Figure phare des Années folles, la garçonne a gravé dans l'imaginaire collectif sa silhouette androgyne et ses cheveux courts. Symbole d'une émancipation controversée, elle cristallise les tensions d'une société ébranlée par la guerre, partagée entre fièvre de liberté et retour à l'ordre moral.
En nous propulsant au cœur d'une décennie fantasmée, Christine Bard analyse une révolution des représentations. Elle en saisit les déclinaisons, de l'univers de la mode à la scène lesbienne en passant par la littérature et le célèbre roman de Victor Margueritte. La garçonne incarne avec force l'ambivalence d'un monde en plein bouleversement.
L'essai réunit la culture des apparences, l'histoire politique et l'histoire sociale pour mieux cerner la puissance de cette figure entre subversion et modernité.
Nous publions l'introduction de Les garçonnes – Mode et fantasmes des Années folles de Christine Bard, paru le 13 octobre 2021 aux éditions Autrement.
La garçonne des Années folles résume la légende des années 1920. Le mot s'impose en 1922 avec le roman de Victor Margueritte, La Garçonne, et avec le succès foudroyant de la coupe de cheveux du même nom. Cette allure nouvelle excède le simple phénomène de mode. Le dictionnaire définit en effet la garçonne comme une «jeune femme menant une vie indépendante». Cette riche polysémie atteste le rapport entre la culture des apparences et l'histoire sociale: instrument de domination, la parure –et ses tortures que le XIXe siècle a raffinées– est aussi le lieu possible d'une libération.
Les facettes troublantes de cette «femme nouvelle» dérangent et fascinent les artistes, les journalistes, les moralistes. Ils nous en livrent de nombreuses représentations, révélatrices de leurs fantasmes et de leurs convictions, à la croisée de deux topiques particulièrement attractifs: la modernité et «la femme», liés dans une interrogation parfois joyeuse, mais le plus souvent inquiète, sur le brouillage des identités sexuelles. Le marquage du sexe par le vêtement est en effet un trait culturel fondamental. Il assigne chaque sexe à sa place dans toutes les manifestations de la vie sociale. Certes, la vieille tradition carnavalesque et la comédie autorisent bien des transgressions, mais l'inversion des rôles provoque un rire qui renforce souvent l'ordre établi.
Seule l'«inversion sexuelle», qui intrigue tant les médecins depuis le XIXe siècle, crée un trouble lisible dans les apparences. La mode de la garçonne transgresse donc un double tabou: celui de la différenciation sexuelle du genre vestimentaire mais aussi celui de l'homosexualité féminine. Préparée par l'explosion de la littérature saphique de la Belle Époque, la visibilité lesbienne devient éclatante dans les années 1920. La garçonne évoque inévitablement le goût des «inverties» pour le travesti. Dès 1889, Richard von Krafft-Ebing estime que l'«on peut presque toujours suspecter l'uranisme chez les femmes qui portent des cheveux courts ou qui s'habillent comme des hommes ou qui pratiquent les sports et passe-temps de leur entourage masculin; de même chez les chanteuses d'opéra et les actrices qui se montrent sur scène de préférence en travesti».
Les adversaires de l'émancipation des femmes ne manquent pas d'assimiler les garçonnes et les lesbiennes, utilisant ainsi l'homophobie/la lesbophobie contre l'ensemble des femmes. Car il n'est pas seulement question d'excentricité vestimentaire ou de moeurs: la garçonne semble témoigner des progrès inexorables du féminisme.
La garçonne touche un point sensible de l'imaginaire national, et les débats qu'elle soulève mettent à nu une dialectique tendue entre nostalgies archaïques et désir de modernité.
Sa déviance s'inscrit dans une époque précise, celle de l'après-guerre, celle de l'avant-Vichy. «L'esprit de jouissance l'avait emporté sur l'esprit de sacrifice», déclare Pétain en 1940, désignant la culpabilité des femmes pour mieux les renvoyer à leur «fonction naturelle», la maternité. Sans la garçonne, figure emblématique d'un défoulement collectif après les angoisses et les privations de la guerre, le mythe de l'éternel féminin aurait-il repris une telle vigueur dans les années 1940?
Paris, capitale de la mode, rendez-vous de l'avant-garde artistique, est au cœur de cette histoire. La Ville lumière bénéficie aussi de sa légendaire liberté de mœurs et de la réputation de tolérance de ses habitant·es. Réputation surfaite, sans doute, mais efficace. Paris accueille les influences étrangères, et la culture française intègre, non sans réticences, des idées, des produits, des films, des mots venus des États-Unis. Les Américain·es expatrié·es, peu nombreux mais remarqués, influencent l'air du temps. Paris, enfin, reste «la ville de la Femme». La France excelle dans l'apologie de l'éternel féminin et en diffuse une version flatteuse pour l'ego national, celle de l'élégance. Ce trait culturel explique la virulence des polémiques sur la masculinisation des femmes. La garçonne touche un point sensible de l'imaginaire national, et les débats qu'elle soulève mettent à nu une dialectique tendue entre nostalgies archaïques et désir de modernité.
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Le mot «garçonne» lui-même se prête à de multiples interprétations. En partant à la recherche de toutes ses connotations, on découvre comment se constitue un mythe contemporain, surgi du magma de la culture de masse, empruntant à toutes les manifestations de la vie sociale. La garçonne n'entre pas dans l'imaginaire par la voie royale de la «grande littérature», des avant-gardes honorées par la postérité: les surréalistes ignorent la garçonne, trop triviale. C'est au contraire la littérature populaire –Victor Margueritte– qui assure le succès du nouveau modèle, en même temps que la mode qui en influence la perception et lui fournit son vocabulaire.
Loin d'être clos sur lui-même, ce discours de mode emprunte à l'air du temps tout en le créant. Sa rhétorique contamine le style des mémorialistes et des diaristes. Le goût des longues énumérations éclectiques, par exemple, y fait florès: de la garçonne, on dira qu'«elle adore» pêle-mêle «Freud», «le jazz», «les cheveux courts», «les partouzes», «Rudolf Valentino» et «les chiens pékinois». Remarquable contagion que l'on peut observer évidemment chez Paul Morand, le grand apologiste de la modernité des Années folles, mais aussi chez Emmanuel Berl, Maurice Sachs, Robert Brasillach, Maurice Bardèche. Ces juxtapositions insolites témoignent d'un temps riche de désirs, pétri de confusions, mais aussi, dit-on, dépourvu de hiérarchie, ce qui explique le succès de ce procédé chez des écrivains qui, après avoir goûté, ou avoir regretté de n'avoir pas vécu, les délices de l'hédonisme d'après-guerre, sont devenus les chantres d'un «ordre nouveau».
C'est la littérature populaire qui assure le succès du modèle de la garçonne, en même temps que la mode qui en influence la perception et lui fournit son vocabulaire.
La mode, il est vrai, offre aux écrivains les vertus poétiques de son lexique pour décrire la sensualité d'un vêtement, d'une matière, d'une couleur. Elle introduit aussi dans les récits une temporalité rythmée par le renouvellement de ses engouements. La longueur de la robe, baromètre du changement, devient ainsi un élément poétique de mesure du temps, source inépuisable de descriptions suggérant le climat de l'époque. Au moment où émerge la figure de la garçonne, la mode commence à jouer un rôle majeur dans la formation des représentations. L'écrit cède du terrain à l'image (affiches, publicités, dessins de mode, photographies de mode, d'art, d'information, peinture).
Grâce à son succès populaire, le cinéma fait entrer des stars, comme Dietrich ou Garbo, dans la légende de la garçonne. De ce cliché qu'est avant tout la garçonne, on trouve enfin des traces dans le discours politique, au sens large du mot. La voilà alors érigée en symbole de l'émancipation des femmes et de la «libération» –ou de la «dépravation»– des mœurs. Pamphlets, articles et caricatures abondent, surtout dans le camp de la droite, qui a fait de la dénonciation de la corruption des mœurs et de l'apologie des valeurs familiales son cheval de bataille. Mais la gauche se laisse gagner par la contagion et contribue à la formation d'un consensus républicain autour de valeurs traditionnelles. Par sa polysémie même, par ses douteuses et incertaines origines, la «garçonne», contrairement à la «femme nouvelle», à la «femme émancipée» du début du siècle, n'entre pas dans un cadre idéologique précis. Elle échappe même aux féministes, qui la condamnent.
La garçonne est donc avant tout un être de mots et d'images. Pour les féministes, cet être sort tout droit de l'imagination masculine. Le premier écrivain à avoir employé le mot, à avoir usé du pouvoir démiurgique de la nomination, est un homme: Joris-Karl Huysmans, écrivain fin de siècle, naturaliste mystique et misogyne, à propos d'une jeune femme androgyne et perverse au «sein dur et petit, un sein de garçonne, à la pointe violie». Victor Margueritte –le «Zola» des années 1920–, représentant d'un naturalisme plus «social», «progressiste» et plutôt philogyne, donnera au néologisme sa notoriété. Avec ces deux pères, la garçonne dispose d'une hérédité à la fois propice au fantasme et au commentaire social.
C'est dans un imaginaire encore très proche du XIXe siècle qu'il faut situer l'hypersexualité de la garçonne, proche parente des nymphomanes, tribades et prostituées du siècle victorien. La nouveauté des années 1920 réside peut-être dans cette idée que le «vice» n'est plus confiné dans les marges (aristocratie décadente et bas-fonds), mais gangrène le coeur de la société bourgeoise, pompe la sève des élites et se démocratise dans les classes moyennes.
Loin d'être dupes, ces femmes disent la part de rêve qu'elles trouvent dans la mode –rêve d'identité et d'altérité– et la part de jeu qu'elle procure.
Autre conviction de l'époque, le vice autrefois hypocritement caché s'étalerait désormais au grand jour à grand renfort de reportages voyeuristes, de complaisance exhibitionniste et de justifications «freudiennes». Est-il utile de préciser ici que toute cette littérature de dénonciation du vice fournit aux vertueux quelques frissons inavouables?
Les femmes évoquent la garçonne dans des textes qui sont plus réalistes, plus concrets, plus critiques et plus personnels. Certes, beaucoup participent à l'écriture de la mode et affectionnent cet univers qui modèle leur imaginaire, leur apparence, les soins qu'elles apportent à leur corps. Mais, loin d'être dupes, ces femmes disent la part de rêve qu'elles trouvent dans la mode –rêve d'identité (être soi) et d'altérité (être une autre)– et la part de jeu qu'elle procure: «jouer au garçon», écrit Colette, dont la lucidité et l'humour accompagnent le cheminement de ce livre.