«C'est compliqué» est une sorte de courrier du cœur moderne dans lequel vous racontez vos histoires –dans toute leur complexité– et où une chroniqueuse vous répond. Cette chroniqueuse, c'est Lucile Bellan. Elle est journaliste: ni psy, ni médecin, ni gourou. Elle avait simplement envie de parler de vos problèmes. Si vous voulez lui envoyer vos histoires, vous pouvez écrire à cette adresse: [email protected]
Vous pouvez aussi laisser votre message sur notre boîte vocale en appelant au 07 61 76 74 01 ou par WhatsApp au même numéro. Lucile vous répondra prochainement dans «C'est compliqué, le podcast», dont vous pouvez retrouver les épisodes ici.
Et pour retrouver les chroniques précédentes, c'est par là.
Chère Lucile,
Je suis ratée. Pas je suis UNE ratée, mais je suis tout simplement ratée. Vous ne devez sûrement pas voir de différence. Pourtant, elle y est. J'ai 18 ans et je ne fais pas grand-chose de mes dix doigts. Pour vous le prouver, je vais vous parler de mon petit frère. Il a 13 ans. Il sait dessiner, jouer d'un instrument, il est le premier de sa classe. Et, bien sûr, il est beau!
Maintenant, pour vous parler de moi, je suis comme mon frère mais sans tous ses talents et sa beauté. Voilà! It's me! J'ai mis longtemps à l'accepter, et je pense que j'ai encore du mal aujourd'hui. Je ne suis pas belle. Petite, je n'en avais pas conscience. Plus j'ai grandi, plus ce fossé entre moi et les autres filles s'est creusé. C'est simple, les garçons leur tournent autour. On les complimente régulièrement. On voulait toujours prendre des photos avec elles. Elles avaient de nombreux amis. Ne rataient pas leurs selfies.
Bref, tout le contraire de moi.
Si je disais ça à mes parents, notamment ma mère, elle dirait que je dis n'importe quoi! Que je suis très belle. Que j'ai un beau corps, de beaux cheveux, blablabla.... Normal! C'est ma mère. Elle n'admettra jamais qu'elle a raté son enfant, ni lui dire qu'il n'est pas beau. C'est son rôle. Elle est là pour me rassurer. Et je l'ai remerciée pour ça. Mais parfois c'est trop... Parfois, je rêve de me réveiller un jour dans le corps d'une jolie fille. Une fille à qui tout sourit. Elle n'a pas une vie parfaite, elle rencontre des problèmes, bien sûr, mais elle est BADASS.
Iris
Chère Iris,
Nous vivons dans une société qui profite du fait que l'on ne se sente pas à la hauteur. Vous vous sentez ratée mais vous ignorez ce que pensent les autres filles d'elles-mêmes, même celles qui réussissent leurs selfies ou qui ont l'air d'avoir plus d'attrait physique que vous. En réalité, ce que vous ignorez pour le moment, c'est que ce que vous considérez comme des cadeaux de naissance des fées ne sont que des apprentissages de survie. Réussir ses selfies ne nécessite que d'y passer du temps, de développer des compétences spécifiques dans son matériel et une connaissance accrue de son visage, apprendre aussi à utiliser les différents filtres et applications mis à notre disposition. La beauté physique telle qu'on la valorise aujourd'hui n'a rien de naturel dans le sens où personne ne naît ou ne se réveille comme ça. Encore une fois, il est question de compétences en produits de beauté, en gestes de soin ou de maquillage, en chirurgie esthétique.
Vous avez simplement développé d'autres compétences même si elles vous semblent moins utiles au quotidien que celles qui sont valorisées par la masse. Votre culture ne s'inscrit pas non plus dans une norme. Vous n'êtes pas «ratée» techniquement. Vous n'avez pas suivi le chemin d'un standard TikTok et Instagram. Est-ce que c'est un problème? Seulement si vous décidez que c'est le cas. Je ne peux pas être la personne qui vous dit de chérir votre individualité et que vous comprendrez dans quelques années que le chemin qui est le vôtre est le bon. J'ai été une ado et une jeune adulte aussi. Je sais ce que ça fait de se construire hors des normes sociales et générationnelles. Et ce n'est pas parce que je suis épanouie avec ce que je suis aujourd'hui que tous les «ratés» du lycée le sont et le seront. Mais j'ai fait un choix, celui de suivre ma propre voie. De développer ma propre forme de beauté, de n'y consacrer que le temps que je voulais y consacrer. Celui de développer et d'aimer aussi ma propre culture, même si elle signifiait rester dans la marge.
Ce que je veux vous dire Iris, c'est que vous n'avez aucun moyen de savoir si le choix que vous ferez pour vous s'avérera être un choix d'épanouissement ou pas. Ce dont vous devez avoir conscience par contre, c'est qu'il n'est question que d'énergie consacrée à un but et de choix. J'ai cru longtemps aussi que nos places étaient prédestinées et que la fille populaire du lycée était née comme ça, que ses amies un peu toxiques étaient aussi logiquement à leurs places que les artistes ou les nerds.
Qu'être la fille un peu à part était une sorte de malédiction qui venait d'on ne sait où, peut-être d'une malédiction transgénérationnelle (oui, j'avais beaucoup d'imagination aussi). En réalité, chacun se colle à la place où il se sent le plus à l'aise et puis il reproduit bêtement ce qu'on attend de lui à cette place. Alors, le groupe populaire développe des compétences dingues en réseaux sociaux et en selfies. Et le groupe de nerds finit par entrer en école d'ingénieur.
Cela ne veut pas dire que leurs vies seront plus faciles ou qu'elles seront toutes couronnées de succès, et reproduire ou savoir faire les choses ne signifie pas non plus les faire avec talent. Mais, pour l'instant, vous ne voyez que l'opposition qui grandit entre eux et vous. Entre celles et ceux qui ont l'air de savoir qui ils sont et où ils vont, et vous, qui ne savez pas encore. Cette conscience du choix est la seule chose qui vous oppose à eux en réalité et j'ai tendance à penser que c'est une richesse.
Cela veut dire que vous avez dans vos mains toutes les cartes pour décider qui vous allez devenir. Il ne tient qu'à vous d'apprendre à faire des selfies parfaits et à devenir une égérie TikTok. Il ne tient qu'à vous de décider de rester à développer votre identité dans la marge. Vous êtes à la croisée des chemins et aucun n'est plus enviable qu'un autre. Vous savez quoi? Même si vous avez l'impression que ce n'est pas le cas, vous pourrez aussi toujours changer d'avis. Je l'ai expérimenté dans ma vie et je ne suis pas la seule, je sais qu'il est toujours possible de devenir une nouvelle personne, surtout à l'âge adulte quand on est moins scruté par un groupe entier.
Bref, Iris, faites un choix et jetez-vous dans l'aventure. Si les selfies ne vous passionnent plus à un moment, vous y aurez toujours gagné une compétence de plus et vous n'aurez qu'à choisir un autre sujet pour tenter de vous épanouir et continuer à vous construire. De là où je suis, je peux vous assurer que vous n'êtes pas «ratée» et que tant que vous vous engagerez dans vos buts avec passion, quels qu'ils soient, vous ne le serez pas non plus.
«C'est compliqué», c'est aussi un podcast. Retrouvez tous les épisodes: