La seule question que suscite le film est: pourquoi? Pourquoi refaire un film, celui cosigné par le réalisateur Robert Wise et le chorégraphe Jerome Robbins d'après le musical éponyme, film qui occupe une place si incontestable et incontestée? Et pourquoi Spielberg?
On peut bien sûr songer à l'idée de tirer parti de la visibilité constante du spectacle sur scène avec les tournées mondiales d'un show qui n'a jamais cessé de triompher à Broadway lors de ses multiples reprises. On peut aussi supposer chez le réalisateur le goût de jouer en styliste cinéphile aux variations et notes en bas de page d'une œuvre de référence.
Mais, à assister aux 2h37 de la projection du West Side Story 2021 (la même durée que le film de 1961), il apparaît vite une motivation autrement significative.
L'histoire, qui décline le thème de Roméo et Juliette (devenus Tony et Maria) dans le New York de la fin des années 1950, n'a pas changé. Les chansons n'ont pas changé, même si légèrement réarrangées par David Newman à partir de la musique de Leonard Bernstein, et sans toucher aux paroles de Stephen Sondheim. De même, les chorégraphies ont été relookées par Justin Peck sans toucher à l'esprit de celles de Jerome Robbins.
Le travail d'orfèvre du scénariste
Tout le travail, très subtil, du scénariste et dramaturge Tony Kushner (à qui on doit, outre la pièce majeure qu'est Angels in America, le scénario d'un des meilleurs films de Spielberg, Munich), consiste à introduire dans les dialogues et le scénario des éléments qui ne changent pas l'histoire mais en intensifient certains éléments.
Ces modifications inscrivent davantage le récit dans une réalité sociale –toujours située à la même époque– en rendant plus présents des éléments tous déjà existants, mais soulignés sous l'influence des enjeux actuels, et de l'attention qu'ils attirent à présent. Sont ainsi dramatisés de manière bien plus explicite que dans l'original le racisme endémique de la société américaine, et l'ampleur des inégalités sociales et économiques.
Les dialogues et la mise en scène pointent aussi le sexisme généralisé, montré sous des formes en partie différentes chez les Latinos et chez les petits Blancs qui composent les deux clans qui s'affrontent, ou encore l'usage des armes à feu, notamment chez les jeunes, grâce à un habile détournement du numéro dansé et chanté «Cool», qui passe du chef des Jets dans la version originale au gentil Tony, en prenant un autre sens.
Anita (Ariana DeBose) et Bernardo (David Alvarez) mènent la danse des jeunes Portoricains dans les rues du West Side: sous l'exubérance joyeuse, la combativité pour une place au soleil. | Twentieth Century Fox
En filigrane, mais de manière répétée, le film discute les enjeux d'identité et de communauté, en insistant à plusieurs reprises sur la notion de territoire, et sur ce qui définit les appartenances, compatibles ou pas, à plusieurs systèmes de référence –la nation américaine, la couleur de peau telle que d'autres la voient, la langue, l'origine géographique, personnelle ou familiale, les fratries –et «sorories»– données ou construites.
Catalogue des problèmes de l'Amérique
Soit un catalogue assez vaste des problèmes de société essentiels de l'Amérique actuelle. On peut y ajouter la spéculation immobilière et la gentrification –le West Side du titre, connu désormais comme Upper West Side, est montré comme zone de taudis déjà à demi démolie par les chantiers où va s'élever un quartier huppé qui comprend le prestigieux Lincoln Center.
Les Jets, avec au centre leur chef, Riff, joué par l'impressionnant Mike Faist. | Twentieth Century Fox
Il faut aussi compter parmi les accentuations de cette version le désespoir des petits Blancs: la bande des Jets est composée d'adolescents issus de descendants d'immigrants d'origine européenne paupérisés, sans avenir. Aujourd'hui, ils feraient partie de ceux qui ont attaqué le Capitole en janvier 2021. Le consumérisme, vanté par les femmes dans une des chansons phares, «I Want to Live in America», est davantage montré comme une illusion destructrice.
Les phénomènes de gangs, qui existaient bien sûr déjà à l'époque où Arthur Laurents et Stephen Sondheim écrivaient le texte du show pour Broadway puis où Ernest Lehman l'adaptait pour le grand écran, ont pris aujourd'hui un poids dans la société des États-Unis qui donne un sens plus sombre à la rivalité entre les Sharks portoricains et les Jets.
Au jeu des comparaisons
Au jeu des comparaisons, on peut aussi noter la transformation du vieil épicier amical, Doc, en sa veuve portoricaine –jouée par Rita Moreno qui interprétait la flamboyante compagne du frère de Maria, Anita, dans la version de 1961. Et aussi la transformation d'un personnage secondaire de garçon manqué en figure trans, interprétée par Iris Menas, comédien·ne non binaire.
Du film de 1961 à celui de 2021, Rita Moreno devenue la figure tutélaire qui veille sur le quartier et tente d'empêcher l'irréparable. | Twentieth Century Fox
À la différence de la pièce et du film d'il y a un demi-siècle, le choix des acteurs et actrices respecte l'âge et l'origine des personnages qu'ils jouent –du moins les Portoricains sont-ils joués par des hispaniques, ce qui renvoie à une réalité où les Latino-Américains viennent bien davantage d'Amérique latine que de l'île des Caraïbes.
Le seul sujet contemporain auquel touchait le livret original et dont les adaptateurs récents n'ont pas su ou voulu faire quoi que ce soit concerne le comportement de la police dans les quartiers pauvres.
Comme dans les versions de 1957 (sur scène) et 1961, les flics sont montrés comme simplement dépassés par les événements –y compris en transposant au commissariat la scène «Gee, Officer Krupke», tout en lui laissant un caractère bon enfant malgré la charge violemment ironique des paroles.
De manière cosmétique, des plans d'ensemble viennent rappeler qu'il y avait aussi des Noirs dans cette ville. Et la virtuosité visuelle de Spielberg lui permet d'inscrire le mélo Maria-et-Tony et le drame Jets-contre-Sharks dans un cadre qui ne cesse de jouer entre réalité des situations évoquées et artifice inhérent à un spectacle de Broadway.
Tout cela concourt à produire un effet d'ensemble à la tonalité finalement beaucoup plus sombre que celle de l'œuvre originale, même si l'énergie des numéros dansés demeure.
Les longues ombres portées, métaphores de ce que sont devenues les lignes de faille évoquées il y a 60 ans. | Twentieth Century Fox
À plusieurs reprises dans le film, Steven Spielberg recourt à une figure de style visuelle si insistante qu'elle finit par devenir métaphore de ce que raconte véritablement le fait de refaire aujourd'hui West Side Story. Il s'agit de l'usage, d'ailleurs graphiquement très convaincant, de longues ombres portées.
L'échec cinglant du modèle américain
West Side Story, la pièce et le film, étaient au tournant des années 1950-60 et dans les codes du grand spectacle une œuvre qui prenait acte de nombreux dysfonctionnements de la société américaine. Mais c'était néanmoins une œuvre inscrite dans un moment d'optimisme, de croyance des États-Unis de leur entrée dans une ère nouvelle.
Le film de Robert Wise sort l'année où Kennedy devient président, et sans faire de Maria/Nathalie Wood une transposition de JFK, la manière dont elle appelait in fine à dépasser les conflits et les haines pour bâtir un avenir meilleur faisait sens, à tort ou à raison, pour les publics qui allaient plébisciter le film, pas seulement aux États-Unis.
Or ce que montre le West Side Story de 2021 est que rien, absolument rien, ne s'est arrangé depuis. Les ombres portées deviennent la traduction visuelle des multiples zones d'ombre de l'Amérique actuelle (auxquelles se sont ajoutées depuis au moins deux autres phénomènes tragiques, la drogue et les catastrophes environnementales) sans qu'aucun des problèmes essentiels pointés par les auteurs de la comédie musicale il y a plus de 60 ans n'aient trouvé de solution.
Le film de Steven Spielberg dresse ainsi un constat amer de l'incapacité de l'Amérique à maîtriser ses démons, à résoudre les multiples et profondes formes d'injustices et sources de haine, qui apparaissent dès lors non plus comme des défauts à corriger mais comme inhérents à cette civilisation, à ce modèle de société.
Cette impression d'un constat amer, voire désespéré de l'incapacité du modèle américain à tenir ses promesses, de la part de l'auteur d'Amistad, de Lincoln, des Pentagone Papers, qui a tant plaidé pour l'idée qu'est supposée incarner l'Amérique, n'est pas réduite par la vitalité des danses et des chants. Elle est au contraire soulignée.
Tony (Ansel Elgort) et Maria (Rachel Zegler), figures aseptisées et désincarnées. | Twentieth Century Fox
Dans ce même esprit, parmi les partis pris de mise en scène, on pourrait ajouter l'étrange choix des deux interprètes principaux, Ansel Elgort et Rachel Zegler. Visage lisses et aseptisés, quasiment des images de synthèse, Tony et Maria semblent deux poupées, marionnettes d'un amour idéal qui n'aurait aucune réalité, aucune incarnation.
Alors qu'autour d'eux, Ariana DeBose (Anita), David Alvarez (Bernardo), Mike Faist (Riff, la révélation du film) sont impressionnants de présence et dotés de personnalités plus complexes que dans le livret original, le duo central est porté par des figures ternes, qui semblent les statuettes en mémoire d'une espérance révolue.
West Side Story, en restant très près de son modèle, raconte en effet l'inverse de celui-ci: l'échec dramatique du grand récit américain, dont Steven Spielberg a été un des conteurs les plus reconnus. Le film sera un succès, mais sur des décombres qui ne sont pas seulement ceux du vieux West Side, décombres dont il prend acte.
Les critiques cinéma de Jean-Michel Frodon sont à retrouver dans l'émission «Affinités culturelles» de Tewfik Hakem, le samedi de 6h à 7h sur France Culture.
West Side Story
de Steven Spielberg
avec Ansel Elgort, Rachel Zegler, Ariana DeBose, David Alvarez, Mike Faist, Rita Moreno
Durée: 2h37
Sortie: 8 décembre 2021