L'un et l'autre relevant de plein droit de ce qu'on appelle le documentaire, le film de Régis Sauder et celui de Dieudo Hamadi, qui sortent tous deux mercredi 29 septembre sur les écrans français, ont en commun de décaler le regard habituel sur ce qu'ils filment.
L'un montre une ville de banlieue d'aujourd'hui, et c'est un film lumineux, rayonnant d'attention aux personnes, aux espaces et aux possibilités d'une ville moderne qui ne soit pas une catastrophe. L'autre montre le combat de victimes d'une guerre tragique advenue vingt ans plus tôt au Congo, et refuse le misérabilisme et le folklore, le naturalisme et l'apitoiement.
Aussi différents soient-ils, ils rendent sensibles à la fois la complexité de situations, des processus de transformation au long cours, et la manière dont les personnes filmées peuvent aussi être actrices et commentatrices de leurs expériences.
Ils ont aussi en commun quelque chose de buté, d'obstiné, dans la manière d'y aller voir, de rester aux côtés de celles et ceux qu'on filme, et de donner à leur vécu la primeur sur tout le reste.
«J'ai aimé vivre là» de Régis Sauder, le courage du positif
Ce qu'elle dit au début est ce à quoi on s'attend. La femme dont on entend la voix décrit le côté artificiel des villes nouvelles, les sentiments de solitude, d'échelle inadaptée, d'artificialité technocratique dans la conception des bâtiments et des aménagements urbains.
C'est non seulement ce qu'elle pensait, comme plus ou moins tout un chacun, de ces cités sorties en pleins champs dans la périphérie des grandes villes durant les années 1960 et 1970, c'est ce qu'elle a personnellement éprouvé en venant s'y installer, pour des raisons qu'on ne saura pas, mais qui résultent forcément d'une absence d'autre choix. Elle, comme beaucoup, ne serait pas venue à Cergy-Pontoise s'il y avait eu une autre possibilité.
Et puis, peu à peu, les personnes et les lieux se sont apprivoisés. Croisant les témoignages, les récits, les circulations dans les rues, entre les immeubles, au centre commercial, sur le parvis de la préfecture, du côté de la cathédrale ou de la base de loisirs mais aussi du centre d'accueil pour les migrants, le film de Régis Sauder construit une narration faite de mots et de béton, de souvenirs et d'espaces verts, de mouvements et de rêverie.
Des habitants, des habitantes, une habitante
Elles ont 17 ans et viennent de passer le bac, elles vont quitter cette ville où elles ont grandi et qu'elles aiment. D'autres sont âgés, ou des quadras en pleine activité, ils travaillent, ils se détendent. Beaucoup de couleurs de peau, d'accents, de façons de parler et de s'habiller, de cuisiner. Au coin des rues, comme un refrain, des couples s'embrassent. Certains arrivent de loin au terme d'un voyage pénible, ils sont accueillis.
C'est difficile de faire un film sur le bien-être qui ne ressemble pas à une publicité, à de la promotion pour un projet immobilier. Régis Sauder y est aidé par une des plus célèbres habitantes de Cergy-Pontoise, Annie Ernaux, qui dans plusieurs de ses livres évoque différents aspects de son expérience de vivre là.
On peut remarquer au passage qu'Annie Ernaux, et c'est grande justice, est très présente dans le cinéma en ce moment: Passion simple est devenu un beau film de Danielle Arbid sorti cette été, L'Événement adapté d'un autre de ses récits autobiographiques vient de gagner le Lion d'or au Festival de Venise et sortira le 24 octobre. Outre leurs immenses qualités, ses textes, empreints d'intime et de matérialité, sont en effet en affinité évidente avec le cinéma.
Dans J'ai aimé vivre là, parfois lus à l'écran par différentes personnes, ou en voix off dans une mosaïque de tonalités, des extraits du Journal du dehors, de La Vie extérieure, des Années, d'Écrire la vie jalonnent la visite de Cergy que propose le film. Où on retrouve le pouvoir de la littérature de faire du commun, de faire société, cette alchimie qui était au cœur du premier long-métrage de Régis Sauder, Nous, princesses de Clèves.
Un présent qui fonctionne
Le titre du nouveau film reprend une phrase d'Annie Ernaux se remémorant qu'elle avait découvert aimer habiter cette ville. Mais en vérité, il ne devrait pas être au passé: J'ai aimé vivre là ne parle pas d'un passé heureux mais d'un présent qui fonctionne.
Il y a certainement de la laideur, de la violence, de la solitude à Cergy, personne n'est assez bête pour y voir le paradis sur terre. Mais il y a un très grand nombre de conditions qui rendent, pour beaucoup de gens, la vie vivable.
En famille, le dimanche, en région parisienne. | Shellac
Cette visite est dans le temps aussi bien que dans l'espace, elle raconte d'où est venue cette idée de l'urbanisme, elle fait aussi bonne place à l'imaginaire. Se faisant, elle se construit dans une grande mesure en symétrie du précèdent film de Régis Sauder, Retour à Forbach, qui montrait, avec une affection attentive, les retrouvailles douloureuses avec la ville de Lorraine où il est né. Ville devenue un de ces territoires sinistrés de la fermeture des mines et des usines, et de la déshérence de la culture ouvrière.
Le nouveau film n'oppose pas Forbach à Cergy, il met en scène l'existence d'hypothèses, dans la conception des lieux, dans la construction de relations au présent, dans la possibilité d'attachements à des espaces publics et privés qui ne soient pas de dépendance, de fatalité, ou de nostalgie dépressive.
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S'il y a, dans cette élégie heureuse qu'est le film, non sans une forme de fierté un peu crâne (oui, il y a des endroits où il fait bon vivre, y compris pour des gens sans beaucoup de moyens), s'il y a malgré tout aussi un sous-texte polémique, ce serait pour dénoncer tout ce que cet endroit a d'exceptionnel, quand l'immense majorité des villes de périphérie sont dans un état calamiteux.
Alors qu'il est devenu banal et inutile, voire insultant et destructeur pour ceux qui y vivent, d'exhiber les plaies des cités, choisir de montrer une ville vivable est à la fois inattendu, réjouissant, et plus polémique qu'il n'y paraît, au service d'une volonté de changement.
«En route pour le milliard» de Dieudo Hamadi, le long fleuve de la colère
Celle-là aussi, on l'appelle la Guerre des six jours, mais pas grand monde n'en a eu connaissance. Elle a pourtant fait des milliers de victimes, lorsqu'en juin 2000 les armées ougandaise et rwandaise se sont affrontées à l'arme lourde dans la ville congolaise de Kisangani, dans l'est de la RDC.
Les combats très violents, accompagnés de pillages et de viols, ont infligé des pertes terribles aux civils. Deux décennies après, ceux-ci, notamment les personnes souffrant de handicaps lourds, n'ont toujours pas reçu les indemnisations promises.
Cela, c'est un carton au début du film qui l'indique. À l'écran apparaissent des gens, impressionnants de beauté, qui jouent et chantent et dansent un spectacle. Ils forment une troupe entièrement composée de victimes de la Guerre des six jours congolaise, et d'emblée la splendeur stylisée de leur réponse à la fois déplace et amplifie la puissance de la revendication.
On les retrouvera manifestant dans les rues et se faisant, handicapés lourds compris, réprimer par la police. On les verra surtout préparer puis exécuter un très long voyage sur le fleuve jusqu'à Kinshasa pour tenter d'obtenir reconnaissance et réparation.
Originaire de Kisangani et ayant été, adolescent, témoin du conflit qui a ensanglanté la ville, Dieudo Hamadi est aujourd'hui, avec sept films à son actif, une figure majeure du cinéma documentaire africain.
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Documentariste et conteur
S'il accompagne le long périple de 1.700 kilomètres et les tribulations dans la capitale du petit groupe de pétitionnaires arrivés alors que se prépare –en totale indifférence envers le drame de Kisangani– les élections présidentielles en RDC, son film est bien davantage qu'une vidéo d'un mouvement protestataire.
Il est impressionnant de voir comme Hamadi, au plus près de situations souvent imprévisibles, parfois très violentes, est en permanence en recherche d'une ressource cinématographique, au fil des jours et des nuits de cette aventure.
La longue marche des oubliés d'une guerre absurde et sanglante. | Laterit
La préparation des repas à bord du ferry qui emmène le groupe venu réclamer justice, comme la confrontation devant le Parlement où les pétitionnaires –malgré leur état physique et leur épuisement– affrontent les flics qui veulent les évincer, défient le regard hostile de «représentants du peuple» qui ne se soucient nullement d'eux, deviennent des scènes extraordinairement puissantes.
La manière dont il filme cette femme qui a perdu ses deux bras animer l'échauffement de la troupe avec une énergie qui a, malgré tout, quelque chose de joyeux, au moins de vital, est exemplaire de ce que peut faire une caméra, et surtout un regard de cinéaste. Et lorsque qu'un grand vent se lève sur le fleuve Congo, c'est un authentique moment de drame cinématographique autant qu'un aléa climatique qui surgit.
Très impliqué à titre personnel dans le combat pour la reconnaissance des crimes dont les civils de Kisangani ont été victimes et la mise en œuvre des réparations promises, Dieudo Hamadi montre plan après plan combien un tel regard est riche de potentialités.
Nombre des séquence d'En route pour le milliard deviennent ainsi de véritables scènes épiques, riches de sens au-delà du cas précis qui leur a donné naissance.
Elles concernent l'état du plus grand pays d'Afrique subsaharienne, et à bien des titres des situations si répandues en Afrique, notamment en ce qui concerne l'omniprésence de la violence et le comportement des élites.
Mais au-delà, elles se font fable universelle de l'arrogance des puissants et de la capacité de poursuivre leur combat de la part de personnes qui n'en avaient ni le goût, ni les moyens matériels et même physiques.
Histoire terrible et terriblement réelle, l'odyssée des victimes de la Guerre des six jours congolaise est aussi une impressionnante parabole, grâce à une façon de filmer qui, sans rien abdiquer des exigences du travail documentaire, est aussi celle d'un conteur.