Personne ne voudrait que tous les films sortent dans le même nombre de salles. Personne ne croit que tous les films sont en mesure d'attirer autant de spectateurs. Il y a pourtant des effets de disproportion qui apparaissent à la fois comme des excès et comme des injustices.
Ces excès et ces injustices sont démultipliés par la complaisance, qui atteint des degrés inédits, de la totalité des médias envers les machineries les plus lourdes, sans aucun égard pour la qualité des films.
Tous unis derrière une frénésie myope, exploitants et journalistes ont fait du nouveau James Bond, peut-être le plus mauvais de toute une série qui compte pourtant de sérieux ratés aux côtés de véritables réussites du genre, l'alpha et l'oméga de la vie du cinéma actuel.
Ce n'est pas seulement regrettable, c'est idiot: un film aussi tarte que Mourir peut attendre ne sauvera en rien ni le cinéma ni les salles de cinéma, quand bien même il passerait la barre des 4 millions de spectateurs.
Le cinéma, et les salles de cinéma qui en sont une composante décisive, vitale, a besoin de propositions multiples et de la mise en cohérence des façons de les proposer au public –propositions qui peuvent bien sûr inclure des superproductions hollywoodiennes, le récent exemple du très réussi Dune étant là pour le rappeler.
S'il convient donc cette semaine de parler aussi du nouveau 007, puisqu'il fait partie de l'actualité, on se plaira à commencer à l'autre extrémité d'un éventail extrêmement divers au sein des sorties du 6 octobre, mais d'une diversité trompeuse, masquant la brutalité des disparités entre puissants et misérables.
«Delphine et Carole, insoumuses» de Callisto McNulty, au présent de la joie des luttes
Joyeuses et courageuses, ce sont deux héroïnes un peu mythiques et tout à fait réelles qui surgissent au fil de cette évocation entièrement composée d'archives, images et son.
Elles incarnent, au sens le plus élevé de ce mot, deux aventures décisives de ces cinquante dernières années, aventures qui se seront croisées et renforcées selon une alchimie où on aime à voir un bel effet de sorcellerie.
Si elles n'ont assurément pas inventé le féminisme, y compris en France, Delphine Seyrig et Carole Roussopoulos ont contribué de manière décisive à lui donner des voix, des visages, des corps, des formes de présence actives à partir du début des années 1970.
Et elles se seront trouvées, exactement au même moment, à une place stratégique pour l'avènement de nouvelles manières de faire des images et de la politique, manières qui modéliseront toute l'époque jusqu'à aujourd'hui.
Carole Roussopoulos fut en effet, en 1969, la première en France à utiliser une caméra vidéo légère (ou la seconde, après Jean-Luc Godard). Et la première tout court à en comprendre les potentialités.
Aussitôt rejointe par la comédienne de Muriel et de Baisers volés (et bientôt de Peau d'âne et de Jeanne Dielman) et alors grande dame de la scène théâtrale, elle en perçoit les ressources, qui pour l'essentiel deviendront celles qui se trouvent aujourd'hui dans tous les téléphones portables, et qui modélisent les réseaux sociaux.
Les joyeuses sœurs d'armes de la vidéo légère et du féminisme offensif. | Alba Films
Ces petites machines autonomes et d'un prix abordable ont été les premières à offrir les possibilités de tournages légers, les possibilités de donner la parole à ceux qui ne disposent pas de moyens de production et de diffusion, les possibilités d'écouter ceux qu'on n'entend pas selon l'organisation classique de la société pyramidale –et masculine.
Le film de montage réalisé par Callisto McNulty, petite fille de Carole Roussopoulos est, d'abord, un rappel plein de vie de l'énergie qui parcourut le mouvement féministe des années 1970.
Composé pour l'essentiel à partir des archives conservées par le Centre Simone de Beauvoir créé en 1982 par les deux complices (et Ioana Wieder) et par un long entretien filmé de sa grand-mère enregistré par l'universitaire Hélène Fleckinger, Delphine et Carole est pourtant bien plus qu'une archive pétillante d'inventivité sur une époque révolue.
Le voir à présent mesure les chemins parcourus, les impasses rencontrées, la réapparition sous des formes plus ou moins différentes des ennemis d'alors. Le film permet du même élan de percevoir combien lesdites nouvelles technologies ont été remises au service de ceux qu'elles étaient supposées remettre en cause.
Face à tous ces enjeux historiques et contemporains, l'aspect ludique à la fois combatif et enchanté de la composition réussie par Callisto McNulty devient l'affirmation tout aussi politique de la joie à inventer de nouvelles méthodes et recourir à de nouveaux outils pour combattre des oppressions immémoriales et actuelles.
«Le Kiosque» d'Alexandra Pinelli, l'édicule et le monde
Un tantinet différent des conditions d'existence du nouveau James Bond, ce film réalisé quasiment seule par une jeune femme débutant derrière la caméra, c'est aussi du cinéma –peut-être même un peu plus.
Fille, petite-fille et arrière-petite-fille de kiosquière, Alexandra Pinelli donne un coup de main à sa maman pour tenir l'édicule familial, place Victor-Hugo à Paris. Mais elle le fait équipée d'une caméra et d'un micro.
La caméra est souvent une GoPro fixée sur son front, qui montre donc exactement ce qu'elle voit, du fond de la baraque saturée de magazines, journaux, cartes postales et diverses bricoles en vente dans ce genre de lieux.
Le Kiosque est à la fois un récit à la première personne, une petite chronique attentive et affectueuse d'un fragment de ville, et une manière de documenter de manière très concrète un phénomène contemporain, la mutation des supports matériels vers les supports virtuels, et certains de ses effets.
Avec une naïveté revendiquée, rehaussée de croquis sur le vif et de maquettes en carton, mais aussi un regard attentif et chaleureux sur ceux qui viennent, une seule fois ou tous les jours, acheter ou ne pas acheter au kiosque, la réalisatrice compose une fable amusée et émue d'un moment du contemporain.
Du fond du kiosque, un miroir tendu à l'époque. | Les Alchimistes
Un évident sens du cadre, beaucoup d'humour et de curiosité pour le monde font du film d'Alexandra Pinelli un moment étonnamment hospitalier pour ses spectateurs, d'une générosité d'accueil inversement proportionnelle à la modicité des moyens comme à l'exiguïté du lieu d'où (presque) tout est tourné.
«Tralala» de Jean-Marie et Arnaud Larrieu, un peu trop eux-mêmes
Une étrange malédiction pèse sur le cinéma des frères Larrieu depuis le premier long-métrage qui leur a valu une certaine reconnaissance, Un homme, un vrai en 2003. Tous leurs films s'élancent avec une énergie inventive, enchantent par la singularité de ton et de la proposition de récit. Et puis, peu à peu –et plus ou moins selon les cas– le tonus se perd, le scénario piétine ou se complique inutilement.
Les plus réussis, Les Derniers Jours du monde exemplairement, ou donc désormais Tralala, parviennent en fin de parcours à trouver un nouveau souffle, souvent dans une tonalité assez différente de celle du début. On songe alors que la forme plus brève du film qui a joué un rôle décisif dans leur découverte, le moyen-métrage La Brèche de Roland, est peut-être celle qui leur convient le mieux.
Les frères pyrénéens retrouvent ici l'acteur qui les accompagne pratiquement depuis leurs débuts, Mathieu Amalric, et c'est –d'abord– que du bonheur. La rencontre loufoque avec ce musicien de rue joyeusement clochardisé surnommé Tralala, puis l'irruption impromptue d'une adolescente mi-ange mi-femme fatale, et la manière dont notre troubadour mal attifé se retrouve in petto à Lourdes est un joyeux enchaînement de délicatesse, de tendresse et de burlesque.
À Lourdes, les Larrieu sont chez eux, et cela leur évite à peu près tous les clichés sur la ville de Bernadette Soubirous. À Lourdes, Tralala rencontre toute une collection de personnages, féminins surtout, parfaitement réjouissants, entre lesquels le barde hirsute mène comme il peut sa barque sur des torrents de quiproquos et de faux-semblants.
Josiane Balasko et Mélanie Thierry, celle qui croit au miracle et celle qui doute. | Pyramide Distribution
Josianne Balasko, Mélanie Thierry, Maïwenn «assurent», comme on le dit de musiciens de studio qui entourent un soliste. Rien à redire sinon que ces péripéties d'un vaudeville, même si revendiqué délirant, en viennent à prendre un aspect si appliqué et artificiel que toute la fantaisie du début se dilue.
Elle reviendra dans la dernière partie, sur un mode inattendu, teintée d'une mélancolie douce et plutôt généreuse envers tous les protagonistes, y compris le comédien-chanteur-compositeur-écrivain Bertrand Belin, qui fait qu'on conserve aux auteurs toute la considération qu'ils méritent.
Le refrain du film, film qui est aussi truffé d'excellentes chansons, dont celles de Mathieu Tralala où l'on entend bien la patte caressante et joueuse de Philippe Katerine, est la phrase «ne soyez pas vous-même». La formule peut certes être comprise comme une réponse en forme de pied de nez aux terrifiantes injonctions identitaires qui nous cernent. Pas sûr qu'elle soit à la hauteur de la menace.
«Mon Légionnaire» de Rachel Lang, en grande tenue
Rarement aurons-nous vu le titre d'un film tatoué sur les reins de son héroïne. C'est ici très approprié, à la dimension très physique, et au questionnement d'une relation de dépendance, en tout cas d'appartenance qui le parcourt. Dans le titre, le possessif «mon», au-delà de la référence à une ancienne chanson de l'ère coloniale, l'indique également.
Le deuxième film de Rachel Lang se construit sur deux niveaux, l'un très pratique –les modalités d'existence des soldats de la légion aujourd'hui, à l'heure des missions au Sahel, et de leurs femmes– et l'autre plus abstrait –une méditation sur la liberté.
Côté «documentaire», le film est passionnant aussi bien dans ce qu'il montre du quotidien des procédures dans la caserne, des rituels et des méthodes d'action sur le terrain, que de l'organisation de la vie des épouses, comme leurs maris venues de tous les coins du monde.
Étrange situation en effet que celles de ces femmes qui doivent à la fois demeurer ensemble et dans une relation centrée sur un homme le plus souvent absent, pas ou peu joignable, possiblement en danger de mort ou d'infirmité.
La réalisatrice, qui a été elle-même soldate et officière, reconstitue avec une précision très convaincante les codes et les pratiques. Elle y est aidée par l'interprétation impeccable de Louis Garrel en lieutenant crispé sur son devoir, de Camille Cottin dans le rôle de son épouse qui n'accepte pas de se laisser enfermer dans ce seul statut, d'Alexander Kuznetsov en jeune légionnaire ukrainien fasciné par un idéal viril, où le régiment et ce qui s'y joue définissent toute son existence.
Nika (Ina Marija Bartaité) au croisement des attachements et des désirs. | Bac Films
Mais le film est peut-être plus encore porté par Ina Marija Bartaité, dans le rôle de la jeune Nika, amoureuse puis femme du précédent. C'est autour d'elle que se noue cette mise en jeu du désir et du besoin de liberté, qui travaille aussi selon des modalités chaque fois différentes les autres protagonistes.
Ce désir et ce besoin sont aussi modélisés ou entravés par les modalités du contrôle de groupes sur les personnes, selon des approches jamais simplistes: ni dans l'éloge, ni dans la condamnation.
Réussissant les scènes d'action comme celles de confrontation intime, Rachel Lang se révèle pourtant prisonnière d'un étrange paradoxe: alors que Mon Légionnaire vise à se rendre sensible à la fois aux nécessités des structures et des modèles et à l'exigence d'y construire son autonomie, toute sa mise en scène reste corsetée par un vouloir-dire et des partis pris de narration qui formatent sa réalisation. Comme si la cinéaste se refusait cette liberté qu'elle revendique pour son héroïne, empêchant le film de trouver toutes les résonnances de son projet.
«Mourir peut attendre» de Cary Joji Fukunaga, gestion de marque a minima
Le 26e épisode de la saga cinématographique James Bond (en comptant Jamais plus jamais mais pas le parodique Casino Royale de John Huston) poursuit une tendance repérée depuis Skyfall il y a dix ans, et qui privilégie la psyché compliquée du héros, ses amours et ses phobies, aux enjeux géostratégiques supposés servir de toile de fond aux histoires d'espionnage.
Ici, le traitement de la menace et la définition du méchant tiennent ouvertement du je-m'en-foutisme. Pas l'ombre d'une justification, même fantaisiste, ni dans les agissements de l'affreux de service ennemi ni dans les moyens illimités dont il dispose.
Quant à l'agent de destruction de la planète, ingrédient obligatoire, il est traité dans Mourir peut attendre avec une désinvolture d'autant plus pénible qu'il correspond d'une part à une menace réelle (les nanotechnologies) et d'autre part à une situation qui n'a rien de fantaisiste: la possibilité d'une pandémie affectant la terre entière –soit le phénomène qui, entre autres effets, a retardé la sortie du film, terminé avant l'apparition de l'agent Covid. Les scénaristes ne pouvaient évidemment pas le prévoir, mais l'indifférence avec laquelle ils manipulent l'hypothèse est rendue plus évidente et plus antipathique par ce qui s'est passé.
Le ressort dramatique du film repose sur un petit tas de conflits sentimentaux et familiaux dont ne voudrait pas le moins regardant des éditeurs de romans de gare. Les cascades et autres effets de bagarre, de poursuites et d'explosions sont aussi prévisibles que sans enjeu.
Les acteurs ne servent à rien, et c'est pitié de voir une aussi bonne comédienne que Léa Seydoux, qui n'a strictement rien à faire dans le rôle de la compagne abandonnée puis retrouvée, traverser les plans avec trois mimiques appliquées. Malgré un gag devenu convenu sur les réaffectations raciales et genrées des figures de la saga de Ian Fleming, les figures féminines portées par Lashana Lynch et Ana de Armas ont à peu près autant de présence qu'un ustensile jetable.
Tout se passe comme si le seul souci de cette énorme entreprise ait été de se concentrer sur la gestion de son actif. Mais quel actif? James Bond ou Daniel Craig? Si le film déçoit à ce point, cela tient en partie à l'incapacité de ces promoteurs de répondre.
Le Casino Royale de 2006, et encore Quantum of Solace deux ans plus tard, avaient joué Craig contre Bond avec une certaine réussite, déplaçant les repères, ajoutant une sécheresse très physique, même au détriment de l'élégance «naturelle» apportée par Sean Connery, et un temps en partie ressuscitée par Pierce Brosnan.
Manifestement trop vieux malgré un bodybuilding qu'on devine intensifié par l'image de synthèse, et d'une fixité embarrassante, Craig apparaît comme un fantôme en sursis. Il est le fantôme d'un héros de film d'action centré autour d'un personnage lui-même tellement dévitalisé à la fois par un état du monde trop instable pour permettre des affrontements clairs, et par les piqûres de stéroïdes psychologico-sentimentaux qui l'ont déformé irrémédiablement.
Le film reste tétanisé par cette contradiction, n'osant ni revenir à une figure plus abstraite, plus graphique, ni assumer l'état du personnage comme de son interprète. Et cela durant 2h50. Il n'y a pas que mourir qui est sommé d'attendre.
Delphine et carole, insoumuses
de Callisto McNulty
avec Delphine Seyrig, Carole Roussopoulos
Durée: 1h18
Sortie le 6 octobre 2021
Tralala
d'Arnaud et Jean-Marie Larrieu
avec Mathieu Amalric, Josiane Balasko, Mélanie Thierry, Maïwenn, Bertrand Belin, Galatéa Bellugi
Durée: 2h
Sortie le 6 octobre 2021
Mon Légionnaire
de Rachel Lang
avec Louis Garrel, Ina Marija Bartaité, Alexander Kuznetsov, Camille Cottin
Durée: 1h47
Sortie le 6 octobre 2021
Mourir peut attendre
de Cary Joji Fukunaga
avec Daniel Craig, Léa Seydoux, Rami Malek, Lashana Lynch, Ralph Fiennes, Ana de Armas
Durée: 2h43
Sortie le 6 octobre 2021