Qu'est-ce qui est fin, léger, pliable et qui est distribué gratuitement au milieu de la foule réunie chaque samedi pour protester contre le pass sanitaire? Réponse: le journal The Epoch Times. Ce média, principalement présent en ligne, profite de l'épidémie mondiale pour se répandre également dans le monde très physique des manifestations. En une, Chine et gestion sanitaire font souvent les gros titres. Des articles publiés sur le site internet de ce média chinois affirment même avec quasi-certitude que l'origine du Covid-19 viendrait d'un laboratoire de Wuhan, quand d'autres s'inquiètent d'un «Grand Reset» –une théorie du complot selon laquelle une grande réinitialisation post-Covid viserait à instaurer un nouvel ordre mondial– qui exporterait un modèle de justice sociale à la chinoise.
Ces discours trouvent un relais dans certaines boucles Telegram, messagerie cryptée régulièrement accusée de ne pas assez modérer les propos complotistes. Parmi le trio de tête des sites qui ont rapporté le plus de trafic à The Epoch Times en août dernier, selon similarweb, on retrouve logiquement Telegram, mais aussi le très complotiste nouvelordremondial.cc.
Ces choix éditoriaux et ce traitement de l'information sont particulièrement critiqués à mesure que The Epoch Times gagne en visibilité. Cette situation en évoque une autre: celle de Russia Today, qui avait su faire croître son audience durant la mobilisation des «gilets jaunes». En juin dernier, Libération qualifiait le contenu de ce média d'origine chinoise de «mésinformation» et l'accusait d'être proche de la droite nationaliste. Aux États-Unis, le média est très régulièrement pointé du doigt pour son discours pro-Trump. Des attaques qu'Isabelle Meyer, directrice générale de la déclinaison française de The Epoch Times, nie en bloc: «Nous n'avons aucune affinité avec les thèses haineuses d'extrême droite, Qanon, etc. Le fait que nous parlions de “tradition” ou de “patrie” fait visiblement prendre un raccourci mental à certains confrères.» Mais, si Isabelle Meyer balaie ces accusations, elle confirme les liens entre les fondateurs de son journal et le mouvement spirituel chinois particulièrement mystérieux à l'agenda bien précis: le Falun Gong.
Soupçon de sectarisme
Le Falun Gong est un syncrétisme de croyances et de pratiques créé dans les années 1990 par le Chinois Li Hongzhi. Cet ésotérisme se base sur le Qi-Gong, une gymnastique chinoise ancestrale et devient rapidement populaire dans la Chine communiste, avant que les autorités du pays finissent par interdire la pratique du Falun Gong et par réprimer ses adeptes. Aujourd'hui, le mouvement et l'État chinois sont engagés dans une bataille frontale, au point que les mêmes personnes distribuant The Epoch Times au sein des manifestations, diffusent également un prospectus sobrement intitulé: «Mettre fin au PCC – Éliminer la source du mal: Le parti communiste chinois».
Falun Gong is collecting signatures at Atlantic-Barclays in Brooklyn for their petition to end ccp and I can only assume the ccp will indeed end once they collect every signature, that's how all petitions work pic.twitter.com/reS2Fs3Gs7
— Lucan (@tsekubtsekub) September 6, 2021
«Les pratiquants du Falun Gong étaient à l'origine des patriotes, et il n'y avait absolument rien dans leur adhésion au mouvement qui visait à pointer du doigt l'État chinois, expose le sinologue David Ownby, qui a étudié ce syncrétisme. Mais l'État a fini par les trahir, et, peu après, leurs défenseurs occidentaux les ont laissé tomber aussi, surtout après l'incident d'auto-immolation sur la place Tiananmen au début 2001. À la suite de tout ceci, le groupe, qui jusque-là, du moins en Amérique du Nord, avait été assez ouvert et amical, a commencé à se renfermer.»
Ce repli sur soi et le côté gourou de Li Hongzhi, qui prétend être doté de pouvoirs, font peser des soupçons de sectarisme sur le Falun Gong. Pascale Duval, porte-parole de l'Union nationale des associations de défense des familles et des individus (Unadfi), s'est penchée il y a quelques années sur les textes du fondateur du courant. Elle affirme qu'ils ont tendance à se montrer sectaires, mais reconnaît cependant n'avoir jamais reçu de signalements sur ce point à l'Unadfi. «Ce qui est dérangeant, c'est leur côté obscur. Ils ont deux activités principales en dehors des séances de Qi-Gong. Epoch Times, qui marche particulièrement en Allemagne, et Shen Yun, des spectacles de danse. Et les liens entre ces deux activités et le Falun Gong ne sont pas toujours pas très clairs.»
Médias et ballets: les deux faces du soft power du Falun Gong
Accusé de relayer un discours tourné contre la Chine communiste et des propos flirtant avec le complotisme, The Epoch Times n'est pas le seul organe médiatique proche du Falun Gong. Le mouvement ésotérique interdit en Chine peut également compter sur une chaîne de télévision, le New Tang Dynasty (NTD), diffusée par différents opérateurs français, et aussi sur les spectacles très acrobatiques de Shen Yun, dont on retrouve la pub jusque dans les métros parisiens. En 2019, la chaîne YouTube du journal Le Monde s'était penchée sur les dessous de Shen Yun. Résultat: derrière ces représentations, le Falun Gong essaie discrètement de disséminer un discours tourné contre la Chine communiste, discours que l'on retrouve dans ses médias.
Ces structures permettent au Falun Gong d'exercer, malgré son bannissement dans son pays d'origine, une forme de soft power à l'internationale. Créées dans les années 2000, elles connaissent aujourd'hui un essor nouveau. Isabelle Meyer y voit le succès de la diversification de son journal: «Restant très sensible aux questions des libertés individuelles, The Epoch Times traite l'actualité de façon large et, sur la question du pass sanitaire par exemple, s'est inquiété du fait qu'il reprenne des outils de contrôle des populations développés par le régime chinois.»
«La mouvance anti-pass sanitaire et le Falun Gong se comprennent. Ce n'est pas étonnant que ce dernier sorte de l'ombre maintenant.»
Si le très discret Falun Gong se retrouve soudainement propulsé sur le devant de la scène, c'est aussi un peu par opportunisme. «Si tu crois être une bonne personne qui a fui pour des raisons politiques/géopolitiques, et tu finis par devenir un martyr, la tentation est grande de chercher des responsables: ceux qui t'ont diabolisé», estime le chercheur David Ownby. Le discours de Donald Trump ayant été particulièrement hostile envers la Chine, l'agenda politique de l'ancien président des États-Unis et du mouvement chinois se sont croisés.
Mais si le Falun Gong suscite de nouveau de l'intérêt, c'est également parce que ce syncrétisme serait dans l'air du temps. Pascale Duval, de l'Unadfi, explique cette visibilité nouvelle par le fond doctrinal du Falun Gong. Celui-ci ressemblant plus à de l'ésotérisme New Age qu'à de la médecine traditionnelle chinoise, il colle en partie aux mouvements de défiance contre la gestion sanitaire, très portés sur la pensée New Age et les «énergies». «Il n'est pas étonnant que le Falun Gong sorte de l'ombre maintenant, ces deux mouvances se comprennent», conclut-elle.