Le 29 juin dernier, la Cour suprême des États-Unis a refusé d'annuler le sursis accordé à l'exécution d'un jugement, rendu le 5 mai dernier, concluant à l'invalidité du moratoire sur les expulsions mis en œuvre par le Centre de contrôle des maladies (CDC). Le juge Brett Kavanaugh, bien qu'ayant voté avec la majorité, a tenu à préciser sa position dans une opinion concurrente. Selon lui, le CDC a outrepassé ses prérogatives et seule une loi votée par le Congrès est en mesure de prolonger ce moratoire. Une opinion non contraignante qui a pourtant poussé la Maison-Blanche à laisser mourir le moratoire le 31 juillet avant d'être sommée d'agir par l'aile gauche du Parti démocrate.
L'Alabama Association of Realtors, qui avait obtenu gain de cause devant la cour de district de D.C., est retournée devant les tribunaux pour tenter à nouveau d'obtenir la suspension du sursis accordé dans l'attente du jugement en appel; une demande de référé de nouveau rejetée en cour de district puis en cour d'appel. Le 26 août à 22h (heure de Washington), la plus haute juridiction du pays a enfin accordé à l'association ce qu'elle attendait depuis quatre mois, le sursis a été levé, condamnant à mort le moratoire.
La décision de la Cour suprême, lourde de conséquences pour des millions de personnes qui risquent désormais l'expulsion là où États et pouvoirs publics locaux n'ont rien prévu pour les suspendre, amène avec elle son lot d'interrogations: qu'en sera-t-il du jugement qui était attendu en appel? Quelles seront les conséquences pour les moratoires locaux? Autant de questions qui ont une cause commune, l'influence du «shadow docket».
Un registre de l'ombre
Expression forgée par le professeur à l'université de Chicago William Baude en 2015, le «shadow docket» désigne les décisions de la Cour qui échappent au fonctionnement normal de celle-ci. Les décisions d'urgence, comme celle concernant le moratoire, trouvent leur place dans cette expression informelle: elles peuvent avoir, à l'instar de celle dont il est question, d'importantes répercussions. «Ces ordonnances sont nombreuses […] et ne sont pas toutes sans conséquences. Elles sont de plus en plus rendues sur des sujets essentiels à l'égard desquels n'existe aucun consensus», note ainsi Anne Deysine, professeure à l'université Paris Ouest Nanterre dans un article consacré à la cour du juge Roberts.
En règle générale, la Cour suprême dispose d'un pouvoir discrétionnaire de juger ou non les affaires qui lui sont présentées en appel. Lorsque la Cour se saisit d'une affaire, les parties sont invitées à livrer leurs mémoires et à se soumettre à l'exercice des plaidoiries orales (oral arguments). En outre, des tiers présentant un intérêt dans l'affaire dont il est question peuvent faire parvenir à la Cour des mémoires dans l'objectif d'influencer la décision (amicus curiae, «ami de la Cour»).
Les requêtes adressées à la Cour relèvent davantage du bon vouloir
d'un juge, qui peut accepter ou refuser
sans plus d'explication.
Pour le professeur William Baude, les critiques généralement adressées à la Cour suprême autour de son caractère politique ou de sa relative opacité devraient viser le «shadow docket», car les décisions qu'elle prend dans ce cadre se soustraient au fonctionnement général; décisions d'urgence, elles souffrent d'un manque de transparence et ne font pas l'objet de plaidoiries orales durant lesquelles les parties expriment leur position. Souvent accordées ou refusées sans explication ou presque, les requêtes doivent d'ordinaire répondre à quatre critères.
- Une «probabilité raisonnable» que quatre juges acceptent d'examiner le fond de l'affaire.
- Une «probabilité raisonnable» qu'une majorité de la Cour arrive à la conclusion, après révision, que la décision inférieure sur le fond était erronée.
- Un préjudice irréparable résultera du refus de la suspension.
- Qu'il soit jugé approprié d'examiner les préjudices relatifs du demandeur et du défendeur, ainsi que les intérêts du public en général.
Néanmoins, en dépit de ces critères, les requêtes adressées à la Cour relèvent davantage du bon vouloir d'un juge, qui peut accepter ou refuser sans plus d'explication. L'explication tient dans le fait que chaque juge de la Cour suprême est affecté à un «circuit». Le système fédéral d'appel américain est divisé en douze «circuits» géographiques. À titre d'exemple, le Vermont, le Connecticut et l'État de New York appartiennent au deuxième circuit. Ainsi, l'appel d'un jugement prononcé par une cour de district de l'un de ces trois États sera du ressort de la cour d'appel pour le deuxième circuit. Par conséquent, toute requête de référé auprès de la Cour suprême devra être adressée à la juge responsable du deuxième circuit, Sonia Sotomayor.
Lorsqu'une requête est adressée, cette dernière peut être refusée sans explication aucune: c'est ce qu'a fait récemment la juge Amy Coney Barrett en refusant une requête de référé déposée par un groupe d'étudiants dans l'objectif de suspendre temporairement l'obligation vaccinale imposée par l'université d'Indiana. De la même manière, elle peut être acceptée, auquel cas la partie adverse peut à son tour s'adresser à la Cour pour lui demander de renverser cette décision. Un processus expéditif qui n'est pas sans interpeller au sein même de la Cour.
«Un impact sur la santé de millions de personnes»
Dans la conclusion de son opinion dissidente, le juge Stephen Breyer a rappelé que les questions posées par le moratoire «appellent une prise de décision réfléchie, étayée par des informations et des arguments complets. Leurs réponses ont un impact sur la santé de millions de personnes». En clair, le doyen de la Cour a exprimé son opposition à une décision qui échappe aux standards en tous points: longue de huit pages, l'opinion non signée (per curiam) s'est concentrée sur le fond, soulignant, comme l'avait fait le juge Kavanaugh, que seule une loi votée par le Congrès pourrait imposer un nouveau moratoire. En cela, la Cour suprême a exprimé une position qui, en quelque sorte, court-circuite la procédure d'appel standard et contraint de fait la cour d'appel pour le circuit de D.C., qui doit encore rendre sa décision.
Plus étonnant encore, l'opinion rédigée par la majorité mentionne que «le fait [d']empêcher d'expulser les locataires qui ne respectent pas leur bail porte atteinte à l'un des éléments les plus fondamentaux du droit de propriété –le droit d'exclure», un argument qui fut central dans la décision Cedar Point Nursery v. Hassid rendue en juin dernier et qui a conclu à l'inconstitutionnalité d'un règlement autorisant les organisations syndicales à entrer temporairement sur la propriété d'exploitations agricoles. La Cour avait en effet considéré que ce droit s'exerçait en violation de la Takings Clause du cinquième amendement, laquelle prévoit que «nulle propriété privée ne pourra être réquisitionnée dans l'intérêt public sans une juste indemnité».
D'apparence anodine, cette phrase pourrait néanmoins avoir une incidence considérable dans les recours en justice visant les moratoires locaux, les cours inférieures pouvant dès lors supposer que la Cour suprême estime qu'un moratoire sur les expulsions ne saurait être licite sans l'existence d'une juste compensation. D'une étonnante clairvoyance, Leah Litman, professeure de droit constitutionnel à l'université du Michigan et animatrice du podcast Strict Scrutiny, avait extrapolé les conséquences de la décision Cedar Point Nursery, s'interrogeant sur ce que le «droit d'exclure» pourrait signifier en matière de logement. Une chose est sûre: les zones d'ombre du «shadow docket» ne s'estomperont pas demain.