Tout de suite, il y a cette tension. Des cadavres, au propre (si on peut dire) et au figuré, des cadavres dans le placard, ou plutôt dans la chambre froide de cet abattoir. Le père d'Amir y travaille comme gardien, cette nuit-là il a eu besoin de son fils pour une tâche macabre.
L'un et l'autre ne sont que les maillons secondaires d'un système complexe et bien réel, et même devenu essentiel dans l'Iran contemporain. Marché noir est un film noir. Le film noir a toujours été un moyen de montrer des dysfonctionnements de la société sous une forme dramatisée, et les films noirs iraniens ne font pas exception.
Parmi les plus réussis, on se souvient d'Un homme intègre de Mohammad Rasoulof, qui évoquait à la fois la répression des protestations étudiantes, les problèmes liés à l'approvisionnement en eau, et l'omniprésence de la corruption. Et bien sûr, La Loi de Téhéran de Saeed Roustayi, succès inattendu et mérité de l'été dernier, qui mettait sous une lumière crue l'importance des trafics de drogue et des phénomènes d'addiction, mais aussi l'inégalité sociale extrême. Marché noir s'attache quant à lui à un phénomène qui, sans être nouveau, a pris des proportions considérables du fait de l'embargo décrété par Donald Trump, et qui étrangle le pays, c'est-à-dire d'abord sa population.
Le film a changé de titre depuis sa présentation dans les festivals internationaux, où il s'appelait The Slaughterhouse –l'abattoir. Si une partie de l'action se déroule en effet dans un abattoir, et si le mot évoque la brutalité des situations auxquelles sont confrontés les personnages, le titre français, outre ses sens plus allusifs, désigne cette économie parallèle désormais au centre des possibilités d'existence de la majorité des Iraniens.
Un double mouvement
Riche en rebondissements, Marché noir accomplit brillamment ce double mouvement qui signe si fréquemment la réussite d'un film: rester concentré sur le sort de quelques protagonistes, des événements qui leur arrivent, de leurs émotions, des conflits qu'ils doivent affronter, tout en faisant de ce nœud dramatique individualisé un moyen de raconter une histoire beaucoup plus vaste.
Le patron des abattoirs (Mani Haghighi) pris dans l'écheveau de ses trafics et de ses mensonges. | L'Atelier Distribution
Côté intrigue centrée sur certains protagonistes, le film d'Abbas Amini est d'autant plus riche qu'il ne se contente jamais de figures réduites à une seule caractéristique morale ou à une seule fonction dramatique. Soutenu par la forte présence des interprètes (dont Mani Haghighi, qui est un réalisateur important, notamment lui aussi de films de genre), le déroulement de l'action bénéficie d'un montage tendu, parfois anxiogène, mais sans sacrifier ses protagonistes à l'efficacité du suspens.
Côté perspective d'ensemble, le film aura finalement pris en charge des situations complexes, qui vont des conditions de travail aux échelons les plus précaires de la société aux trafics à la frontière avec l'Irak, mettant en évidence cette zone de non-droit qu'est en grande partie devenue la région stratégique du Chatt-el-Arab.
Impressionnante, la séquence centrale met en scène une séance de la bourse, mais une bourse clandestine, de nuit sur un terrain vague isolé, et où on verra la police effectuer un raid dont on se doute qu'il n'interrompra pas longtemps les activités illégales qui s'y déroulent.
En pleine action, les «agents de change» de la bourse aux dollars clandestine. | L'Atelier Distribution
Ses activités sont les mêmes que dans les vraies bourses, négociations de devises et de créances sur des entreprises. Du même élan, le film décrit ainsi, dans les codes du thriller, les aventures d'Amir et ces mécanismes financiers hors-la-loi, dans le contexte d'une vie quotidienne devenue infiniment plus dure pour les plus démunis depuis la mise en œuvre des sanctions.
Un autre aspect évocateur dans Marché noir concerne le héros, qui a tenté d'émigrer en France, a vécu deux ans dans la jungle de Calais avant d'être brutalement expulsé. Il est inhabituel que cette situation soit évoquée au cinéma du point de vue de ceux qui en sont victimes, après leur retour au pays où ces personnes se trouvent dans une situation encore plus dégradée que celle qui leur avait fait prendre la route, n'ayant littéralement plus de place chez eux.
Intense, avec des moments de grande beauté et une certaine étrangeté, Marché noir est ainsi l'occasion de prendre en charge des réalités très spécifiques, l'Iran actuel, dans des termes capables d'émouvoir partout dans le monde. C'est une des vertus du recours au cinéma de genre.
Les critiques cinéma de Jean-Michel Frodon sont à retrouver dans l'émission «Affinités culturelles» de Tewfik Hakem, le samedi de 6h à 7h sur France Culture.
Marché noir
d'Abbas Amini, avec Amirhossein Fathi, Mani Haghighi, Baran Kosari, Hassan Pourshirazi
Durée: 1h42
Sortie: 5 janvier 2022