Derrière la vitre, figés sur les jaquettes, les visages de Son Goku, Eren et Izuku attirent les connaisseurs. La cloche de la porte tinte. Légère déception. Dans les rayons du Phare, les héros japonais de Dragon Ball (Glénat), L'Attaque des Titans (Pika) et My Hero Academia (Ki-Oon, 2016) n'occupent que trois étagères sur les dizaines que compte cette librairie. Mais, discrète, une étiquette rassure les amoureux du manga: «D'autres tomes sont en stock.» D'un geste vers un placard, Nicole, gérante de l'enseigne parisienne, résume ces derniers mois de demande croissante: «Notre réserve a explosé.»
Partout dans le pays, déjà proche du podium mondial des ventes, c'est le boom. En 2021, une bande dessinée sur deux vendues provient de l'archipel nippon. Grâce à une croissance à trois chiffres (124%), les séries se sont écoulées à plus de 28 millions d'exemplaires entre janvier et août 2021, contre une performance impressionnante des BD classiques à 20 millions selon l'Institut GfK. Un record en volume, dépassant déjà 2020 de 6 millions.
Infographie: Pierre Kron
«On est dans un âge d'or, se réjouit Nicolas Ducos, directeur commercial chez Kana (maison du surpuissant Naruto). Le marché explose à nouveau depuis trois ans, avec des progressions exceptionnelles dernièrement.» Chez eux, comme chez leur concurrent Kazé, les ventes doublent sur les dix premiers mois de l'année –123 et 115% respectivement. «De plus en plus de libraires en profitent pour faire des travaux, et créer un rayon manga», note le Syndicat de la librairie française.
Streaming, pandémie, pass Culture… Les moteurs de cette dernière explosion se sont allumés l'un après l'autre. Et, ce 8 décembre 2021, l'arrivée en librairie du centième tome de la série la plus vendue au monde devrait donner un énième boost à la machine: One Piece (Glénat). Médaille d'or avec 490 millions d'exemplaires depuis 1997, contre l'argent pour les Gaulois d'Astérix avec 360 millions.
La maturité d'un marché
Retour aux années 1990. Premières percées: «Le Club Dorothée» sur le petit écran, suivi de titres comme Akira (Glénat) et Dragon Ball, pour le papier. À son arrivée en France, manga rime parfois avec omerta. Les images «exécrables et terribles» choquent des députés comme Ségolène Royal. Pour Nicolas Ducos, tout part d'une «erreur incroyable. On montre à des enfants des dessins animés violents, destinés à des ados au minimum.» Résultat: du travail et des années sont nécessaires pour laver cette «image très négative», et permettre une «prescription» aux plus jeunes.
«Quand j'ai commencé à lire des mangas il y a vingt ans, c'était un effet de mode, se remémore Alexandre Regreny, fondateur des éditions indépendantes Black Box. Maintenant cela fait partie d'une culture.» Du côté des plus jeunes, «une première barrière s'est levée», schématise Nicolas Ducos. Pour les 15-29 ans, pesant près de deux tiers du lectorat selon GfK, la prescription par les parents, proches, ou même bibliothécaires a pu donner ses fruits. La preuve: l'indétrônable «shônen» (manga pour garçon) séduit toujours trois lecteurs sur quatre selon les chiffres d'IPSOS/CNL.
Un engouement qui gagne leurs aînés. Jérôme Manceau, directeur marketing chez Kazé et Crunchyroll, avance une hypothèse: aujourd'hui, loin des débuts avec peu de «seinen» (manga pour jeune adulte), «l'offre fait que le lectorat s'agrandit». Une affirmation appuyée par les bons résultats de Black Box, spécialisé dans ce genre: entre 17 et 25% de croissance depuis quatre ans. Alexandre Regreny l'interprète simplement: après trois générations, «c'est un marché qui arrive à maturité».
Du binge watching au binge reading
«L'anime». Dans sa conquête, la BD japonaise se sert de son alter ego télévisuel comme d'un tremplin. «Beaucoup plus de gens regardent de l'anime plutôt que de lire du manga», reconnaît Jérôme Manceau. Près d'un quart de siècle après le bélier du «Club Dorothée», la relève est plus qu'assurée. Anime Digital Network, Crunchyroll… Puis Netflix pour le plus grand public: les services proposant de l'anime foisonnent.
Matthieu Pinon, co-auteur des Histoire(s) du manga moderne, n'a pas peur de le dire: My Hero Academia, Demon Slayer (2017, Panini), One Piece... «La majorité des séries de mangas cartonnent grâce à leur version animée.» Exactement comme les comics américains, qui «profitent également, lors de la sortie de gros blockbusters Marvel ou DC, d'un regain de vente au détriment de la culture manga», complète Fabien Tillon, auteur de Culture Manga. Du binge watching, les jeunes lecteurs basculent dans le binge reading. «Une boulimie de consommation», sourit Alexandre Regreny, entretenue par le rythme de parution, quasi bimestriel. Loin des séries franco-belges, une fois par an.
Un titre pour illustrer cette force marketing: Jojo's Bizarre Adventure (Delcourt). En 2007, Tonkam récupère les droits pour la France de ce titre né dans les années 1980 et qui avait commencé par faire «un bide total», se souvient Matthieu Pinon, en n'en écoulant que 1.400 exemplaires en un an. Pourtant, en octobre 2020, la série dépasse le million de ventes. L'explication, selon l'auteur? L'adaptation télévisuelle de 2012. «Quand elle est arrivée, notamment sur Netflix, ça a été une révélation pour tout un public.» Et cette puissante mécanique des produits dérivés favoris aussi la longévité. Dernier exemple en date: les premiers tomes de Naruto, trustant la tête des ventes en 2020, cinq ans après la publication de son dernier chapitre.
Infographie: Pierre Kron
Confinement, puis pass «manga»
Cinémas, théâtres, cafés… Le 17 mars 2020, la carte des loisirs est réduite drastiquement par le confinement. Après quelques mois d'adaptation, écrans et livres profitent indirectement d'un monopole. Pour le marché du manga, c'est le gros lot: 29,5% de croissance en 2020, contre une belle hausse de 6,3% pour la BD en général, et 2,4% pour la littérature. «Pour les parents, acheter du manga est apparu comme une solution pour occuper les enfants qui tournaient de plus en plus en rond», interprète Fabien Tillon.
Dans ses 70 mètres carrés, le libraire «spé' BD» aux 40.000 followers Twitter replace l'étincelle à ce moment-là. Son pseudo: @librairesecache. «En dix-huit mois, mes ventes de mangas ont doublé», raconte-t-il, impressionné. Avec un mot, parmi d'autres, pour l'expliquer: Netflix. Pendant que le temps d'écran s'intensifiait, notamment pour presque 7 enfants et ados sur 10, l'effet «anime» s'amplifiait. Nicolas Ducos l'affirme: «Toutes ces heures de Japanimation ont pu se transformer en ventes de mangas.»
Mai 2021, dernier coup d'accélérateur: le pass Culture. 300 euros sont alloués aux jeunes de 18 ans, à dépenser en «propositions culturelles». «Un pouvoir d'achat plus important alloué au public actuel du manga, traduit Jérôme Manceau. Forcément, le marché s'est élargi.» À la caisse du @librairesecache, le pass représente 30% des ventes de BD japonaises, contre «0,0001% de son chiffre BD». Six mois et presque 800.000 jeunes plus tard, le pass Culture s'est changé en «pass manga»: le genre accapare le top 12 du dispositif selon Livre Hebdo, avec un million de tomes achetés.
La loi des séries?
Derrière ces quelques locomotives, les wagons peinent à suivre. En 2020, cinq licences et quatre éditeurs s'accaparaient les dix premières places par des dizaines de milliers d'achats: les historiques One Piece, Dragon Ball Super, Naruto, et les jeunes My Hero Academia et Demon Slayer. «C'est trompeur quand on parle de ventes, souligne Alexandre Regreny. Si on enlève les chiffres des séries leaders, le reste stagne en dessous des 3.500 ventes.»
Le manga français profiterait «d'explosions de niches, plutôt que de celle d'un marché en général, commente Fabien Tillon. Il suffit qu'une série importante s'arrête pour que les chiffres régressent, voire s'effondrent, comme ça a été le cas plusieurs fois depuis les années 2000.» Deux exemples pour lui: les derniers tomes de Shaman King (Kana) et Fullmetal Alchemist (Kana) au début des années 2010.
À quelques tomes de la fin de l'aventure du géant vingtenaire One Piece (26 millions d'exemplaires dans l'Hexagone), la relève comblera-t-elle le fossé à venir? Pour le moment, le boost procuré par la pandémie s'atténue doucement. Le retour (presque) à la normale était prévisible pour le fondateur de Black Box, «mais même si c'est retombé, c'est plus que ce qu'on faisait il y a deux ans». Du côté de ses collègues du shônen, un dernier produit dopant se dessine à l'horizon 2022: l'extension du pass Culture/«manga» à partir de 15 ans.