Le débat en Égypte autour des questions liées au droit personnel et, plus particulièrement, au statut de la femme dans la société, tourne très vite au pugilat, entre féministes et antiféministes, depuis au moins la fin du XIXe siècle, date de la parution du très avant-gardiste Libération de la femme de Qassim Amin. Le pouvoir intervenait régulièrement pour intercéder entre les deux camps. Mais, depuis qu'elles ont déclaré la guerre aux Frères musulmans, les autorités ne s'enhardissent plus pour se positionner franchement en faveur de l'émancipation des femmes, quitte à soulever l'ire d'une partie de la société.
C'est le cas d'une nouvelle affaire qui agite les forums de débat en Égypte depuis fin novembre. Tout est parti d'une campagne de dénigrement ciblant un champion sportif qui venait d'annoncer son mariage avec une deuxième femme. Le 19 novembre, des militants ont fait circuler des photos de la cérémonie de sa deuxième union sur les réseaux sociaux.
Mr. Olympia Big Ramy's second marriage sparks debate over polygamy in Egypt https://t.co/F1FZmIs4Ye via @HagarHosny
— Al-Monitor (@AlMonitor) December 1, 2021
Un prédicateur célèbre, Mabrouk Attia, enseignant de charia à l'université al-Azhar au Caire, a réagi à cette annonce en proclamant que, du point de vue religieux, toute demande de divorce à la femme dont l'époux désire prendre une deuxième épouse était illégale. Quelques jours plus tôt, dans son prêche, il avait soutenu que la femme avait le droit de demander le divorce dans le cas où son mari la battrait ou rechignerait à l'entretenir, mais pas dans le cas où l'homme voudrait prendre une deuxième épouse, car, pour lui, cela enfreindrait la loi de Dieu.
Guerre des fatwas
Une vive polémique s'en est suivie. Des théologiens ont tenté de recadrer le prédicateur trublion, connu pour ses saillies qui font souvent le buzz. L'intervention de la Dar al-Ifta, l'institution officielle chargée de promulguer des fatwas ou des décrets religieux, a répondu aux propos de Mabrouk Attia. Elle a tranché en affirmant que, à l'origine, la polygamie en islam n'était pas la règle et qu'elle n'a été tolérée que pour résoudre des situations exceptionnelles.
La fatwa officielle publiée sur la page Facebook de cette instance affirme que «l'islam n'a pas introduit la polygamie, mais l'a plutôt limitée. Il était courant à l'époque préislamique que l'homme avait la latitude d'épouser autant de femmes qu'il voulait. Il est bien établi qu'il n'y a aucune preuve dans le Coran ou la Sunna, obligeant l'homme de prendre plus d'une épouse.»
Des commentateurs –et parfois des commentatrices– estiment que si la règle était la monogamie, le prophète et ses compagnons auraient été les premiers à s'y soumettre.
La fatwa se réfère aux termes d'un verset coranique: «Il est permis à l'homme de se remarier, exceptionnellement en cas de besoin, en raison des avantages que cela apporterait. La polygamie n'est pas, ainsi, une fin en soi, et c'est pourquoi le Coran a déclaré qu'il était souhaitable pour l'homme de se limiter à une seule épouse lorsqu'il n'est pas sûr d'être juste s'il en prenait d'autres, et en application du verset coranique: “Et si vous craignez de n'être pas justes envers les orphelins... Il est permis d'épouser deux, trois ou quatre, parmi les femmes qui vous plaisent, mais, si vous craignez de n'être pas justes avec celles-ci, alors une seule, ou des esclaves que vous possédez. Cela afin de ne pas faire d'injustice.” (Les Femmes, 3)»
Le décret de l'instance égyptienne se réfère à Mahomet: «Il en va de même pour la femme avec laquelle l'homme a eu des enfants, en prenant pour exemple le prophète, que la paix soit sur lui. Le principe de la loi islamique est la monogamie et non la polygamie.»
Des femmes partisanes de la polygamie
Cette publication a suscité des milliers de commentaires, pour la plupart hostiles et enragés. Ces commentateurs reprochent à cette instance religieuse de défendre «la cause féministe», dans le sens où, en Égypte et dans bien d'autres pays musulmans, les femmes émancipées sont généralement réfractaires à la polygamie.
«Par les temps qui courent, la monogamie est devenue un fardeau trop lourd pour beaucoup d'entre nous!»
Certains tentent de contredire cette assertion par des arguments tirés des textes sacrés, suivis de l'interprétation de quelques exégètes reconnus de l'islam, tels que Tabari ou Ibn Abbas. Ces deux derniers donnent, en effet, une tout autre explication du fameux verset 3 de la sourate dédiées aux femmes, à savoir que Dieu aurait bien plafonné le nombre de femmes à épouser à quatre, sauf bien entendu au prophète qui, lui, en aurait droit à plus. C'est l'interprétation qu'adopte par exemple l'instance de fatwas d'Arabie saoudite, souvent citée par les plus conservateurs comme une référence en la matière.
D'autres commentateurs –et parfois des commentatrices–, en s'appuyant toujours sur le cas «unique mais devant être exemplaire» du prophète Mahomet, émettent cette conclusion: si la règle était la monogamie, le prophète et ses compagnons auraient été les premiers à s'y soumettre.
La fatwa a été confortée par la promulgation en Égypte d'une législation historique reconnaissant comme un délit le remariage à l'insu de la première épouse. Une députée avait demandé que le second mariage soit reconnu comme un délit dans le cas où la première épouse n'en aurait pas été avisée, que le mari soit puni d'une peine d'emprisonnement dans ce cas, et qu'une peine d'emprisonnement et une amende soient prévues pour le mari si son état civil n'était pas reconnu dans l'acte de mariage.
Chastes et polygames
Les diatribes théologiques cèdent vite le pas à des attaques plus virulentes: «Cette institution, ce n'est plus un Dar al-Ifta, mais un conseil national de la femme», lance un internaute, conforté par des dizaines d'autres qui qualifient les membres de l'instance religieuse de «charlatans», voire de «supplétifs du pouvoir». Pour défendre le droit à la polygamie, une bloggeuse écrit sur un ton mi-ironique, mi-cynique: «Par les temps qui courent, la monogamie est devenue un fardeau trop lourd pour beaucoup d'entre nous!»
À noter que l'instance égyptienne chargée des décrets religieux s'était déjà distinguée cet été en dénonçant fermement un type de mariage en vogue au pays des Pharaons, appelé «part-time» et qui, comme son nom le suggère, s'apparente à une forme de concubinage. Pour Dar al-Ifta, cette forme de mariage est «contraire aux valeurs de l'islam et aux lois de la République» et «menace la cohésion sociale». Immédiatement après cette fatwa, les autorités civiles avaient décrété nul et non avenu tout acte de ce type d'union.
Toujours à l'affût du moindre bruissement sur la vie conjugale et ce qu'elle charrie comme tabous, Dar al-Ifta, répondait en octobre dernier à un de ces prédicateurs obscurantistes qui infestent les médias et les réseaux sociaux. En se référant au Coran, ce prédicateur avait fixé le nombre autorisé de débats que l'homme pouvait avoir avec son épouse. Selon lui, cette récurrence oscille entre une fois par mois et une fois tous les quatre mois. Des islamistes qui plaident à la fois pour la chasteté et pour la polygamie, on ne sait plus à quel saint se vouer.
L'instance, bien décidée à démonter toutes les «hérésies» propagées par ces règles misogynes, a pris là encore le parti des femmes, en rappelant ce verset connu de la sourate la Vache: «Quant à elles, elles ont des droits équivalents à leurs obligations, conformément à la bienséance.» En attendant de nouveaux procès.