Le contexte politique en Algérie est extrêmement complexe. En partie à cause du caractère subit de la dégradation des relations algéro-marocaines. Et parce que s'y ajoute la grande répression lancée contre les membres du Mouvement pour l'autonomie de la Kabylie (MAK), eux-mêmes soupçonnés d'intelligence avec le Maroc.
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L'hommage officiel rendu le 20 septembre par Emmanuel Macron aux harkis (considérés comme des collaborateurs aux yeux des Algériens) peut être interprété à Alger comme une riposte indirecte à la décision du pays de rompre avec un allié privilégié de Paris.
D'ici la fin de l'année, nous porterons un projet de loi pour la reconnaissance et la réparation à l'égard des Harkis.
— Emmanuel Macron (@EmmanuelMacron) September 20, 2021
Je m'y engage. pic.twitter.com/NqS9iBEbF8
On peut aussi l'interpréter comme un signe envoyé aux Algériens de ne pas nourrir de faux espoirs. Paris s'est opposée à l'extradition du chef du MAK, Ferhat Mehenni, toujours recherché par son pays alors qu'il est exilé en France depuis 2003. Parmi les griefs qui lui sont reprochés, il est accusé d'«intelligence avec l'ennemi». Ce dernier terme désigne le Maroc et ses supposés alliés.
Par ailleurs, on s'interroge: quelles incidences cet hommage solennel peut-il avoir sur l'électorat immigré en France à la veille de l'élection présidentielle? Il faut considérer, d'un côté, l'ancrage traditionnel des harkis algériens dans l'extrême droite française. Et, de l'autre, la tendance chez la communauté maghrébine à voter plutôt à gauche. Ce qui fait dire à certains que cette convocation participerait d'une manœuvre électorale visant, du moins, à déstabiliser l'extrême droite, sinon à lui extorquer des voix.
L'histoire est à même d'éclairer la situation actuelle: la première force politique à avoir su capter les voix des harkis et leurs descendants était l'ex-Front national (FN) de Jean-Marie Le Pen, lui-même ancien officier de l'armée française en Algérie et fervent partisan de la colonisation. Tous les concepts employés aujourd'hui dans les discours politiques français sur la question des harkis sont, en réalité, puisés dans le lexique du leader historique du FN.
Paradoxalement, les plaidoiries de l'extrême droite pour «la cause des harkis» étaient systématiquement associées aux discours xénophobes. Voici deux exemples de cette mise en exergue des harkis sur la scène politique française.
Avril 1995, à l'occasion de la campagne présidentielle, Jean-Marie Le Pen invitait les Français à réfléchir sur «la tragique expérience de nos compatriotes d'Afrique du Nord et Français musulmans chassés par des voyous». Et le candidat de mettre en garde: «Est-ce que nous sommes prêts à accepter de n'être plus, nous aussi, que des étrangers dans notre propre pays?»
Les Harkis savent que depuis 1962, le premier et pratiquement le seul à les avoir défendus a été Jean-Marie LE PEN président d’honneur du FN
— Jean-Marie Le Pen (@lepenjm) September 25, 2016
La référence aux harkis était également mobilisée par la presse proche de cette mouvance de l'extrême droite. Ainsi, un numéro spécial de la revue Français d'abord!, publié le 13 juin 1999, à l'occasion des élections européennes, publiait le portrait d'un fils de harkis, candidat du FN, Sid Ahmed Yahiaoui, «fils de sénateur assassiné par le FLN», légendée comme suit: «Les harkis avec Le Pen. Plus qu'un signe, l'expression de la fidélité de la communauté harkie à la France et à son défenseur dans les moments difficiles: Jean-Marie Le Pen.»
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L'indifférence feinte de l'Algérie
Le plus cocasse, dans l'histoire, c'est que le premier et unique commentaire officiel algérien sur cette affaire des harkis ne s'est fait entendre qu'après quarante-huit heures, alors que les réseaux sociaux étaient inondés de réactions ulcérées. La mission a été dévolue au peu prolixe ministre des Moudjahidine (anciens combattants) et ayant droits, qui, dans une intervention plutôt insipide, reprise par la presse locale, se contentait de souligner que «la révolution a tranché la question des harkis et des moudjahidines et ceux qui sont tombés en martyrs lors de la Guerre de libération nationale». Hamraoui Habib Chawki, ancien ministre de la Culture, réagit de la même manière: «Pour moi, dit-il, la question des harkis est une affaire intérieure à la France. Il nous appartient à nous, Algériens, d'œuvrer et de continuer à honorer nos martyrs, nos moudjahidines et nos symboles.» Et d'asséner: «Les harkis ont choisi leur camp que nous avons vaincu, et l'Algérie a sa propre pédagogie pour traiter des questions historiques en suspens.»
Le sociologue algérien Addi Lahouari enfonce le clou, en affirmant que cette affaire n'aura aucune incidence sur les relations algéro-françaises, «dès lorsqu'il s'agit d'un discours électoraliste à usage interne».
Tous les regards étaient alors braqués sur ce qu'allait en dire le Haut conseil de sécurité (HCS), qui s'était réuni le jour même en session extraordinaire, sous la présidence du chef de l'État, Abdelmadjid Tebboune. Le HCS, organe consultatif, réunit épisodiquement les principaux membres du gouvernement et les chefs des services de sécurité et de l'armée, sous la houlette du chef de l'État.
Des invités réconfortent Dalila Kerchouche (au centre, à droite), journaliste et écrivaine, après qu'elle a prononcé un discours lors d'une cérémonie à la mémoire des harkis qui ont aidé l'armée française dans la guerre d'indépendance algérienne, à l'Élysée à Paris, le 20 septembre 2021. | Gonzalo Fuentes / Piscine / AFP
Prenant tout le monde à contre-pied, celui-ci n'a pas dit mot, préférant se pencher exclusivement sur le sempiternel problème avec le Maroc. À moins que, là aussi, il s'agisse d'un message à décoder. Peut-être avons-nous affaire à la réponse du berger à la bergère. En décidant, sans en expliquer les motifs exacts, la «fermeture immédiate» de l'espace aérien algérien aux avions –civils ou militaires– marocains, un mois après l'annonce de la rupture des relations diplomatiques avec Rabat, le gouvernement algérien a-t-il voulu prouver sa position de force vis-à-vis des alliés présumés du voisin marocain, France et Israël en tête?
L'hommage officiel que la France a présenté aux harkis accrédite l'extrême droite quand elle déplore ces centaines d'Algériens «abandonnés».
Des supputations laissaient entendre à Alger que la décision annoncée par le HCS serait motivée par des informations faisant état de la signature, secrètement à Rabat, d'un «pacte de défense commune» avec Tel Aviv, à l'occasion d'un voyage effectué ces derniers jours par le ministre israélien de la Défense au Maroc. Info ou intox? L'Algérie se sentirait-elle visée par une telle démarche? Une chose est sûre: cette nouvelle mesure envenimera davantage le climat déjà lourd qui pèse sur les relations entre les deux pays.
Harkis: jeu de massacre
Cet hommage officiel qui a été rendu en France aux anciens supplétifs de l'armée coloniale, au nom d'un «devoir de mémoire» toujours aussi fluctuant, est venu relancer le débat sur un épisode de l'histoire qui n'a jamais fini de déchaîner les passions et d'interpeller les consciences.
Or, si on admet que cette décision prise par le président de la République française en faveur des harkis et de leurs familles reste un débat franco-français, comme le pense a priori le gouvernement algérien, ses répercussions à moyen terme sur les efforts d'assainissement des relations déployées de part et d'autre de la Méditerranée n'en seront pas moins néfastes. D'abord, cette reconnaissance du rôle des harkis durant la guerre d'Algérie vient conforter tous ceux qui, dans les milieux de l'extrême droite française et des anciens membres de l'OAS, s'acharnaient depuis des années à orienter le débat sur des épisodes choisis délibérément dans le cours de l'histoire.
Dans La Dépêche du midi du 26/07/1962
— Cartenae (@AkimKoceir) September 27, 2021
Gaston Defferre, maire de #Marseille, fait un "accueil chaleureux" aux #Pieds_noirs
et aux #harkis aussi.#Algeria #الجزائر #Eldjazaïr pic.twitter.com/bjCYq5t4SR
Il faut dire que la reconnaissance du rôle des harkis accrédite, de fait, la version tant défendue par ces milieux, selon laquelle des centaines de harkis, «abandonnés par la France», auraient été massacrés par les Algériens au lendemain de l'indépendance dans des actes de vengeance couverts, selon eux, par le FLN post-indépendance. Ce sera assurément la porte ouverte à ces organisations, qui ont toujours dénoncé «l'abandon des harkis par l'État français», pour exiger la reconnaissance des «crimes commis contre les pieds-noirs» à la fin de la guerre.
Ces organisations regroupant des ultras et d'«anciens rapatriés» de la France commémorent d'ailleurs, tous les 5 juillet, ce qu'ils décrivent comme «le massacre de pieds-noirs et de harkis» perpétré, selon leur version, le 5 juillet 1962 dans la ville d'Oran.
Les harkis ont souffert toute leur vie d'un sentiment de rejet au sein de leur société, du fait de la réputation de collaborateurs et de traîtres qu'ils n'ont cessé de traîner comme un boulet.
Vu d'Algérie, de nombreux témoignages publiés ont tenté de démonter la mystification nourrie au départ par les porte-étendards de l'OAS sur cet épisode obscur de l'histoire, avant d'être portée jusqu'au sommet de l'État. Ces largesses avec la réalité n'ont pas aidé l'Algérie à «assumer» ce lourd héritage commun.
Diverses sources françaises estiment le nombre de harkis «abandonnés» par la France en Algérie entre 55 et 70.000. Une enquête approfondie, menée par le chercheur Pierre Daum, et parue en 2015 sous le titre Le dernier tabou – Les harkis restés en Algérie, aux éditions Actes-Sud, réédité en Algérie par les éditions Koukou, révèle qu'un bon nombre de ces harkis restés au pays, et dont il a rencontré une soixantaine, mènent une vie plutôt tranquille et n'ont jamais été exposés à la vindicte populaire ni à des actes de vengeance, comme le prétend l'historiographie officielle.
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Dans son enquête, l'auteur relève qu'environ 450.000 Algériens ont porté l'uniforme français à un moment ou un autre de la guerre. Sur ces 450.000 hommes, 25.000 sont partis en France. Des milliers auraient ensuite été assassinés. Mais, à terme, la grande majorité des harkis sont restés en Algérie, sans y être assassinés. Le chercheur reconnaît cependant qu'ils ont, toute leur vie, souffert d'un sentiment de rejet au sein de leur société, du fait de la réputation de collaborateurs et de traîtres qu'ils n'ont cessé de traîner comme un boulet. Leut seul présence rappelle à la population algérienne les tristes moments qu'elle a vécu pendant la guerre. L'auteur révèle également que beaucoup de harkis, contrairement à une certaine idée reçue, étaient favorables à l'indépendance de l'Algérie.