Le Grand Jeu se réfère à la lutte d'influence, militaire et diplomatique, que se livrèrent la Grande-Bretagne et la Russie en Asie centrale entre le milieu du XIXe siècle et le début du XXe. L'une des conséquences fut la création d'un État tampon, l'Afghanistan, en crise quasi permanente depuis sa naissance. De décembre 1979 à août 2021, le pays aux six frontières (Iran, Turkménistan, Ouzbékistan, Tadjikistan, Pakistan et Chine) a connu quarante-deux années de guerre dont trente d'occupation par une puissance étrangère (URSS, puis États-Unis).
Avec le catastrophique départ de l'armée américaine de Kaboul en août (qui correspond au jour près à l'effondrement de la popularité de Joe Biden), la Chine a l'opportunité de prendre le relais pour consolider son influence en Asie centrale. Disposant de sommes colossales pour réaliser ses ambitions, Pékin souhaite démontrer au monde la crédibilité de la Pax Sinica. Mais pour dominer l'Eurasie, la Chine doit régler son problème du Xinjiang et les velléités d'autonomie ouïghoure.
Ainsi, l'engagement avec l'Afghanistan, avec lequel elle partage une frontière longue de 80 kilomètres, est vu comme un enjeu de sécurité intérieure. La Chine veut à tout prix éviter la création d'un sanctuaire terroriste à sa porte. Pour cela, sa stratégie oscille entre endiguement et engagement. En prenant le pouvoir en août, les talibans promettent le retour à l'ordre. Mais les choses ne se passent pas comme prévu. Les attentats se multiplient, avec le dernier en date à Nangarhar, à l'est du pays, le 12 novembre. Le plus préoccupant pour les Chinois est l'attentat-suicide revendiqué par l'État islamique au Khorassan (EI-K) dans une mosquée chiite de Kunduz et commis par un kamikaze ouïghour. Le message: faire payer aux talibans leur collaboration avec les oppresseurs chinois.
La question ouïghoure
Conquise par les Mandchous au XVIIIe siècle, la province du Xinjiang est le «Far West» chinois. On y trouve des déserts, chameaux de Bactriane, bazars, mosquées, champs de pétrole et des Ouïghours, turcophones sans rapport avec la culture chinoise et qui se sont toujours rebellés contre le pouvoir de Pékin (quarante-deux fois pendant les cent ans d'occupation mandchoue).
Après les éphémères républiques du Turkestan oriental, la révolution communiste mit fin aux velléités d'indépendance. Dans les années 1990, en réaction à la colonisation han, inspirées par le réveil islamique mondial, les émeutes et les révoltes contre la domination économique et culturelle et la suppression religieuse se multiplient. Avec les premiers attentats, la répression chinoise monte en puissance et prend un tournant drastique à la suite de deux attaques terroristes majeures, en 2013 sur la place Tian'anmen, et en 2014 dans la gare de Kunming, capitale du Yunnan.
Depuis sept ans, tout est bon pour éliminer le problème du Xinjiang: entre un et deux millions de Ouïghours internés dans des camps de rééducation, stérilisation des femmes, destruction des quartiers traditionnels, disparition de l'héritage culturel, démolition des mosquées... L'objectif est clair: le gouvernement doit éradiquer l'islam et assimiler la population rebelle à la culture chinoise.
La «nouvelle route de la soie»
La réaction des pays musulmans à cette gigantesque entreprise d'annihilation religieuse est pour le moins paradoxale. Non seulement ils évitent toute critique des autorités chinoises, mais ils n'hésitent pas à bloquer les efforts de la communauté internationale pour condamner ces actions. Ainsi, en 2019, le Pakistan (qui en revanche organise des émeutes anti-françaises à la suite de l'assassinat de Samuel Paty), l'Arabie saoudite, les Émirats arabes unis, l'Algérie et une dizaines d'autres pays musulmans refusent de soutenir une résolution occidentale visant à condamner la Chine pour son traitement des Ouïghours. On a donc une situation unique où les pays occidentaux dénoncent la répression de l'islam en Chine quand les pays musulmans cherchent à l'étouffer. Comment expliquer cet exemple inique d'hypocrisie et de cynisme diplomatiques? L'argent.
La Chine est prête à investir des sommes colossales dans son projet phare et pharaonique, la Belt and Road Initiative (BRI) ou «nouvelle route de la soie», gigantesque réseau de liaisons ferroviaires et routières, maritimes, gazoducs qui vise à transformer l'Eurasie en plus grand espace d'échanges au monde. Estimé à mille milliards de dollars, le projet réunit soixante-dix pays. Or, en regardant une carte, on comprend que tous les chemins de la route de la soie passent par le Xinjiang: le rêve de grand espace économique chinois s'étendant de Harbin à Rotterdam ne peut se réaliser qu'à la condition d'un territoire ouïghour pacifié. Et pour cela, la Chine a besoin de l'aide des talibans.
Le dilemme des talibans
Depuis la prise de Kaboul par les talibans, l'Afghanistan est en proie à un effondrement économique sans précédent. Si une aide financière significative n'est pas accordée aux islamistes qui coupent les mains des voleurs et interdisent l'école aux filles, la catastrophe humanitaire est inévitable. Bien qu'ils ne disent pas non à une aide sans conditions de la part des pays de l'Ouest, les talibans préfèrent l'investissement chinois, substantiel, et sans cours de morale. Ils seraient aussi prêts à les laisser installer des bases militaires, voire reprendre celle de Bagram, abandonnée par les Américains.
Mais l'aide vient avec des conditions: l'acceptation tacite de la répression exercée sur les Ouïghours, qui pose débat dans les rangs des mêmes talibans, et offre une opportunité à l'État islamique au Khorassan de se présenter comme les vrais défenseurs des musulmans face à un gouvernement complice des actions chinoises sur le territoire du Xinjiang. Les talibans sont donc face à un dilemme. En augmentant la répression contre les Ouïghours réfugiés en Afghanistan pour apaiser la Chine, ils risquent de passer pour des collaborateurs; en refusant de le faire, ils pourraient s'attirer les foudres de Pékin et dire adieu à l'investissement nécessaire à la survie de leur régime.
Le nouveau Grand Jeu est un jeu de dupes
Après vingt ans de présence militaire, des milliers de milliards de dollars investis avec les résultats que l'on connaît, les États-Unis ne sont pas prêts de retourner en Afghanistan. La Russie non plus. La porte est ouverte pour que la Chine, alliée du Pakistan contre l'Inde, s'engage prudemment dans le bourbier afghan afin de garantir une plus grande stabilité politique de l'Asie centrale.
Comme les talibans, les Chinois sont également face à un dilemme: s'ils sont trop timides, ils laissent une situation déjà compromise (il n'y a pas «d'ordre» taliban) se détériorer, avec les premières attaques sur le territoire chinois à venir; s'ils s'engagent trop, ils prêteront le flanc aux attentats terroristes sur le territoire afghan. La situation est insoluble. Empire prudent et réaliste, la Chine cherchera des garanties de l'ISI (les services secrets pakistanais) et des talibans, et conditionnera son aide à la répression des Ouïghours. Les islamistes de l'EI-K s'en prendront aux intérêts chinois en représailles des sévices commis au Xinjiang et simultanément chercheront à recruter les Ouïghours du Parti islamique du Turkestan (PIT) déçus par les talibans. La Chine n'en a pas fini avec l'Afghanistan.