«Je ne sais pas de quoi j'ai peur: d'un coup d'État fasciste, d'un effondrement de la société, d'une régression de nos droits... Peut-être tout ça à la fois. J'ai le sentiment que nos dirigeants ou potentiels futurs dirigeants n'ont pas nos intérêts à cœur, n'ont aucune morale, bref, qu'on court à la catastrophe, vers plus d'inégalités, d'injustice...»
Martin, 28 ans, n'en dort plus la nuit. Depuis plusieurs mois, le jeune homme confie ressentir une anxiété latente qui lui pourrit la vie: la «politico-anxiété». Si l'éco-anxiété découle d'une crainte de la dégradation de l'environnement, la politico-anxiété est quant à elle une peur diffuse liée à la gouvernance du pays, à son devenir politique, à l'évolution des opinions publiques, etc.
Aux États-Unis, au cours de l'année 2020 qui a vu s'affronter Joe Biden et Donald Trump pour le Bureau ovale, les termes Political Anxiety Disorder et Election Stress Disorder ont fleuri dans les médias et sur les réseaux sociaux. Une étude de l'American Psychological Association a ainsi démontré que près de 70% des adultes américains avaient ressenti des épisodes de stress intense au cours de l'année électorale 2020. En comparaison, en 2016, ils étaient 52%.
Alors que la campagne pour la présidentielle 2022 est déjà lancée en France, Martin craint pour sa santé mentale. «Plus les jours passent, plus j'angoisse. Je me dis que si je suis déjà dans cet état au mois d'octobre, je serai une boule de nerfs au moment de l'élection», confie ce data analyst en région nantaise, qui déclare être «obsédé» par l'actualité politique et consulter frénétiquement les news et autres dépêches: «Je sais que c'est stupide et que je devrais faire une détox d'info, me couper un peu des médias et des réseaux, mais c'est plus fort que moi. J'ai besoin de savoir ce qu'il se passe, comme si ça m'aidait à me préparer. Alors qu'en réalité, ça ne fait qu'empirer mon mal-être.»
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La crise sanitaire en partie responsable
Pour Stéphanie Bertholon, psychologue et psychothérapeute spécialiste en thérapies comportementales et cognitives au Centre de traitement du stress et de l'anxiété, les médias et le cycle incessant des actualités constituent l'une des causes de la politico-anxiété: «Le rôle des médias dans la potentialisation de l'anxiété est majeur car ils diffusent une vision du monde et le public n'est pas toujours capable de prendre du recul, voire de critiquer une information. S'informer, c'est aussi écouter des contre-arguments, et pas simplement lire ce qui va dans le sens de nos croyances. Pour les personnes souffrant d'anxiété, tout problème devient une menace, un danger. Elles anticipent négativement les événements, dramatisent les situations et n'arrivent pas à percevoir les solutions potentielles. Il y a une responsabilité éthique des médias dans la manière de diffuser les informations et une responsabilité individuelle dans la manière de les interpréter», note la psychologue selon qui le phénomène n'est pas nouveau, mais a pu s'accentuer avec la crise sanitaire.
«Le confinement, les contraintes sanitaires, les restrictions de libertés, tout ça m'a terrorisée.»
D'après les résultats pour septembre 2021 de l'enquête CoviPrev, qui suit l'évolution des comportements et de la santé mentale pendant l'épidémie de Covid-19, 23% des sondés déclarent souffrir d'anxiété. C'est dix points de plus que le niveau habituel, hors pandémie.
En plus de la peur de l'inconnu et de la menace sanitaire, ce chiffre peut s'expliquer par la prise de conscience que les décisions politiques impactent notre quotidien rapidement et durablement à l'image du confinement, du port du masque, du couvre-feu... «Certains se sont sentis protégés grâce à cela, d'autres inféodés. Tout dépend de notre façon d'interpréter les événements, donc de nos croyances individuelles», observe Stéphanie Bertholon.
«Le confinement, les contraintes sanitaires, les restrictions de libertés, tout ça m'a terrorisée, confirme Valérie, 54 ans. Je reconnais la nécessité de la plupart de ces mesures, je ne les remets pas en cause mais j'ai réalisé à quel point notre manière de mener notre vie peut dépendre du bon vouloir des responsables politiques.» Depuis, cette enseignante confie «imaginer tous les scénarios» concernant les résultats de la prochaine présidentielle, et craindre une victoire de l'extrême droite.
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Pourtant, Valérie n'est pas certaine de se rendre aux urnes les 10 et 24 avril prochains. Comme beaucoup, désabusée face à une vie politique qui «continue de [la] décevoir», elle ne voit plus l'intérêt de voter.
Impuissance apprise
Abstention record, crise de la démocratie, défiance envers les élites... Les symptômes d'une politico-anxiété générale ne cessent de s'exprimer année après année. «J'ai peur de ce que l'avenir nous réserve mais je me sens totalement impuissant. Voter ne sert plus à rien, se désole Alain, 72 ans, retraité. Entre les fake news, les mensonges, les coups de com', la langue de bois, les rétropédalages et compagnie, comment peut-on encore espérer quoi que ce soit d'un gouvernement?» s'interroge-t-il. Et s'il assure admirer ses petits-enfants très engagés politiquement, qui militent et manifestent, il ne peut s'empêcher de penser que ces derniers gaspillent leur temps et leur énergie dans un combat vain.
«Les personnes qui souffrent d'anxiété sont comme des lapins dans les phares d'une voiture: la peur inhibe les réactions et peut provoquer ce sentiment d'impuissance, voire même une forme de victimisation, analyse Stéphanie Bertholon. Le vote est un moyen d'action qui remet l'individu en position de responsabilité. Nous sommes en démocratie, nous votons, nous avons ainsi une forme de pouvoir sur ce que nous vivons.»
«Cela reviendrait à penser: “Quoi que je vote, c'est identique, bonnet blanc, blanc bonnet, donc je ne vote plus!”»
Mais face à la sinistrose ambiante, malgré la succession de différentes forces politiques au pouvoir, de nombreuses personnes peuvent intégrer une forme d'«impuissance apprise». Ce concept a été théorisé par Martin Seligman, chercheur en psychologie américain selon qui l'impuissance apprise est le résultat d'actions répétées menant à l'échec et conduisant à la croyance que quoi que l'on fasse, cela ne sert à rien.
«Concernant le vote, cela reviendrait à penser: “Quoi que je vote, c'est identique, bonnet blanc, blanc bonnet, donc je ne vote plus!”», illustre Stéphanie Bertholon. À terme, l'impuissance apprise –ou «résignation apprise» selon les traductions– peut mener à un état dépressif.
Lutter contre ses angoisses
Pour éviter cela, la spécialiste conseille de s'inspirer des stoïciens en déterminant ce sur quoi nous pouvons agir, et ainsi ne pas avoir le sentiment de subir. «Apporter sa pierre à l'édifice, même si elle nous paraît être un grain de sable, est important. Avec beaucoup de grains de sable, nous pouvons former une pierre et avec plusieurs pierres, nous approchons de l'édifice. Pour cela, il faut se sentir appartenir à un collectif», assure l'experte. S'isoler, faire l'autruche ou se refuser à toute initiative contribuera fatalement à maintenir et affermir les peurs. De plus, agir et se sentir utile permettent de renforcer l'estime de soi et la sensation d'appartenance à la société.
«Savoir que j'ai un espace où je peux déballer toutes mes angoisses et où l'on va m'aider à les gérer, cela me donne beaucoup d'espoir.»
Les stoïciens apprennent aussi à déterminer ce sur quoi nous ne pouvons pas agir, ce qui n'est pas entre nos mains, et à accepter cette part-là. «Accepter n'est pas se résigner, c'est une forme de décision et donc d'action. J'accepte que je ne peux pas lutter et que je perdrai plus d'énergie à agir qu'à tolérer ce qui arrive», détaille Stéphanie Bertholon qui conseille également aux personnes anxieuses à l'égard de l'actualité politique de prendre de la distance avec les médias et l'information.
Couper les notifications des applications de presse, veiller au temps passé devant les infos, changer de sujets de conversation entre amis, trouver d'autres centres d'intérêt liés au plaisir et à l'accomplissement personnel... Les pistes sont nombreuses et ont toutes pour but d'atténuer une obsession néfaste.
«Enfin, si l'anxiété génère une souffrance invalidante au quotidien, il peut être important de consulter un psychologue pour être aidé à assouplir les croyances qui gouvernent cette anxiété, recommande Stéphanie Bertholon. Seul, il est difficile de les remettre en question.»
C'est ce qu'a décidé de faire Martin qui a entamé une thérapie voilà quelques semaines: «Je n'en suis qu'au début, et pour l'instant je ne ressens pas d'amélioration dans ma vie de tous les jours. Mais savoir que j'ai un espace où je peux déballer toutes mes angoisses et où l'on va m'aider à les gérer, cela me donne beaucoup d'espoir.»