Jeudi 26 août, un attentat à l'aéroport Hamid-Karzai à Kaboul, en Afghanistan, a tué des dizaines de civils afghans et plusieurs militaires américains. L'État islamique au Khorassan, ou EI-K, a immédiatement revendiqué l'attaque. Il s'agit d'une branche afghane du groupe État islamique que nous connaissons bien –celui qui a semé la terreur en Irak et en Syrie.
Maintenant que les États-Unis ont terminé leur retrait et leurs évacuations en Afghanistan, quels groupes sont en concurrence pour remplir le vide? Et tandis que nous regardons le chaos s'installer, quel genre d'issue devrions-nous souhaiter, de là où nous sommes?
Pour le savoir, j'ai parlé à Colin Clarke, directeur des politiques et des recherches au cabinet de conseil en renseignements et sécurité The Soufan Group, lors d'un épisode du podcast de Slate.com, What Next, le 30 août. Notre conversation a été éditée et abrégée pour plus de lisibilité.
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Seth Stevenson: Dès que le retrait américain a touché à son terme cet été, les talibans ont traversé le pays et se sont précipités pour prendre le pouvoir. La prochaine question est désormais: comment les talibans vont-ils gouverner? En sont-ils seulement capables?
Colin Clarke: Je doute vraiment que les talibans soient capables de diriger le pays. Et franchement, je pense que c'est là-dessus que table l'administration Biden. Je crois qu'elle espère que les talibans, à cause de ça, vont devoir faire des compromis et travailler avec d'autres groupes, et qu'il va finir par y avoir un genre de partage des pouvoirs en Afghanistan. Mais je n'ai pas l'impression que les talibans soient un groupe disposé à partager le pouvoir.
Actuellement, l'ampleur du contrôle pris par les talibans en Afghanistan n'est pas tout à fait claire. L'EI-K, un rival des talibans encore plus radical, fait partie des groupes bien décidés à exploiter cette incertitude. Ce groupe s'est formé alors que l'EI d'origine perdait son emprise en Irak et en Syrie.
En réaction aux actions antiterroristes agressives de l'Occident, ces groupes se sont décentralisés et ont soulagé une partie de la pression sur leur noyau dur. Si on regarde les endroits où l'État islamique est actif ou l'a été, on parle de la Libye, de l'Afrique de l'Ouest et du Sahel, des Philippines, et il ne fait pas de doute que l'Afghanistan est un autre noyau de ce réseau. L'EI a perdu son dernier territoire en Syrie au printemps 2019. J'ai identifié l'EI-K comme une des branches de l'EI les plus puissantes et comme un groupe qui a de très fortes raisons de nous inquiéter à l'avenir.
Quand on parle de l'EI-K, on parle d'un groupe de quelle taille? D'où viennent ses combattants?
L'ONU estime qu'il compte entre 1.500 et 2.200 combattants. C'est un groupe composé de guerriers chevronnés, certains issus d'autres formations extrémistes au Pakistan aussi extrêmement fanatiques. Ma principale inquiétude est qu'un événement tel que celui que nous avons vu à l'aéroport –un attentat terroriste très médiatisé– ait pour objectif d'attirer de nouvelles recrues, dans l'esprit: «Regardez, c'est nous qui avons la main ici. Venez dans notre camp.»
«Les talibans sont très alignés avec Al-Qaida en Afghanistan et au Pakistan, mais aussi avec des branches comme celle du sous-continent indien. Ils sont tous dans le même camp.»
Outre son édification et le recrutement, quel est l'objectif à plus grande échelle de l'EI-K à présent?
À mon avis, il y en a plusieurs. Je pense que l'EI-K veut faire honte aux talibans, les humilier et montrer aux civils afghans que les talibans ont peut-être été efficaces en tant que force d'insurrection, mais qu'ils sont incapables de gouverner le pays. Ce genre de groupe, à l'image des noyaux durs en Irak et en Syrie, va tenter de se tailler un bout de territoire et de le diriger. Mais je ne crois pas que nous verrons jamais le genre de situation que nous avons vue en Irak et en Syrie, où il y avait 40.000 combattants étrangers de pays différents et un groupe qui contrôlait un territoire de la taille de la Grande-Bretagne. En outre, même à l'intérieur de l'Afghanistan, ce sont les talibans qui commandent. Les talibans et leurs alliés auront les moyens militaires de dominer l'EI. Quantitativement et qualitativement, dans ce domaine ils ont l'avantage. Donc je ne crois pas que l'EI va évincer les talibans, mais il ne va pas non plus y renoncer sans se battre.
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Pour l'instant, c'est l'État islamique qui fait la une à cause de l'attentat. Mais vous avez dit qu'Al-Qaida était également une menace émergente. Quelles sont les relations entre les talibans, Al-Qaida, l'État islamique et d'autres groupes en Afghanistan?
Les talibans sont vraiment très très alignés avec Al-Qaida, pas seulement avec le noyau d'Al-Qaida en Afghanistan et au Pakistan, mais aussi avec des branches comme celle du sous-continent indien. Ils sont tous dans le même camp. L'EI-K est dans l'autre. S'il existe un tissu conjonctif, un lien entre ces groupes, c'est probablement le réseau Haqqani.
Le réseau Haqqani fait partie des talibans. C'est un groupe djihadiste qui remonte aux années d'Oussama ben Laden en Afghanistan, composé de moudjahidines. Il a énormément d'influence en Afghanistan, c'est un réseau extrêmement capable, responsable d'un tas d'attentats à Kaboul. Il y a eu des djihadistes qui ont combattu dans plusieurs camps de ce conflit à différents moments.
«Nous n'avons pas mené une guerre de vingt ans en Afghanistan: nous avons mené vingt guerres d'un an.»
La décision de se retirer d'Afghanistan ne pouvait pas se prendre sans qu'il y ait de compromis. Comme on l'a vu ces deux dernières semaines, certains de ces compromis sont extrêmement douloureux.
Il n'y a pas de solution idéale. Ce n'est pas comme s'il existait une bonne stratégie gagnante et évidente que le président aurait simplement négligée. Nous n'avons jamais eu de stratégie. Et c'est peut-être un cliché que vous avez déjà entendu, mais nous n'avons pas mené une guerre de vingt ans en Afghanistan: nous avons mené vingt guerres d'un an.
Certains risques, alors que nous quittons l'Afghanistan, concernent moins l'Afghanistan lui-même et davantage d'autres pays –nos rivaux, dans certains cas– qui vont chercher à utiliser à leur profit la fragilité de cette situation.
Maintenant que les États-Unis sont partis, les Iraniens, les Russes, les Chinois, les Pakistanais, les Turcs, les Indiens vont utiliser leurs propres intermédiaires et tenter d'exercer une influence dans le pays. Nous n'aurons que très peu de poids.
Quel effet cet attentat a-t-il eu sur l'opinion qu'ont les autres pays de l'Afghanistan?
Ça dépend de chaque pays. Je pense que certains ont des comportements de vautours qui volent en cercle autour d'une charogne, à l'affût d'un festin. Ils cherchent à accéder aux ressources minérales. Ils cherchent à développer d'éventuelles forces intermédiaires susceptibles de servir d'instruments dans le cadre d'autres conflits. Et le Pakistan? Que voit-il quand il regarde l'Afghanistan? Eh bien, il voit la possibilité d'utiliser des groupes terroristes et insurgés et d'autres acteurs non étatiques violents un jour contre l'Inde au Cachemire. Ça a toujours été sa stratégie. À long terme, oui. Mettre ces gars de côté pour quand on en aura besoin. Les Chinois ont ça. Les Chinois ont avant tout des motivations économiques. Les Russes ont d'éventuels retours de bâtons tchétchènes. Donc moi, ce que je prédis c'est une situation vraiment embrouillée, très instable. Et plus il y a d'acteurs dans une guerre civile, à la fois étatiques et non étatiques, plus la guerre civile dure longtemps.
Sommes-nous retournés à la case départ en Afghanistan –là où on en était il y a vingt ans– ou y a-t-il une différence aujourd'hui par rapport à la situation de l'époque?
Non, je pense qu'il ne serait pas juste de dire que nous sommes revenus à la case départ parce qu'Al-Qaida n'a plus rien à voir avec ce qu'elle était à l'époque. Nous avons passé vingt ans à éviscérer cette organisation. Ceci dit, ils ont la capacité de se régénérer maintenant, mais ils sont loin d'être aussi dangereux qu'autrefois. Et nos capacités à nous sont bien meilleures. Donc ce n'est pas la même chose, et ça, je le concède au président. Mon inquiétude, c'est: est-ce que ça va changer à l'avenir? Et si oui, à quelle vitesse?