Égalités / Santé

La psychiatrie se mêle-t-elle trop des parcours de transition de genre?

Temps de lecture : 7 min

La France a retiré la transidentité des maladies mentales en 2010. Mais les personnes trans souhaitant transitionner médicalement dans le public doivent encore suivre des parcours complexes, sous l'œil omniprésent des psychiatres.

Les personnes trans ne sont plus définies par l'OMS comme des personnes souffrant de «troubles mentaux et du comportement». | Piqsels
Les personnes trans ne sont plus définies par l'OMS comme des personnes souffrant de «troubles mentaux et du comportement». | Piqsels

À Bordeaux (Nouvelle-Aquitaine).

Une affiche de la web-série documentaire Océan, qui retrace la première année de transition du comédien Océan Michel, trône sur un mur du salon de Clément*, 20 ans. Tout comme cet acteur, il est un homme trans. Depuis sa préadolescence, il le sait. Pour que son corps soit en adéquation avec son identité de genre masculine (cela correspond au genre ressenti par une personne, peu importe son sexe biologique), l'étudiant aux longs ongles vernis commence à suivre un traitement hormonal de testostérone en 2019. L'année suivante, il subit une torsoplastie, l'ablation de la poitrine.

En France, le parcours de transition médicale dans le public, à l'hôpital, est géré par Trans-Santé, aussi appelée FPATH, pour French Professional Association for Transgender Health («Association professionnelle française pour la santé des personnes transgenres» en français). Créée en 2010 sous le nom de SoFECT (Société française d'études et de prise en charge de la transidentité), cette société savante –qui existe sous son nom et son fonctionnement actuels depuis mars 2021– dédiée à la transition médicale des personnes trans est composée, comme le préconise la Haute Autorité de santé (HAS), d'équipes soignantes pluridisciplinaires. Chirurgiens, urologues, gynécologues, endocrinologues, psychologues et psychiatres travaillent main dans la main.

À Bordeaux, l'antenne locale de Trans-Santé se nomme Programme Transgender et dépend du CHU de Bordeaux, notamment du Centre hospitalier psychiatrique Charles-Perrens.

Clément a dû être suivi par une psychiatre pendant près d'un an et demi avant d'obtenir son traitement hormonal. «Pour chaque étape comme les hormones et les opérations, notre dossier passe en commission avec plusieurs médecins qui doivent valider à l'unanimité notre demande, alors que certains ne nous ont jamais vus et ne nous verront jamais», explique le jeune homme.

La psychiatrie, clé de voûte du parcours de transition

Mais qui décide de faire passer le dossier en commission pluridisciplinaire? Un psychiatre. «La décision est au bon vouloir du psychiatre. La mienne avait refusé dans un premier temps de présenter mon dossier, sans aucune explication de sa part. Ce n'est pas toi qui décides de ce que tu fais de ton corps. Tu as constamment besoin d'une permission extérieure», regrette Clément.

Ce qu'entend tout à fait Sophie Boulon, psychiatre au Programme Transgender de Bordeaux de 2007 à 2018 et secrétaire générale adjointe du Conseil départemental de Gironde de l'Ordre des médecins, qui s'exprime ici en son nom uniquement: «Je comprends le ressenti des patients qui se sentent infantilisés dans ce type de parcours, car on ne dit pas oui à tout. Mais le but n'est pas de dire “moi je sais mieux que vous”. On se base vraiment sur ce qu'ils nous disent.»

C'est en 2010 que le ministère de la Santé a retiré les «troubles précoces de l'identité de genre» de la liste des affections psychiatriques de longue durée.

Selon elle, l'intérêt d'avoir un suivi psychiatrique avant la transition médicale est double. D'un côté, il s'agit de vérifier que la personne a bien une «dysphorie de genre», c'est-à-dire «une détresse qui accompagne l'incompatibilité entre le genre ressenti et exprimé et le genre attribué ou de naissance». De l'autre, il faut éliminer des pathologies qui pourraient ressembler à la transidentité, comme la dysmorphophobie, caractérisée par des pensées excessives sur un défaut qui n'existe pas, ou celles entraînant des complications ou des contre-indications à la transition médicale: «Certains traitements qui font baisser le taux d'hormones masculines peuvent interférer avec la schizophrénie, par exemple; il faut donc faire extrêmement attention», prévient-elle.

Le but du suivi est aussi de surveiller l'apparition de troubles psychiques pendant la transition, car «les traitements hormonaux peuvent avoir des effets sur le plan psychologique, comme par exemple provoquer une dépression», si la personne n'est pas stable psychologiquement.

«L'intervention chirurgicale est aussi un énorme stress, il faut aussi voir si cela sera toléré», ajoute la professionnelle de santé. En ce qui concerne les opérations justement, «les chirurgiens sont des techniciens et ne théorisent pas la transidentité. Ils délèguent donc la validation du parcours de soins à des psychiatres, par tradition», explique Arnaud Alessandrin, docteur en sociologie de l'université de Bordeaux, spécialiste du genre et de la santé.

Un parcours public facultatif mais plus accessible que le privé

Passer par Trans-Santé et suivre le parcours public n'est cependant en rien obligatoire. Aucun texte légal n'exige un passage par le protocole de l'hôpital public. La HAS souligne même dans son dernier rapport de 2009 que «bien qu'il représente le seul outil disponible sur lequel s'appuie la caisse [nationale d'assurance maladie, ndlr], ce protocole ne repose sur aucune base légale».

Pour Alex*, Bordelais de 24 ans, passer par le public est donc un choix... par défaut. Derrière son écran d'ordinateur, il évoque un autre problème, matériel celui-là: le manque d'argent. «Je n'avais tout simplement pas les moyens pour transitionner». L'étudiant bénéficie d'une affection de longue durée (ALD). À ce titre, la prise en charge des traitements et des opérations à hauteur de 100 % du tarif de la Sécurité sociale se fait sans avance de frais. Des dépassements d'honoraires, qui peuvent vite représenter une somme non négligeable, sont parfois appliqués par certains médecins du parcours public. et ne sont pas remboursés par la Sécurité sociale.

C'est en 2010 que le ministère de la Santé a retiré les «troubles précoces de l'identité de genre» de la liste des affections psychiatriques de longue durée. La transidentité a depuis été reclassifiée parmi les «affections de longue durée hors liste (ALD HL)». Un avis psychiatrique n'est donc plus obligatoire pour avoir accès aux remboursements, même si dans les faits, rien n'a changé. «Les protocoles hospitaliers n'ont pas changé et la porte d'entrée vers la transition médicale dans le public reste la psychiatrie», constate Arnaud Alessandrin.

Pour celles et ceux qui peuvent se permettre financièrement d'avoir un suivi médical dans le libéral sans suivi psychiatrique, la tâche s'avère tout aussi compliquée. En théorie, plusieurs médecins peuvent prescrire les premières ordonnances d'hormones. Pour la testostérone, un spécialiste, endocrinologue, gynécologue ou urologue. Pour les hormones féminisantes, aux trois médecins spécialistes cités précédemment, s'ajoutent les médecins généralistes.

En pratique, en Gironde, la réalité est cependant plus nuancée. «À Bordeaux, beaucoup de médecins dans le privé demandent encore une attestation d'un psychiatre avant de prescrire un traitement hormonal», explique Clément. Ce qui n'est en rien obligatoire.

«Nous ne sommes plus du côté de la maladie psychiatrique: maintenant on prend en compte le fait que l'inconfort est provoqué par la transphobie de la société.»
Arnaud Alessandrin, sociologue du genre et de la santé

Paul* s'est quant à lui rendu dans un département voisin, à plus d'une heure trente de Bordeaux, pour accéder à une hormonothérapie. Le médecin prescripteur ne lui a pas demandé d'attestation psychiatrique, à l'inverse de tous les médecins qu'il a rencontrés à Bordeaux. Pour sa torsoplastie, réalisée par un chirurgien du privé et avec des dépassements d'honoraires, il a dû se rendre encore plus loin: à Lyon. Mais tout le monde ne peut pas se permettre de payer son opération, les transports, l'hébergement dans une ville à plus de 500 kilomètres de chez soi.

Dans la capitale girondine, l'attestation psychiatrique est souvent demandée car avoir un suivi avec un psychiatre rassure les médecins et constitue la preuve qu'il y a eu une évaluation des risques. «Je caricature, mais il ne faudrait pas qu'une personne délirante finisse sur une table d'opération», justifie l'ancienne psychiatre du programme Transgender bordelais.

Vers la fin de la pathologisation des parcours de transition

Même si le rôle central de la psychiatrie dans la transition médicale des personnes trans est encore prévalent de nos jours, des signaux pointent «vers une dépsychiatrisation définitionnelle», souligne le sociologue Arnaud Alessandrin. «On observe un glissement de la souffrance (que peut provoquer une maladie) à l'inconfort. Nous ne sommes plus du côté de la maladie psychiatrique: maintenant on prend en compte le fait que l'inconfort est provoqué par la transphobie de la société.»

En 2018, l'Organisation mondiale de la santé (OMS) a publié la CIM-11, la onzième version de sa classification internationale des maladies, qui entrera en vigueur en janvier 2022. Une nouveauté a fait son apparition: les personnes trans ne sont plus définies comme des personnes souffrant de «troubles mentaux et du comportement».

Trois ans auparavant, c'est l'Association américaine de psychiatrie (AAP) qui a publié la cinquième version de son manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM-5) utilisé par les psychiatres et psychologues en France pour faire des diagnostics.

Ce manuel de référence (qui reste critiqué par une partie des spécialistes), parlait d'abord de «transexualisme» avant de choisir la dénomination «trouble de l'identité de genre» dans sa classification. Il emploie maintenant le syntagme «dysphorie de genre» pour évoquer la transidentité.

Une remise en cause du protocole?

Mais ces changements ne sont pas suffisants pour les militants: onze associations dénoncent notamment la «présence massive (trois postes sur sept)» de psychiatres au bureau de la nouvelle structure qu'est Trans-Santé.

«Dans leurs statuts, ils expriment la volonté de plus écouter les personnes trans, en créant notamment un collège de personnes trans. Mais il n'y a quasiment que des professionnels de santé de la Sofect [dont des psychiatres, ndlr] qui ont rejoint Trans-Santé», critique Paul.

Ces modifications sémantiques opérées par l'OMS et l'AAP sont-elles le signe d'une remise en cause de la place de la psychiatrie dans les parcours de transition médicale? «En médecine, tout est protocole. Sans protocole, je ne sais pas comment un médecin peut intervenir ou comment la Caisse nationale de l'assurance maladie peut rembourser des soins, relativise Arnaud Alessandrin. Si on change de protocole, à quelles conditions accédera-t-on à des remboursements?»

Le sociologue du genre et de la santé soulève également une contradiction: certaines personnes trans demandent un suivi psychiatrique car elles souhaitent être épaulées pendant cette partie de leur vie qu'est la transition médicale. «Je ne suis pas sûr qu'exclure totalement les psychiatres soit une solution. Il serait plus intéressant d'avoir une proposition de suivi post-traitement ou post-opération. Et surtout, il serait plus désirable que ce suivi ne soit pas obligatoire et imposé.»

Si Clément, Alex et Paul approuvent, la psychiatre Sophie Boulon n'est pas non plus opposée à cette idée. «Si des médecins engagent leur propre responsabilité et font fi de l'avis d'un psychiatre, pourquoi pas. Les psychiatres ne sont pas accrochés absolument à cela. Nous avons largement assez de travail!» Paul le confirme: «À Bordeaux, les psychiatres font ce qu'elles peuvent. Elles sont débordées car elles ne sont pas assez nombreuses comparées aux nombres de demandes.»

*Les prénoms ont été changés.

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