C'est peu dire que depuis près de deux ans la Chine s'est refermée sur elle-même. Les restrictions décrétées par les autorités contre la propagation du Covid-19 empêchent les Chinois de voyager hors du pays. En même temps que le confinement obligatoire de trois semaines –dont quinze jours dans une chambre d'hôtel– et le refus d'attribuer ou de renouveler des visas n'incitent guère le reste du monde à se rendre en Chine. Jean-Pierre Raffarin fait partie des Français qui avaient l'habitude de faire des séjours fréquents dans ce pays et qui n'y vont plus.
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Le «vieil ami du peuple chinois»
Néanmoins, l'ancien Premier ministre garde une attention particulière sur l'actualité chinoise. La première fois qu'il est allé dans ce pays, c'était en 1976. Il faisait alors partie d'une délégation de jeunes giscardiens. Mais c'est en 2004, alors qu'il était en poste à Matignon, que Jacques Chirac lui demande de maintenir la visite qu'il doit faire à Pékin alors que se développe en Chine une épidémie de SARS. Jean-Pierre Raffarin sera alors le seul homme politique occidental à ne pas annuler son déplacement. Cette démarche lui a valu d'être durablement qualifié de «vieil ami du peuple chinois» et lui permet depuis d'avoir un contact privilégié avec les dirigeants chinois. Jean-Pierre Raffarin raconte aujourd'hui qu'à propos des Chinois, Jacques Chirac lui avait dit: «Présuppose qu'ils sont aussi intelligents que nous et, comme ils travaillent beaucoup plus et qu'ils sont beaucoup plus nombreux, on les a devant nous pour un certain temps.»
Le président chinois Xi Jinping remet une médaille à l'ancien Premier ministre français Jean-Pierre Raffarin lors d'une cérémonie dans le Grand Palais du Peuple de Pékin le 29 septembre 2019. | Greg Baker / AFP
Jusqu'au début 2020 où le Covid-19 a bloqué les déplacements en Chine, Jean-Pierre Raffarin accompagnait fréquemment des entreprises françaises qui cherchaient à y établir des contacts. Il organisait également toute sorte de rencontres franco-chinoises de haut niveau. Pendant quinze ans, chaque dernier vendredi du mois d'août, la fondation Prospective et Innovation qu'il préside a organisé un colloque au Futuroscope de Poitiers consacré à l'actualité internationale et plus précisément aux relations avec le monde chinois. En 2020, ce colloque a eu lieu exclusivement en ligne pour cause d'épidémie de Covid. Mais, ce 27 août 2021, près de 150 personnes sont venues assister à cette journée dont le thème était «Les vertiges du monde, retrouver l'équilibre». Il était aussi possible de suivre les débats sur internet.
Ce jour au Palais des Congrès du Futuroscope pour le colloque de la Fondation Prospective et Innovation présidé par @jpraffarin.« Les Vertiges du Monde, Retrouver l’Equilibre », un thème vaste et passionnant avec des intervenants et des débats de grandes qualités. pic.twitter.com/J0TZN62LhU
— Mattieu Manceau (@MattieuManceau) August 27, 2021
À 10h, Jean-Pierre Raffarin qui a longtemps été élu du département de la Vienne et de la région Poitou-Charentes, ouvre les débats. Le premier intervenant est Bruno Le Maire, le ministre de l'Économie. Il n'est pas présent au Futuroscope et apparaît sur un large écran. Il développe l'idée qu'au XXIe siècle «il y aura deux grands empires nationaux, les États-Unis et la Chine et que l'Europe doit être le troisième empire, un empire de nations». Il précise: «L'Europe doit pouvoir imaginer un modèle qui lui permette à la fois de lutter contre le changement climatique, garantir ses valeurs fondamentales et assurer sa sécurité.»
Le ministre n'exclut pas des «affrontements directs ou indirects» entre la Chine et les États-Unis, en rivalité pour la première place mondiale. «On l'a vu sous l'ère Trump dans le domaine commercial, où l'affrontement a été la règle et le règlement pacifique des conflits l'exception», déclare Bruno Le Maire qui prône «une solidarité et une coopération toujours plus étroites entre les nations européennes».
«La Chine est en train de se refermer»
Après cela, tout au long de la journée, une dizaine d'orateurs vont prendre la parole. Parmi eux, David Baverez. Cet homme d'affaires vit à Hong Kong où il dirige la compagnie Ayres Capital, active dans l'investissement financier. En mai dernier, il a publié Chine-Europe: le grand tournant, où il cherche à renouveler l'approche et la connaissance de la Chine actuelle.
Sur la scène de l'amphithéâtre du Futuroscope, il explique que «la Chine est en train de se refermer et que, paradoxalement, c'est le moment où il faut le plus parler aux Chinois. Il faut leur dire que ça fait vingt ans qu'on sous-estime la Chine. Il faut maintenir le dialogue mais il faut aussi qu'on change de ton.» Il décrit un pays qui restera fermé en 2022, notamment parce qu'il n'a pas de vaccin efficace contre les nouveaux variants du Covid. Par ailleurs, dans le domaine de l'environnement, David Baverez estime qu'en Chine, le pic de la pollution se situera en 2030. La Chine n'aura alors qu'une trentaine d'années pour parvenir à retrouver une meilleure atmosphère en 2060, comme elle l'envisage. Ce qui suppose un effort économique énorme et des technologies qui n'existent pas aujourd'hui.
«La Chine n'est pas une démocratie, mais il n'est pas obligatoire de suivre les États-Unis au motif que, eux, sont une démocratie.»
Autre intervention, Sylvie Bermann. Elle a été ambassadrice de France en Chine entre 2011 et 2014, avant d'être nommée en Grande-Bretagne puis en Russie.
Elle aussi a écrit un livre sur la Chine, La Chine en eaux profondes, en 2017. Au Futuroscope, elle analyse les relations actuelles entre l'Occident et la Chine. «C'est une vraie guerre froide», dit-elle, «différente de celle qui a eu lieu avec l'URSS. Celle-ci était essentiellement militaire, nucléaire et idéologique. Aujourd'hui, avec la Chine, on a une guerre froide multidimensionnelle. La guerre que les États-Unis ont lancée contre les tarifs chinois a été un échec: les exportations chinoises en Amérique du Nord sont plus élevées qu'elles ne l'étaient au départ. Mais il y a une guerre qui est beaucoup plus grave et qui est technologique.» Et de citer le blocus américain sur les semi-conducteurs chinois ou l'interdiction faite aux entreprises occidentales d'acheter de la téléphonie Huawei.
Pascal Boniface, fondateur et directeur de l'Institut des relations internationales et stratégiques (IRIS), brosse ensuite un tableau de la position de la Chine dans le monde actuel, soulignant qu'elle est aujourd'hui le partenaire commercial de 128 pays contre une soixantaine pour les États-Unis. Il invite ensuite à ne pas suivre l'hostilité américaine face à la Chine. Selon lui, «la Chine n'est pas une démocratie, mais il n'est pas obligatoire de suivre les États-Unis au motif que, eux, sont une démocratie». Puis, il insiste sur un conflit possible entre la Chine populaire et Taïwan en disant: «Si on n'est pas capable d'aider les Afghans contre les talibans, je ne vois pas comment on irait aider Taïwan contre la Chine. C'est une question de réalisme. Pour l'instant les Taïwanais, de façon très intelligente, se disent “On a une indépendance de fait, qu'aurions-nous à gagner à une indépendance de droit qui pourrait conduire à une déflagration que personne ne maîtrisera?”»
La Chine, un acteur incontournable
Le discours suivi avec le plus d'attention a été celui d'Édouard Philippe. Lui et Jean-Pierre Raffarin s'appellent par leurs prénoms, mais il arrive aussi qu'ils se disent «Monsieur le Premier ministre». L'actuel maire du Havre a fait un voyage en Chine en 2018 alors qu'il était Premier ministre. Mais, surtout, à partir des années 2000, il y a fait plusieurs séjours qui l'amenaient à s'installer pendant quelques jours dans une ville chinoise afin d'observer son fonctionnement. Par la suite, devenu maire du Havre, Édouard Philippe s'est rendu plusieurs fois à Dalian. Un jumelage particulièrement actif existe depuis une trentaine d'années entre ce grand port du nord-est de la Chine et la municipalité havraise.
Cependant, au Futuroscope, Édouard Philippe n'a nullement mis en avant la connaissance qu'il a de la Chine. Il s'est plutôt attaché à une dissertation géopolitique autour de la phrase suivante: «Dans le monde d'aujourd'hui, ceux qui n'ont pas le vertige devraient nous faire peur.» Dans son discours, les défis du changement climatique et de la démographie mondiale voisinaient avec une réflexion sur le poids de la Chine. «En trente ans, il se passe en Chine ce que les sociétés occidentales ont connu en 250 ans.» Ce qui l'amène à considérer que «l'on voit se dessiner cet affrontement inévitable entre une Chine en conquête et une Amérique en inquiétude». Pourtant, Édouard Philippe estime qu'aujourd'hui aucune question mondiale ne peut être résolue sans la Chine: «Il ne faut pas exclure l'idée qu'une Chine faible et qui ne voudrait pas respecter les règles communes soit au moins aussi dangereuse qu'une Chine puissante et conquérante.»
#Video : « Les vertiges du monde retrouver l'équilibre » , conférence d’@EPhilippe_LH en replay lors du #forum de la Fondation Prospective et Innovation au @futuroscope ce vendredi à l’invitation de @jpraffarin https://t.co/VwMpC3qq7X
— Nicolas Baudon (@nicobaudon) August 27, 2021
À un autre moment de cette journée, Édouard Philipe met en avant la position du pouvoir russe par rapport à la Chine. Il raconte que lorsqu'il était à Matignon, il a invité au Havre son homologue Medvedev qui était en visite en France et que celui-ci lui a dit: «Pour nous, la Chine n'est pas une amie, elle n'est pas une alliée naturelle et elle sera probablement un jour dangereuse. Mais, aujourd'hui, et probablement pour assez longtemps, nous, les Russes, nous la comprenons. On sait très bien ce que veulent les Chinois. Et nous préférons avoir un interlocuteur qu'on comprend que des interlocuteurs qu'on ne comprend pas et qui, donc, d'une certaine façon, nous menacent.» Allusion bien sûr aux Occidentaux.
Une popularité en berne
Au Futuroscope, Jean-Pierre Raffarin, tout en présidant les débats, a tenu à expliquer que «les Chinois sont bien conscients que leurs performances ont été liées à l'ouverture. Le monde a intérêt à la coopération et celui qui fermerait ses portes rencontrerait des difficultés ou alors il faudrait qu'il les ouvre dans certains cas et les ferme dans d'autre. Ça ne serait pas si facile que ça.» En tout cas, pour l'ancien président de la région Poitou-Charentes, les risques de replis à moyen terme de la Chine sont «peu probables».
Les travaux se sont achevés avec un propos d'André Chieng, PDG de l'Asiatique Européenne de commerce et vice-président du Comité France Chine, une institution du Medef qui suit les échanges économiques entre les deux pays.
Enregistré à Pékin, il considère qu'«après des débuts chaotiques, la Chine a maîtrisé le Covid. Après avoir vu son économie plonger, elle l'a fait rebondir. Après un bras de fer féroce voulu par Donald Trump, sa balance commerciale est plus florissante que jamais. Cette année, l'application chinoise Tik Tok est devenue l'application la plus téléchargée au monde devant Facebook et les Chinois ont pu faire atterrir un robot sur la planète Mars.»
Mais, poursuit André Chieng: «La Chine a beau multiplier les réussites, loin de voir sa popularité s'envoler, elle la voit s'effondrer. La Chine séduisait quand elle était misérable et faible. Elle n'y arrive plus maintenant qu'elle est riche et puissante.»
Comment réussir à attirer la sympathie du reste du monde est sans doute une question que se posent des intellectuels chinois. Qui constatent que le rêve américain garde un incontestable attrait malgré les difficultés que rencontre l'Amérique d'aujourd'hui. Au Futuroscope, la réunion de la Fondation Prospective et Innovation avait au moins un intérêt: présenter un certain nombre de réalités de la Chine d'aujourd'hui. Mais la rendre sympathique et populaire semble actuellement un objectif difficile à atteindre.