La Lituanie a décidé de renforcer ses relations avec Taïwan. Le 18 novembre, un bureau de représentation de l'île a été ouvert dans la capitale du pays balte, Vilnius, sous le nom de Taïwan. Le pays rompt ainsi avec la tradition d'accoler «Taipei» au nom de ces bureaux de représentation comparables à des ambassades, mais qui n'en ont pas le statut. Le ministère chinois des Affaires étrangères considère que «cette décision crée sciemment l'impression erronée qu'il y aurait dans le monde “une Chine et un Taïwan”, alors que “Taïwan est une partie inaliénable du territoire chinois”».
Le principe d'«une seule Chine» (appelé aussi de la «Chine unique») est d'ailleurs reconnu par la majorité des pays dans le monde qui,
du coup, ne peuvent avoir de véritables relations diplomatiques avec Taïwan.
L'initiative conjointe de la Lituanie et de Taïwan irrite donc considérablement les dirigeants chinois, qui tiennent à isoler l'île sur la scène internationale. Pour le pouvoir, il n'y a qu'une seule Chine dans le monde et il considère Taïwan non pas comme une île indépendante, mais comme une province rebelle. Le gouvernement de la République populaire de Chine (RPC) estime être l'unique représentante légitime de l'ensemble de ses territoires.
Une peur de l'effet domino
Vue de Chine et de ses 1,4 milliard d'habitants, la Lituanie, qui n'en compte que 2,8 millions, pourrait être considérée comme quantité négligeable. Seulement, depuis 2004, cette République balte fait partie de l'Union européenne après avoir appartenu au bloc soviétique de la fin de la Seconde Guerre mondiale jusqu'à 1990.
La RPC ne tolère pas les rapprochements de pays étrangers avec Taïwan. Pour ne rien arranger, Pékin craint que d'autres pays d'Europe adoptent à l'égard de l'île la même attitude que le gouvernement lituanien. En 2004, Taïwan avait déjà ouvert un bureau de représentation en Slovaquie. Mais, à l'époque, la Chine n'était pas la puissance qu'elle est devenue. Personne ne parle plus de ce bureau à Bratislava qui est toujours en activité.
Le bureau de représentation de Taïwan à Vilnius le 18 novembre 2021. | Petras Malukas / AFP
Les tensions entre l'État balte et la RPC s'intensifient depuis qu'en août dernier la Lituanie et Taïwan ont annoncé qu'elles allaient mutuellement ouvrir des bureaux de représentation. Cette distinction est acceptée par tous les pays qui ont établi des relations diplomatiques avec la Chine populaire. En élevant d'un cran la représentation de Taïwan à Vilnius, la Lituanie a décidé d'ignorer ce consensus. Elle n'est cependant pas allée jusqu'à offrir à l'île une ambassade.
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La Lituanie est un centre financier important de technologie et voit un intérêt certain à établir des liens avec Taïwan, grand fournisseur de semi-conducteurs, de lasers et d'autres industries de haute technologie. Dans une interview à la BBC, le vice-ministre lituanien Mantas Adomėnas estime que son pays «met l'accent sur le soutien à la démocratie et aux droits de l'homme dans le monde» et considère Taïwan comme «un bastion très important de la démocratie». Il ajoute: «Taïwan est un pays très progressiste, extrêmement dynamique, qui montre les meilleurs avantages du système de libre marché et du régime politique démocratique.»
Passe d'armes diplomatique
Le pouvoir chinois réagit rapidement à l'annonce faite à Vilnius. Premier acte, Shen Zhifei, l'ambassadeur de Chine en Lituanie, est rappelé à Pékin. Le 7 août, avant de partir, il publie un article dans la presse locale de Vilnius où il estime regrettable que le gouvernement lituanien ait «effrontément violé le principe d'“une seule Chine” et les normes qui régissent les relations internationales avec Taïwan». Dans la foulée, les responsables politiques chinois enjoignent Diana Mickeviciene, l'ambassadrice de Lituanie en Chine, de quitter le territoire. Cette dernière venait tout juste d'arriver à Pékin et, comme toute personne qui voyage d'un pays à l'autre à l'ère du Covid, elle était en train d'observer la quarantaine obligatoire de vingt-et-un jours conformément aux règles alors en vigueur en Chine. «Je partirai dès que ce sera terminé et que je pourrai déménager», informe-t-elle les autorités du pays.
À Vilnius, on exprime ses «regrets» face à la réaction chinoise. Le ministère lituanien des Affaires étrangères se dit «déterminé à développer des relations mutuellement bénéfiques avec Taïwan tout en respectant le principe d'“une seule Chine’». Mais le ministère chinois n'accepte pas ce point de vue équilibré et réplique: «On ne peut pas d'un côté dire qu'on respecte le principe d'“une seule Chine” et, de l'autre, avoir ouvertement des relations officielles avec les autorités taïwanaises.»
Le porte-parole du ministère chinois des Affaires étrangères, Zhao Lijian, à Pékin le 8 avril 2020. | Greg Baker/ AFP
L'irritation affirmée de Pékin ne va cependant pas empêcher le processus annoncé de se dérouler. Le 18 novembre, Taïwan ouvre bel et bien un bureau de représentation à Vilnius. Aussitôt, la Chine exprime «sa forte indignation» et fait savoir qu'elle ne sera désormais plus représentée à Vilnius que par un «chargé d'affaires» et non plus un ambassadeur.
Parallèlement, il est annoncé aux diplomates lituaniens en poste à Pékin que leurs visas vont être supprimés et qu'ils doivent rendre leurs accréditations. Ce à quoi le gouvernement lituanien réplique en demandant aux dix-neuf diplomates en question de quitter la RPC en raison d'un «risque pour leur sécurité». Le 15 décembre, accompagnés de leurs familles, ils ont donc pris l'avion et sont rentrés à Vilnius. Le gouvernement lituanien a simplement pris soin de faire savoir qu'il est «prêt à poursuivre le dialogue avec la Chine et à restaurer les fonctions de son ambassade dans leur intégrité une fois qu'un accord mutuellement bénéfique aura été trouvé». Quant à l'ambassade de Lituanie en Chine, elle n'est pas fermée. Vilnius indique qu'elle est simplement «maintenue à distance».
La Chine dégaine les sanctions économiques
Mais la crise ouverte entre les deux pays n'en reste pas là. Le 22 novembre, le gouvernement chinois publie un long communiqué: «Nous exhortons la partie lituanienne à corriger immédiatement ses erreurs et à ne pas sous-estimer la détermination, la volonté et la capacité fortes du peuple chinois à défendre la souveraineté nationale et l'intégrité territoriale de son pays.» «Le gouvernement lituanien doit assumer toutes les conséquences qui en découlent», ajoute le communiqué, précisant que ses actions «ont créé un mauvais précédent sur la scène internationale».
Pékin envoie un rappel à l'ordre à Taïwan «Nous lançons également cet avertissement solennel aux autorités taïwanaises: Taïwan ne sera jamais un pays. Peu importe la manière dont les forces de “l'indépendance de Taïwan” tentent de déformer les faits et de confondre le noir et le blanc, le fait historique que la partie continentale et Taïwan appartiennent à une seule et même Chine ne peut être changé. Toute tentative de rechercher des soutiens étrangers pour une manipulation politique n'aboutira nulle part.»
La Chine ne se contente pas de ces déclarations sans concession. D'un geste de représailles, elle ouvre les hostilités en attaquant son adversaire sur le front économique. Le 2 décembre, un média lituanien rapporte que la Lituanie a fait savoir que l'administration chinoise l'a effacée de ses registres de douanes, empêchant de facto tout commerce entre les deux pays.
Les dirigeants lituaniens s'opposent à la Chine dans l'espoir d'attirer des investisseurs qui souhaitent relocaliser leur production en Europe.
La deuxième puissance mondiale a mal choisi son moment: il se trouve que l'Union européenne (UE) est à cinq jours de dévoiler, le 8 décembre, un arsenal de mesures coercitives destinées à décourager les guerres commerciales. La Chine a-t-elle rétropédalé par crainte que son commerce avec l'Europe soit directement visé par la Commission européenne? En tout cas, le 7 décembre, les produits d'exportations lituaniens sont réapparus sur les listes des douanes chinoises et les autorités de Pékin ont déclaré qu'il s'était produit un «incident technique». Le 8, la Commission européenne s'est appuyée sur l'exemple du pays balte pour souligner l'importance pour l'UE de défendre ses intérêts et a déclaré être «prête à se dresser contre tous les types de pressions politiques et de mesures coercitives prises à l'encontre d'un État membre».
La Lituanie est moins dépendante que ne le sont d'autres pays européens aux investissements chinois et au commerce avec la RPC. Mais il est très possible que, dans les prochains mois, l'importation en Chine de produits alimentaires lituaniens, notamment laitiers, soit suspendue. D'autant que Pékin a décidé d'interrompre la liaison de fret ferroviaire Chine-Union européenne vers la Lituanie. De plus, il semble que les entreprises européennes qui traitent avec des fournisseurs lituaniens soient peu à peu écartées des marchés publics chinois.
La Lituanie attaque la Chine sur ses points faibles
Des répliques de toute sorte s'organisent à Vilnius depuis le mois d'août. Le Parlement lituanien a voté une résolution en faveur de la défense des Ouïghours et une autre pour demander le respect des droits humains à Hong Kong.
La Lituanie frappe aussi le domaine des technologies. Depuis janvier 2021, elle interdit déjà les équipements chinois de sécurité dans ses aéroports. En septembre, le Centre national de cybersécurité lituanien, une organisation gouvernementale faisant partie intégrante du ministère de la Défense, recommande aux utilisateurs de renoncer aux téléphones made in China, car ils seraient munis d'un système permettant de collecter les données personnelles et de censurer certains contenus. Les entreprises chinoises Xiaomi et Huawei démentent. Les modèles chinois ayant l'avantage d'être les moins chers, ils équipent quelque 200 administrations ou entités publiques de Lituanie. Si bien qu'un amendement à la loi sur les marchés publics devrait prochainement leur interdire l'achat d'équipements considérés comme peu sûrs.
Par ailleurs, la Lituanie participait depuis sa création en 2012 au groupe «17+1» qui réunit des pays d'Europe centrale et orientale aux cotés de la Chine afin de mettre au point des projets communs dans le cadre des «nouvelles routes de la soie». De «17+1», ils sont passés à «16+1»: en mai, Vilnius a claqué la porte du groupe. Deux mois plus tôt, Gabrielius Landsbergis, le ministre lituanien des Affaires étrangères, a remis en cause l'intérêt de participer à ce groupe, jugeant qu'il «n'était pas utile pour l'Europe» qu'il ne faisait que «diviser».
La Lituanie, petit pays balte, est décidé à montrer une opposition résolue à la montée en puissance de la Chine. C'est même là pour ses dirigeants un espoir d'attirer des investisseurs qui souhaitent relocaliser leur production en Europe après l'avoir installée en Chine. Verslo žinios, un important journal économique de Vilnius, écrivait le 20 mai qu'«en se préparant correctement et en agissant à temps, la Lituanie pourrait attirer des investissements significatifs et même devenir la petite Chine d'Europe». Le ministre lituanien des Affaires étrangères, Gabrielius Landsbergis, qui s'est forgé une réputation de résistant aux régimes autoritaires, expliquait dans un entretien avec l'AFP le 24 novembre que l'«une des plus grandes leçons que la Lituanie ait à offrir, c'est que l'intimidation économique n'oblige pas nécessairement un pays à renoncer à prendre ses décisions de politique étrangère de manière indépendante».
Une volonté de résistance qui ne fait pas l'unanimité en Europe
Si l'attitude du gouvernement lituanien a bonne presse, notamment dans les pays scandinaves, rien n'indique que sa politique à l'égard de la Chine va lui rallier des soutiens affirmés parmi les gouvernements européens. Sur un autre dossier, les Jeux olympiques d'hiver de Pékin, qui auront lieu du 4 au 20 février prochain, la Lituanie s'est retrouvée toute seule en défendant le boycott diplomatique. Elle rejoignait ainsi la position initiée par les États-Unis et soutenue par plusieurs États anglo-saxons, mais n'a pas trouvé d'alliés dans l'Union européenne.
D'autre part, depuis juin dernier, la Lituanie est confrontée à une difficulté considérable: comme la Pologne, elle doit contenir un afflux sans précédent de réfugiés d'Irak et de Syrie envoyés vers sa frontière par le président biélorusse accusé de mener une «guerre hybride». Il s'agit pour Alexandre Loukachenko de répliquer au gouvernement de Vilnius qui approuve systématiquement les sanctions européennes contre Minsk et qui, en plus, a accueilli nombre d'opposants au régime biélorusse. Depuis le 9 novembre, la Lituanie a instauré l'état d'urgence depuis la première fois depuis son indépendance le long de ses 670 kilomètres de frontière avec la Biélorussie.
Quant au régime chinois, dans un contexte où sa popularité internationale est au plus bas, il ne décolère pas et s'inquiète du danger que représente à ses yeux l'attitude du gouvernement de Vilnius pour l'exemple que la Lituanie pourrait donner à d'autres pays. La propagande chinoise ne cessera probablement pas dans ces prochains mois, au risque de mettre la Lituanie en valeur, de dénoncer le comportement de ce pays balte.