C’est une véritable piqûre de rappel pour la France, qui est épargnée par les attentas terroristes majeurs sur son territoire depuis la vague d’attaques meurtrières de 1995: Bernard Squarcini, le chef de l’antiterrorisme français, fait part dans un entretien au Journal du Dimanche de son inquiétude et estime que la menace terroriste sur le sol français n’a «jamais été aussi grande». Cet article, paru en juin 2010, revient sur les différents types de menace terroriste que la France a connu au cours de ces dernières décennies.
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Fin mai, neuf personnes soupçonnées d'être islamistes ont été mis en examen dans l'enquête sur la tentative d'évasion de Smaïn Aït Ali Belkacem, l'un des membres du Groupe islamique armé (GIA) condamné à la perpétuité en 2002 pour sa participation aux attentats de 1995. Mis sur écoute par la sous-direction antiterroriste (SDAT), pas moins de quatorze individus avaient été appréhendés quelques jours plus tôt, avant qu'ils ne puissent exfiltrer le terroriste de la centrale de Clairvaux, l'une des prisons les mieux surveillées de l'Hexagone.
Pour des raisons de sécurité évidentes, l'identité des personnes incarcérées en France pour des crimes terroristes est confidentielle, à discrétion du ministère de la Justice. L'article 421-1 du Code Pénal définit un «acte de terrorisme» comme «une entreprise individuelle ou collective ayant pour but de troubler gravement l'ordre public par l'intimidation ou la terreur». Parmi les agissements relevant du terrorisme, on retrouve l'enlèvement, la séquestration, le détournement de moyens de transport, les infractions en matière informatique, celles commises par des mouvements dissous (Action Directe, par exemple), la fabrication, la détention, l'importation et le transport d'engins explosifs, mais aussi certaines infractions de blanchiment et autres délits d'initiés.
Depuis la loi du 15 novembre 2001 relative à la sécurité quotidienne, votée par le gouvernement Jospin dans la foulée des attaques du 11-Septembre, la justice s'attaque également aux «mécènes» du terrorisme. «Constitue également un acte de terrorisme le fait de financer une entreprise terroriste en fournissant, en réunissant ou en gérant des fonds [...] en vue de commettre l'un quelconque des actes de terrorisme prévus au présent chapitre, indépendamment de la survenance éventuelle d'un tel acte», précise l'amendement.
Du côté de la Chancellerie, on insiste beaucoup sur le fait que la France ne recense aucun détenu politique, et que tous les terroristes sont incarcérés sous un régime de droit commun. En effet, ceux-ci dénoncent très souvent les motivations idéologiques qui, à leurs yeux, légitiment à tort leur condamnation. La justice opère également ce distinguo pour une raison simple, dont voici un exemple: en mars 2009, Yvan Colonna a été condamné en appel à 22 ans de prison pour l'assassinat du préfet Erignac par une cour d'assises spéciale, composée de 9 magistrats antiterroristes. Même si elle se distingue par son caractère exclusif, cette cour relève du système, et n'évolue pas dans la marge. Pour synthétiser, il ne s'agit pas d'un procès de Moscou dans la forme.
Attentats majeurs en France depuis 1974
(source: SOS Attentats)
Quelle typologie?
Selon le ministère, 250 à 300 personnes seraient aujourd'hui mises en examen ou emprisonnées pour terrorisme sur le sol français. Si les détenus sont classés par rapport à leur degré de dangerosité –le porte-parole de la Garde des Sceaux rappelle que le lieu de privation de liberté n'a pas de rapport avec le crime commis, et que par extension, il n'existe pas de «prison pour terroristes»– la place Vendôme dresse une typologie de la terreur hexagonale en trois axes: les détenus islamistes, basques, et corses. Pour autant, comme le rappelle Béatrice Giblin, directrice de l'Institut français de géopolitique, «il faut affiner ces catégories, car elles ne s'appuient pas sur le même ressort».
Les terroristes islamistes «d'Etat»
S'il représente la frange la plus visible, en tout cas la plus médiatisée, du terrorisme, l'islamisme radical est aussi sa caractérisation la plus composite. «Dans les années 1980, nous n'avons pas affaire aux groupuscules salafistes que nous connaissons aujourd'hui, il s'agit bien plus de réglements de comptes sur fond de liquidation d'affaires avec l'Iran et le Liban, estime Béatrice Giblin. Je pense notamment à l'exfiltration de Yasser Arafat.» Fortement liée à des questions de géopolitique externe, la période des années 1980 est marquée par des réseaux terroristes aux ramifications complexes, qui plongent souvent dans les arcanes de régimes opaques.
On peut d'abord citer les membres du groupe pro-iranien Fouad Ali Saleh, véhicule banalisé du Hezbollah libanbais, responsable de 13 attentats à Paris entre 1985 et 1986, notamment celui du magasin Tati de la rue de Rennes, qui fit 7 morts et 54 blessés. Incarcéré depuis 1987, condamné à la prison à perpétuité en 1992, Saleh est maintenu à l'isolement depuis cette date et la justice continue de refuser sa libération conditionnelle.
L'Iran joue un rôle central dans cette période de troubles, puisqu'on retrouve la main de Téhéran derrière la tentative d'assassinat de Chapour Bakhtiar, l'ancien Premier ministre du Shah réfugié en France, en 1980. Onze ans plus tard, Ali Vakili Rad, dépêché par le régime des mollahs, aura finalement la peau de Bakhtiar, à son domicile de Suresnes. Incarcéré en France, Ali Vakili Rad a été libéré et renvoyé en Iran, quelques heures après la libération de l'étudiante française Clotilde Reiss.
Les marxistes panarabistes
Entre 1982 et 1983, les attaques sont frappées du sceau du nationalisme arabe, bien souvent au nom de la cause palestinienne. Carlos, récemment immortalisé par le réalisateur Olivier Assayas dans une série pour Canal+, incarne la face visible et mythologique de ce terrorisme «rouge-vert». Aujourd'hui incarcéré à la prison de Poissy, Ilich Ramirez Sanchez (son vrai nom) était membre du Front populaire de libération de la Palestine, la riposte de Georges Habache au Fatah d'Arafat. En deux ans, les attentats de Carlos sur le sol français causent la mort de 13 personnes, et en blessent 164 autres.
Pour autant, d'autres mouvements se font également remarquer à la même époque. L'Armée secrète arménienne de libération de l'Arménie (Asala) revendique l'attentat à l'aéroport d'Orly, en juillet 1983. Fondée au Liban, alliée des Kurdes contre la Turquie, l'organisation ne survit pas à cette attaque: elle se divise en deux branches, pour disparaître définitivement en 1997. Varadjian Garbidjian a été condamné à perpétuité en 1985 et libéré en 2001.
Dans l'opposition armée libanaise, décidément très présente pendant les années 1980, Georges Ibrahim Abdallah, l'ancien leader de la Fraction armée révolutionnaire libanaise (FARL), est une autre figure de proue. Convaincu de l'assassinat de deux diplomates américain et israélien à Paris en 1982, il est toujours incarcéré. Après avoir fréquenté la prison de Fresnes, il est aujourd'hui détenu au centre pénitentiaire de Lannemezan, dans les Hautes-Pyrénées.
Les terroristes du GIA algérien
Aux yeux de Béatrice Giblin, le Groupe islamique armé (GIA) s'inscrit dans une histoire radicalement différente de celle des groupes de la décennie précédente:
La rancoeur de l'histoire coloniale constitue le terreau de la frustration et trouve un écho chez des jeunes Algériens issus de l'immigration, ayant pris la nationalité française. Tout a commencé au début des années 1980, avec la première Marche pour l'égalité, les émeutes de Vaulx-en-Velin, les premiers rodéos. Les attentats de 1995 alimentent une série de représentations chez les jeunes, dont certains partiront combattre dans les Balkans. Le massacre de Srebrenica, par exemple, symbolisera pour eux la persécution des musulmans, victimes des Serbes.
Khaled Kelkal incarne ce ressentiment mâtiné de désœuvrement. Originaire de la banlieue lyonnaise, poussé dans la délinquance par son frère aîné, sa vie de truand à la petite semaine le mène en prison entre 1990 et 1992. Là-bas, il se rapproche des milieux islamistes et se radicalise. Trois ans plus tard, il sera l'un des poseurs de bombes du RER B, à la station Saint-Michel. S'il a été abattu pendant sa cavale par l'escadron parachutiste d'intervention de la Gendarmerie nationale, son comparse Boualem Bensaïd, également condamné en tant qu'artificier, purge une peine de sûreté de 22 ans.
On pourrait également évoquer le parcours de Djamel Beghal, le militant francilien du GIA assigné à résidence dans un hôtel du Cantal après avoir purgé une peine de huit ans de prison (il planifiait une attaque contre l'ambassade des Etats-Unis en France). Preuve que les cellules algériennes sont dormantes mais pas forcément éteintes, il vient d'être de nouveau arrêté pour son implication... dans la tentative d'évasion de Smaïn Aït Ali Belkacem.
Les terroristes basques
Dans cette catégorie, l'ETA représente sans surprise la quasi-totalité des individus concernés. On retrouve également quelques militants de Batasuna, la matrice politique du groupe indépendantiste, considérée comme un groupe terroriste par l'Union européenne depuis 2003. Si l'Espagne compte près de la moitié des détenus, la France recense également quelques bereziak (littéralement, les brigades «spéciales», rattachées à l'appareil militaire). En 10 ans, environ 500 etarras ont été arrêtés en France. Dernier en date, Ibon Gogeascoechea Arronategu. Présenté comme le numéro un de l'organisation, il a été interpellé en février en Normandie. En parcourant les sites internet de soutien, on constate que la justice prend soin de ne pas regrouper les prisonniers basques dans les mêmes murs, mais les maintient pour une large part en région parisienne. Ainsi, certains sont enfermés à la prison de la Santé à Paris, tandis que d'autres purgent leur peine à Versailles, à Villepinte, à Nanterre ou à Meaux.
L'ETA n'a jamais revendiqué d'attentat majeur sur le sol français et la plupart des militants incarcérés sont en fait des Espagnols que la justice hexagonale a refusé d'extrader. «Il y a une raison simple à ce déséquilibre, explique Béatrice Giblin. Les etarras français sont des individus plutôt jeunes, embarqués dans la mouvance sud. Au modus operandi classique, ils préfèrent la destruction de bâtiments ou l'inscription de slogans anti-français sur les panneaux de signalisation ou les propriétés de non-basques. De plus en plus, ils s'éloignent de la base, pour se cacher dans des gites ruraux, dans le Limousin ou dans l'Orne. Surtout, l'Europe à 27 a considérablement affaibli le sentiment autonomiste de certains. En s'élargissant, l'Union a laissé de côté l'idée de l'Europe des régions.»
Les terroristes corses
Comme pour l'exemple basque, le mouvement régionaliste corse s'appuie sur un groupe majeur, le front de libération nationale corse (FLNC). Fondé en 1976, au soir d'une «nuit bleue», il est aujourd'hui en perte de vitesse, miné par des luttes intestines. Pour l'année 2009, les indépendantistes corses n'ont revendiqué «que» 24 attentats. Depuis plus de 30 ans, le FLNC s'en prenait essentiellement aux symboles du gouvernement français, en faisant sauter des bâtiments officiels ou en tuant des gendarmes et policiers, 9 au total.
Mais l'action violente s'essouffle. «On remarque une chute impressionnante des attaques, puisqu'on en compte moins de 10 cette année, précise Béatrice Giblin. La première raison qu'on peut invoquer, c'est le vieillissement et le non-renouvellement des cadres. Il faut ensuite se demander pourquoi les choses se sont tout à coup calmées. A ce titre, il faut se rappeler du rôle de la mafia et de l'affairisme dans le terrorisme corse. Aujourd'hui, les intérêts sont plus ciblés, et les plastiquages ou les meurtres de gendarmes sont devenus une source de préoccupation pour les cerveaux du mouvement.»
Fort de 600 à 1.000 membres suivant les périodes, le FNLC s'est éparpillé au fil des ans en plusieurs niches éphémères. Conséquence de ces attelages parfois inattendus, certains partis nationalistes comptent dans leurs rangs des militants incarcérés pour terrorisme. C'est par exemple le cas du Corsica Libera de Jean-Guy Talamoni. L'emblème Yvan Colonna lui-même ne répond d'aucune chapelle, après avoir côtoyé le FLNC à divers moments de sa vie et avec une intensité fluctuante. Aujourd'hui, il y aurait entre 45 et 50 prisonniers corses détenus en France. Malgré les accords de regroupement signés avec Jean-Pierre Chevènement en 2001, seule une poignée d'entre eux auraient été rapatriés vers l'île, à la prison de Borgo. Les autres sont toujours emprisonnés à Bois d'Arcy, Fleury-Mérogis ou Tarascon.
Les autonomes et l'«ultra-gauche»
Difficile d'évoquer le terrorisme français sans citer Action Directe. Entre 1979 et 1987, le groupuscule autonome a revendiqué 62 attaques sur tout le territoire, faisant 12 morts et 26 blessés. En 2008, l'arrestation de Julien Coupat et des membres de la «cellule invisible» de Tarnac après le sabotage de caténaires sur une voie SCNF a fait ressurgir au ministère de la Justice la crainte d'une menace armée à l'extrême-gauche. On se souvient du chiffon rouge de l'«ultra-gauche» agité par Michèle Alliot-Marie, alors garde des Sceaux. A l'époque, elle estimait à 300 le nombre de ses membres, alors même qu'Action Directe n'a jamais dépassé les 180.
A l'heure de solder l'héritage d'AD, on constate d'abord que les idéologues du mouvement se comptent désormais sur les doigts de la main. Joëlle Aubron, impliquée dans l'assassinat du Général René Audran et du PDG de Renault Georges Besse en 1985 et 1986, est décédée en 2006 d'une tumeur au cerveau. Sa peine avait été suspendue deux ans plus tôt, juste après le diagnostic. Son mari, Régis Schleicher, bénéficie d'un régime de semi-liberté depuis l'été 2009. Nathalie Ménigon, complice d'Aubron lors des deux meurtres, a bénéficié de la même clémence. Victime de deux accidents vasculaires cérébraux en prison, elle a été remise en semi-liberté en août 2008. Libéré en 2007, Jean-Marc Rouillan est lui retourné derrière les barreaux après avoir vu la décision de justice révoquée pour «apologie de la lutte armée». Dans une interview accordée à l'Express fin 2007, il affirmait n'avoir «aucun regret» par rapport aux attentats perpétrés par Action Directe. Atteint d'une maladie rare, il continue aujourd'hui de réclamer une remise de peine pour raisons médicales. Georges Cipriani, enfin, l'ouvrier, ancien tourneur-fraiseur chez Renault, a été remis en liberté en avril 2010, après avoir vu sa demande retoquée plusieurs fois par la justice.
Olivier Tesquet
Merci à Guillaume Didier, porte-parole du ministère de la Justice, et Béatrice Giblin, directrice de l'Institut français de géopolitique.
Photo: Un policier appose un avis de recherche sur un panneau d'information de la Gare Lyon-Perrache, en 1995 / REUTERS, Robert Pratta