Politique

Bernard Tapie, étoile filante du mitterrandisme

Temps de lecture : 8 min

Personnage complexe et fantasque, homme d'affaires redoutable et redouté, entré en politique au service du premier président socialiste, il multipliait, comme son mentor, les parts d'ombre.

Le ministre de la Ville Bernard Tapie est photographié le 8 avril 1992 sur les marches de l'Élysée à Paris, après le premier conseil des ministres du nouveau gouvernement de Pierre Bérégovoy. | Jean-Loup Gautreau, Michel Clément / AFP
Le ministre de la Ville Bernard Tapie est photographié le 8 avril 1992 sur les marches de l'Élysée à Paris, après le premier conseil des ministres du nouveau gouvernement de Pierre Bérégovoy. | Jean-Loup Gautreau, Michel Clément / AFP

«Les 1.000 vies de Bernard Tapie sont hors normes. Au-delà de toutes les séries. Il en était le scénariste et l'acteur.» Ces mots ont été écrits sur Twitter par un ancien président du PSG, Michel Denisot, en hommage à un ancien président d'un autre club de football, l'Olympique de Marseille (OM), décédé le 3 octobre au matin, à l'âge de 78 ans.

De ces 1.000 vies (chanteur, acteur, entrepreneur, homme d'affaires qu'il est juste d'écrire avec un «s» tant il en eut dans tous les sens du terme, animateur de télévision et de cours de gym, conseiller général, député, eurodéputé, ministre, organisateur de coups de poker et... pensionnaire pénitentiaire), nous allons nous intéresser ici à celle qui fit son versant politique.

Bernard Tapie aurait pu être un homme de droite s'il n'avait pas rencontré, en 1987, François Mitterrand qui, lui-même, avait plutôt cultivé des amitiés à droite, voire plus loin encore, dans sa jeunesse. Mais voilà, l'ancien premier secrétaire du Parti socialiste (PS) avait été élu président de la République en 1981. Et il était le premier chef d'État de gauche de la Ve République.

Des années douloureuses pour la gauche

C'est le publicitaire Jacques Séguéla qui a mis les deux hommes en contact. Tapie avait racheté l'OM pour pas très cher, l'année précédente. Il s'est déjà fait un nom dans le sport, avec le cyclisme, Bernard Hinault et le Tour de France, ainsi que dans les affaires commerciales. De son côté, Mitterrand pense à l'élection présidentielle de 1988... et à sa réélection.

Sa cote de popularité a commencé à remonter avec la cohabitation –Jacques Chirac est Premier ministre depuis la victoire de la droite aux législatives de 1986– mais le président avait vu son étoile pâlir dès le second semestre de 1982. Après deux dévaluations du franc en octobre 1981 et juin 1982, une troisième va intervenir en mars 1983.

Aux législatives, il y va au bluff, au bagout, à la conviction et à la persuasion un peu appuyée. Avec un zest de petites manips.

Les années qui arrivent sont donc douloureuses pour la gauche et pour le pays. Le chômage augmente et les tensions sociales s'accumulent. La gauche vacille. Les quatre ministres communistes quittent le gouvernement en juillet 1984, un mois après les élections européennes qui sont un échec pour le PS (20,8% des voix contre 43% à la droite). Le Front national (FN) fait jeu égal avec le Parti communiste (PCF): l'extrême droite s'installe, les communistes poursuivent leur régression électorale ouverte en 1981.

Première candidature aux législatives de 1988

La gauche est passée du programme commun au programme de rigueur. Mitterrand, réélu en mai 1988 face à Chirac, cherche à élargir une majorité dont il voit que la base se rétrécit. Il cherche des personnalités d'ouverture hors du PS. Plutôt des non politiques. Les hommes et les femmes d'entreprise sont alors prisés à l'Élysée.

Justement, Tapie répond à ces critères. Mais il ne correspond pas aux critères qui ont cours au PS. Il est accueilli comme un chien dans un jeu de quilles par une bonne partie de la direction. Cependant, les ordres venant d'en haut, il va falloir s'en accommoder. Comme il est propriétaire de l'OM, il sera candidat dans les Bouches-du-Rhône sous l'étiquette de la majorité présidentielle. On lui attribue une circonscription bien ancrée à droite et considérée «imprenable». Exactement ce qui plaît à Tapie et à ses méthodes.

Bernard Tapie, candidat aux élections législatives partielles dans les Bouches-du-Rhône, anime le 8 décembre 1988 un meeting électoral à Marseille. | Jacques Demarthon / AFP

Il fait là comme dans quelques-unes de ses 1.000 autres vie. Il y va au bluff, au bagout, à la conviction et à la persuasion un peu appuyée. Avec un zest de petites manips. Mais il échoue de peu. Il est battu d'un cheveu par Guy Tessier, le candidat de droite: 49,9% contre 50,1%, soit 84 voix sur plus de 44.000 suffrages exprimés, en juin 1988. Par bonheur pour lui, l'élection de Tessier est invalidée par le Conseil constitutionnel.

«Vous êtes un matamore, un Tartarin, un bluffeur»

La 6e circonscription des Bouches-du-Rhône est remise en jeu dans une partielle en janvier 1989. Et cette fois, c'est Tapie qui est élu d'une courte tête (50,9% des voix) et contre toute attente face au même adversaire. Il renforce ainsi son image de battant pour qui rien n'est jamais perdu. Mais son aura politique va s'épanouir onze mois plus tard, en décembre, face à une bête de scène comme lui, Jean-Marie Le Pen, sur un plateau de télévision.

Alors que TF1 organise un débat politique entre les principales formations politiques, les représentants de la gauche (PS et PCF) et ceux de la droite (RPR et UDF) apprennent que Le Pen père sera présent et font tous défection. La direction de la chaîne est plongée dans un profond embarras. Tapie, qui a été informé de la situation, va lui sauver la mise. Il se propose pour affronter le président du parti d'extrême droite qui restait donc seul en lice. TF1, flairant un bon coup sur l'audimat, se frotte les mains.

Il y aura effectivement un record d'audience et de l'avis des observateurs de l'époque, c'est Tapie qui l'emporte aux points dans ce qui ressemble plus à une bagarre de rue qu'à une joute policée. «Vous êtes un matamore, un Tartarin, un bluffeur et nous attendons de voir, à part quelques onomatopées que vous lancez sur les écrans, ce que vous êtes capable de faire dans la politique», lance Le Pen. «C'est pas parce que vous êtes une grande gueule et que vous criez fort que ce que vous dites est vrai», rétorque Tapie. Le tout est à l'avenant.

Éphémère ministre de la Ville

Considéré vainqueur du face-à-face, le député de Marseille a gagné ses galons politiques et il devient un champion de la lutte contre l'extrême droite. Il n'aura de cesse de combattre le Front national (FN) tout en entretenant des relations ambiguës avec son chef, les deux hommes se servant réciproquement l'un de l'autre comme marche-pied. Le fait d'armes suivant se situe en janvier 1992, lors de la campagne des régionales. «Si l'on juge que Le Pen est un salaud, alors ceux qui votent pour lui sont aussi des salauds», déclare Bernard Tapie lors d'une réunion publique. Le propos ne passe pas inaperçu.

En avril, Mitterrand nomme le troisième Premier ministre de son second septennat, après Michel Rocard (1988-1991) et Édith Cresson, première femme cheffe de gouvernement (1991-1992), c'est Pierre Bérégovoy. Le président de la République impose Tapie dans l'équipe gouvernementale, ce qui ne fait pas que des heureux. Mais, décidément, Mitterrand aime ce genre de profil et il compte faire monter cette étoile au firmament. L'homme d'affaires quitte ses affaires et il devient ministre de la Ville. Cependant, l'étoile va être filante au gouvernement!

Mitterrand aime ce genre de profil et il compte faire monter cette étoile au firmament.

Nommé le 2 avril, il donne sa démission de son poste le 23 mai. Entre ces deux dates, il a été attaqué pour «abus de biens sociaux» par un député RPR avec lequel il était auparavant en affaires. Inculpé (cette appellation deviendra mise en examen en 1993), il est contraint de quitter le gouvernement, selon une jurisprudence établie par le Premier ministre.

Bénéficiaire d'un non-lieu, il reviendra au gouvernement en décembre pour reprendre son portefeuille de la Ville. Cela provoque à nouveau des mouvements d'humeur au PS. François Hollande aura ainsi ces mots: «La première fois, c'était une erreur, la deuxième, c'est une faute.»

Comment couper les ailes de Michel Rocard

Toutefois, son passage au ministère de la Ville est météoritique, car la gauche est écrabouillée aux législatives de mars 1993. Sur les 275 députés PS sortants, 218 restent au tapis et le groupe socialiste de l'Assemblée nationale ne compte plus que 57 membres. Tapie est réélu député dans la 10e circonscription des Bouches-du-Rhône à la faveur d'une triangulaire, encore, négociée avec Le Pen père. Il niera toujours cette version des faits pourtant confirmée par plusieurs protagonistes de l'arrangement. Cette réélection se fait malgré l'affaire VA-OM qui pointe le nez: il s'agit d'un soupçon de corruption pour organiser un match de football truqué entre les clubs de Valenciennes et de Marseille. L'épilogue interviendra en 1995.

Cette sombre histoire politico-sportive ne va pas l'empêcher d'être embarqué dans une nouvelle manœuvre élyséenne. Après la défaite des législatives, Mitterrand vit une seconde cohabitation: Édouard Balladur est à Matignon. Le chef de l'État, qui se sait atteint d'un cancer, pense à la fin de son mandat... et à sa succession. Rocard, qui est devenu Premier secrétaire du PS, se prépare, et il veut utiliser les élections européennes de juin 1994 comme rampe de lancement. Cette perspective n'est évidemment pas du goût du président en place qui nourrit une inimitié tenace à l'endroit du chantre de la «deuxième gauche».

Ces européennes sont donc une occasion inespérée de lui couper les ailes. Contrairement aux précédents scrutins de 1979 (avec Mitterrand comme chef de file), de 1984 (avec Lionel Jospin) et de 1989 (avec Laurent Fabius), le Mouvement des radicaux de gauche (MRG) ne veut plus faire liste commune avec le PS mais cavalier seul. Justement, Tapie est un adhérent, et pas n'importe lequel, du MRG dont le président de l'époque entretient d'excellentes relations avec l'Élysée.

Le clap de fin de la vie politique en 1996

L'histoire ne dit pas si Mitterrand était entièrement à la manœuvre, mais, en tout cas, il n'a rien fait pour l'empêcher. Pour les rocardiens, il ne fait aucun doute que le missile est parti du Palais: la liste du MRG, Énergie radicale, est conduite par Bernard Tapie, éphémère ministre de François Mitterrand et nouveau conseiller général depuis mars 1994. Pour ratisser le plus large possible, elle abritera, du reste, l'écologiste Noël Mamère, l'ancien syndicaliste CGT de la métallurgie André Sainjon, et la féministe radicale Antoinette Fouque.

L'ancien président de l'Olympique de Marseille sort du tribunal de Douai, le 28 novembre 1995, où la cour d'appel l'a condamné à vingt-quatre mois de prison, dont seize avec sursis, dans l'affaire VA-OM. | Gérard Cercles / AFP

Résultats des courses, cette liste-balistique obtient 12% des voix et elle décroche 13 sièges au Parlement européen, quand la liste rocardo-socialiste fait 14,5% et emporte 15 sièges. L'élan présidentiel de Rocard est coupé net. Mais la carrière politique de Tapie, elle aussi, va s'arrêter. L'année suivante, en 1995, le procès de l'affaire VA-OM arrive. En appel, l'étoile filante du mitterrandisme est condamnée à deux ans de prison dont huit mois ferme et trois ans d'inéligibilité. Il restera six mois derrière les barreaux dont une partie aux Baumettes, à Marseille, sa ville de cœur.

Pour ce versant politique qui composa l'une de ses 1.000 vies, le clap de fin intervient en 1996, après neuf années dans l'arène, quand il est déchu de son mandat de député. Il quitte le Parlement européen au début de l'année suivante. Il aborde alors l'une de ses nombreuses autres vies...

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