C'était l'un des événements cinématographiques les plus attendus de la rentrée 2021. Après avoir fait rentrer dans son moule une multitude de réalisateurs auteurisants et respectés, Marvel s'est offert pour son nouveau film les services de la cinéaste Chloé Zhao. Fraîchement récompensée par l'Oscar du meilleur film pour Nomadland, Zhao est notamment connue pour son cinéma naturaliste et intimiste, focalisé sur des figures marginalisées de l'Amérique (The Rider, Les Chansons que mes frères m'ont apprises).
Première femme asiatique à avoir remporté l'Oscar de la meilleure réalisation, elle est devenue après sa victoire une sorte de symbole, et accueille avec philosophie son nouveau statut: «Je pense que quand on intègre le domaine public de cette manière, on est là pour servir ce que les gens attendent de nous. Ça n'affecte pas mon quotidien, mais je suis très reconnaissante d'avoir pu servir ce rôle pour d'autres femmes.»
Les Éternels, déjà en production avant le tournage de Nomadland, était lui aussi censé bousculer la tradition. Ce nouveau film de la phase IV de Marvel promettait ainsi de trancher avec les propositions précédentes du studio, des décors naturels (privilégiés aux écrans verts) au casting international en passant par l'arrivée du premier personnage sourd et du premier super-héros ouvertement gay de l'univers cinématographique Marvel. Mais si Les Éternels avait tout pour marquer un tournant, le résultat prouve qu'il est difficile voire impossible de faire bouger une si grosse machine.
Situé après les événements d'Avengers: Endgame, Les Éternels suit un groupe d'extraterrestres millénaires, les Célestes, installés sur Terre pour affronter les Déviants, de dangereuses créatures. Si on n'attendait pas vraiment Chloé Zhao sur un tel projet, la cinéaste, que nous avons pu rencontrer, rappelle qu'elle se sent totalement à l'aise avec l'échelle épique des aventures Marvel. «Certains de mes films préférés opèrent à ce niveau. Une mythologie exaltante, beaucoup de fun, beaucoup d'action, mais aussi quelque chose de profondément humain.»
En exemples, elle cite… The Tree of Life de Terrence Malick, mais aussi Star Wars ou Le Seigneur des Anneaux. Fan de l'univers des comics, c'est la réalisatrice elle-même qui a proposé ses services à Marvel, et pitché sa vision du film.
Beauté pesante
Superbe visuellement, la création de Zhao propose quelques séquences spectaculaires, notamment une courte reproduction de numéro musical bollywoodien. Connue pour ses paysages filmés au crépuscule, la réalisatrice parvient ici aussi à créer des images mémorables, faisant directement référence au cinéma de Terrence Malick (surtout Les Moissons du ciel). Mais malgré tous ses mérites visuels, Les Éternels, que la cinéaste a également coécrit, manque souvent de s'écrouler sous le poids de l'intrigue.
«Il faut apprendre à être très concise dans sa prise de décision.»
En plus d'une mythologie cosmique extrêmement dense (allant de la création de Babylone au Londres d'aujourd'hui), le film a la lourde tâche d'introduire pas moins de dix nouveaux personnages principaux. Alors que les volets de la précédente phase Marvel avaient pris le temps de nous familiariser avec les Avengers quasiment un par un, difficile de produire une dizaine de super-héros nuancés et bien définis en un seul film. En près de trois heures ponctuées de scènes de batailles et des boutades bon enfant désormais caractéristiques des films Marvel, on peine à retrouver l'intimité qui définit le cinéma de Zhao.
Humble, la réalisatrice reconnaît que l'équilibre entre récit humain et grand spectacle a été particulièrement fragile à trouver: «C'est un art que je vais sans doute passer ma carrière à perfectionner, et que je ne maîtriserai sans doute jamais complètement, mais j'adore ça.»
Zhao aurait-elle été brimée par le cahier des charges de Marvel? Diplomate, la cinéaste vante le «modèle unique» du studio, affirmant que l'entreprise accorde beaucoup de libertés aux cinéastes et qu'elle n'a été en communication qu'avec une poignée de décisionnaires. Mais travailler sur une énorme machine, elle l'admet, nécessite un peu plus de patience:
«Avec un petit film, quand je prends une décision, cinq personnes doivent réagir, mais dans un gros film, quand j'essaie de prendre une décision sur je ne sais quel truc imaginaire en images de synthèses, 500 personnes doivent agir en fonction. Et elles vont aussi vite qu'elles peuvent, mais il faut apprendre à être très concise dans sa prise de décision.» Décors naturels ou pas, Les Éternels reste une super-production, remplie de créatures en images de synthèse et vouée à servir un récit cohérent développé sur des dizaines de films.
Timide révolution
L'autre point de vente des Éternels, c'est sa promesse de représentation, avec un casting mixte, varié en âges, en origines et en influences: les talentueux Angelina Jolie, Barry Keoghan, Don Lee, Kumail Nanjiani, Gemma Chan ou encore Salma Hayek ont ainsi accepté de participer à cette nouvelle aventure Marvel. Mais, perdus dans l'immensité de l'intrigue, les personnages peinent à être développés, et les acteurs à offrir le moindre relief. Espérons que les futurs volets prendront le temps de creuser certains des protagonistes les plus compliqués, comme Druig (Barry Keoghan) ou Thena (Angelina Jolie).
En plus de la première héroïne sourde, incarnée avec éclat par Lauren Ridloff (The Walking Dead), Les Éternels met en scène le premier super-héros ouvertement gay de l'univers cinématographique Marvel: Phastos, incarné par le brillant Brian Tyree Henry (Paper Boi dans la série Atlanta), qui a retrouvé foi en l'humanité grâce à l'amour de son mari et de leur fils. «Mon travail est de m'assurer que ces “premières” ne sont pas juste là pour cocher une case, affirme Chloé Zhao. Il faut que le public le ressente.»
Contrairement à d'autres grands films de studios ridiculement timorés lorsqu'il s'agit de représentation LGBT+, Les Éternels met ainsi en scène un vrai baiser entre Phastos et son mari. «S'il y a une chose que j'ai apprise de mes films précédents, c'est que je dois m'assurer d'être là au bon moment pour capturer cet instant de vérité, et j'espère que cela sera communicatif», dit la cinéaste.
Mais comme la «première scène de sexe» de Marvel, contenue dans le film, cette petite révolution reste malgré tout timide, et on ose espérer que dans quelques années, il n'y aura plus aucune raison de se féliciter de scènes aussi furtives. Au moment où les traditionnelles scènes post-crédit débarquent enfin, Les Éternels rappelle, comme WandaVision avant lui, que même en tentant de bousculer les codes, il ne reste qu'un rouage dans la mise en place de futures productions Marvel.