le plus protecteur? D'après Marion Leturcq, «cela va beaucoup dépendre des couples, de leur gestion de l'argent et de leur capacité à en parler». Héloïse Bolle abonde: «Le tout, c'est de savoir: si demain je passe sous un camion, si on se sépare, qu'est-ce qui se passe?» Elle conseille aux couples de se poser ces questions: «Ce n'est pas sale, c'est une façon de se protéger parce que la plus belle histoire d'amour peut se terminer de façon assez moche.»
50/50 ou prorata?
Parler d'argent, c'est aussi, évidemment, une question du quotidien. Faut-il pratiquer par exemple le 50/50? Chaque couple a sa méthode, mais selon Héloïse Bolle, «si vous avez des revenus déséquilibrés, il ne faut surtout pas faire 50/50: il faut partager les dépenses au prorata de ses revenus».
Le 50/50 semble égalitaire, mais il n'est pas équitable. «Beaucoup de femmes sont très fières de faire 50/50, c'est une façon de montrer qu'elles sont autonomes et émancipées, constate Lucile Quillet. Mais c'est quand même un comble que ce soit aux femmes, qui subissent encore des inégalités, de devoir appliquer l'égalité. Pourquoi faire 50/50 dans une société qui ne le fait pas?»
Pour partager les dépenses, encore faut-il avoir conscience du budget. Jean et son compagnon utilisent une application mobile, Tricount: «C'est moi qui fais les courses, je les mets dessus. Il met les factures d'électricité, de gaz. Et on divise tout par deux.» De leur côté, Clemence et Clément ont décidé après trois ans de vie commune d'ouvrir un compte joint, alimenté au prorata de leurs revenus respectifs. «C'est plus réglo niveau dépenses», certifie Clemence.