À l'automne 2016, la sexothérapeute et chercheuse Leonore Tiefer baissait le rideau de la New View Campaign, une organisation qu'elle avait fondée pour lutter contre «la médicalisation du sexe», comme elle l'appelle –soit peu ou prou les efforts de l'industrie pharmaceutique pour définir les variations de la sexualité et les problèmes sexuels comme des problèmes médicaux nécessitant une solution médicamenteuse.
Seize ans durant, le groupe s'était battu contre l'implication de l'industrie dans la recherche sur le sexe, et notamment contre la promotion d'un médicament destiné à stimuler les pulsions sexuelles des femmes.
New View Campaign a organisé des conférences, ses membres ont rédigé des articles et témoigné devant la Food and Drug Administration (FDA), agence américaine chargée du contrôle des denrées alimentaires et des médicaments commercialisés aux États-Unis. Sa campagne figurait en bonne place du documentaire Orgasm Inc et promouvait une vidéo sagace (même si hors sujet) conseillant aux femmes de «mettre cette pilule rose à la poubelle», en référence à la flibansérine (Addyi), médicament pour la libido féminine à l'époque en cours d'approbation par la FDA.
«Faire un peu de bruit»
New View peut se targuer de quelques succès: la FDA n'a pas approuvé un patch de testostérone censé stimuler la libido des femmes, au motif que les minces avantages du patch ne compensaient pas ses risques, et l'agence a rejeté deux fois la flibansérine pour la même raison.
Mais en août 2015, l'agence allait faire volte-face et approuver le «Viagra rose». «J'ai eu le sentiment que nous avions dit tout ce que nous avions à dire», commente Tiefer au sujet de la fin de sa campagne. Des militants prédisent que l'approbation de la FDA sera demandée pour d'autres médicaments ciblant la libido féminine, mais le groupe a estimé qu'il n'y avait rien à faire pour l'arrêter. «Quel que soit le nombre de médicaments supplémentaires mis sur le marché, ça sera du pareil au même», ajoute-t-elle.
Et en effet, quatre ans plus tard, le calme était de mise lorsque la FDA approuvait la brémélanotide (Vyleesi), un médicament pour la libido que les femmes doivent s'injecter dans le ventre ou dans la cuisse au moins quarante-cinq minutes avant un rapport sexuel. Avec des résultats loin d'être impressionnants: les femmes qui avaient reçu le médicament n'avaient pas consigné d'événements sexuels plus satisfaisants que celles qui avaient eu une injection placebo, et elles n'avaient obtenu qu'un score légèrement meilleur sur les mesures du désir. En outre, quatre femmes sur dix ayant reçu la substance active allaient rapporter des nausées.
«Il n'y a vraiment pas eu d'opposition en 2019», déclare Tiefer, en référence à sa personne mais aussi à d'autres opposants à l'approbation de la flibansérine. «Sous une forme ou sous une autre, on était tous atteints d'une fatigue du Viagra rose».
En mars dernier, le Journal of Sex Research publiait une analyse mettant en doute la méthodologie des deux études clés sur la brémélanotide. Son auteur, Glen Spielmans, professeur de psychologie à la Metropolitan State University du Minnesota, y accuse les chercheurs financés par l'industrie d'avoir sélectionné des résultats favorables. Revigorée par ce nouveau papier, Tiefer a contacté quelques collègues partageant les mêmes idées pour «faire un peu de bruit».
Pour justifier l'approbation des médicaments pour la libido féminine, la FDA se réfère souvent au «besoin médical non satisfait». Mais les scientifiques sont farouchement divisés sur la question du nombre de femmes en manque de libido, et sur la manière de les aider au mieux. Si l'on en croit la publicité pour Vyleesi, les femmes américaines souffriraient d'une épidémie de libido en berne. Selon son site, 6 millions de femmes préménopausées –soit une sur dix– auraient un désir sexuel faible.
Frigides et nymphomanes
n'existent pas
La littérature scientifique n'étaye pas l'idée d'une déficience sexuelle touchant des millions de femmes, affirme Tiefer, dont la longue carrière inclut plus de trois décennies de professeur associé de psychiatrie clinique à la faculté de médecine de l'université de New York. «Il n'y a pas de norme pour définir ce qu'est un “désir sexuel normal”», ajoute-t-elle, soulignant que le désir varie considérablement et dépend fortement de la situation personnelle et de la culture de la femme concernée. Après tout, rappelle-t-elle, au XIXe siècle et au début du XXe siècle, certains médecins diagnostiquaient de la nymphomanie chez les femmes jugées sexuellement trop friandes.
Tous ceux à qui j'ai parlé s'accordent à dire que l'extinction de l'étincelle qui embrasait le plaisir sexuel est un problème réel et pénible. Certains médecins m'ont dit qu'ils étaient heureux de disposer d'options médicamenteuses pouvant raviver le désir perdu d'une femme.
«Il n'y a pas de norme pour définir ce qu'est un “désir sexuel normal”.»
Mais la chercheuse déclare qu'en quarante ans de carrière de sexologue, elle n'a jamais eu de patiente se plaignant d'une baisse de libido qui n'était pas associée à des problèmes physiques, émotionnels ou relationnels. «Si vous voulez améliorer votre vie sexuelle, lisez des livres, posez des questions et parlez à des personnes compétentes.» Ne croyez pas qu'une pilule ou une piqûre suffira à régler le problème.
En 2014, la FDA organisait un séminaire de deux jours pour recueillir les points de vue de scientifiques et de patientes sur les dysfonctionnements sexuels féminins. Les comptes-rendus de l'événement décrivent une mer d'intervenants et de participants arborant une écharpe bleu canard, signe de leur association avec le groupe militant Even the Score. Sprout Pharmaceuticals, le fabricant de la flibanersine, avait contribué au financement de cette campagne, qui avait mobilisé des groupes de femmes, et même des membres du Congrès américain pour faire pression sur la FDA afin qu'elle approuve le médicament en invoquant l'égalité de genre. Les hommes disposaient de vingt-six médicaments pour traiter les dysfonctionnements sexuels, dénonçait le groupe, alors que les femmes n'en avaient aucun.
Des arguments fallacieux. Pour atteindre ce chiffre exorbitant, il faudrait inclure les formes de marque et génériques d'une poignée de médicaments contre les troubles de l'érection, comme le sildénafil (Viagra). Sans compter que ces substances ciblent la capacité à avoir une érection, pas le désir sexuel. La FDA a aussi approuvé de nombreuses formes de supplémentation en testostérone comme thérapie de remplacement pour des hommes ayant de faibles niveaux de cette hormone, pas pour traiter des dysfonctionnements sexuels.
Un lobbying indésirable
Dans la clameur des accusations de sexisme, on a oublié que la flibansérine, à la base conçue comme antidépresseur et rejetée pour ses piètres performances et la somnolence qu'elle provoque, n'est pas non plus un excellent médicament pour la libido.
Selon la FDA, seules 10% des femmes préménopausées qui le prennent font état d'une amélioration significative par rapport à celles ayant reçu un placebo. De plus, le médicament est accompagné d'une notice avertissant que sa combinaison avec de l'alcool ou une longue liste de médicaments –dont certains antibiotiques, ainsi que des traitements contre les mycoses et l'hypertension artérielle– peut entraîner une baisse de tension et des évanouissements. Récemment, la FDA a annoncé qu'elle évaluait la nécessité d'une action réglementaire après un pic de signalements d'effets indésirables.
Dans un commentaire publié dans le New England Journal of Medicine, des scientifiques de la FDA ont admis avoir été influencés par des femmes ayant témoigné en 2014 sur la façon dont un faible désir affectait «leur sens de l'identité, leur bien-être émotionnel et leurs relations». Les auteurs indiquent également que certains membres d'un comité indépendant ayant recommandé l'approbation ont jugé la décision difficile. Globalement, écrivent les scientifiques de la FDA, ceux qui ont voté oui «ont reconnu les faibles effets du traitement et ses substantiels problèmes de sécurité, mais se sont focalisés sur le besoin médical non satisfait».
La FDA a procédé à une action réglementaire après un pic de signalements d'effets indésirables. | Capture d'écran via Facebook
La réunion de 2014 a pu également persuader la FDA de modifier ses critères d'efficacité d'un médicament pour la libido féminine, comme on peut le lire dans les directives de 2016 de l'agence à destination de l'industrie. Depuis, les fabricants de médicaments doivent toujours démontrer que les femmes prenant le médicament voient leur score relatif au désir sexuel s'améliorer. Mais les laboratoires n'ont plus à prouver que les femmes consignent des événements sexuels plus satisfaisants, simplement qu'elles rapportent moins de détresse –un changement qui s'est avéré crucial pour l'approbation du brémélanotide.
Dans son analyse, Spielmans souligne que les chercheurs ont abandonné les événements sexuellement satisfaisants comme mesure principale de l'efficacité dans les essais sur la brémélanotide après la fin des essais. Les femmes du groupe brémélanotide n'avaient pas déclaré une amélioration de leurs rapports sexuels, si bien que le fait de s'appuyer sur ces résultats aurait pu réduire à néant les chances d'approbation.
Les fabricants doivent toujours démontrer que les femmes prenant le médicament voient leur score relatif au désir sexuel s'améliorer.
Et ce n'est qu'une des façons dont les spécialistes –tous liés à Palatin ou AMAG Pharmaceuticals Inc, l'entreprise ayant obtenu la licence du brémélanotide– n'ont pas respecté les directives idoines, selon Spielmans. (Selon un communiqué de presse, Palatin et AMAG ont mutuellement mis fin à leur accord de licence pour le Vyleesi en janvier 2020). «Le risque, c'est qu'ils n'aient fait que trifouiller les données jusqu'à ce qu'ils aient trouvé quelque chose rendant le médicament intéressant», déclare-t-il.
«Du désir sexuel tout le temps? Sérieusement?»
Pour éviter ce genre de cherry picking, les chercheurs sont censés décider des critères d'évaluation au début de l'étude. Certes, la FDA a approuvé le changement des mesures de résultats primaires sur la base de la mise à jour des directives de 2016. Et rien ne prouve que quelqu'un ait jeté un petit coup d'œil aux résultats avant de modifier les critères d'évaluation. Néanmoins, dans son examen des données sur la brémélanotide, la FDA note que parce que, dans l'ensemble, les femmes participant à l'étude n'ont pas rapporté davantage d'événements sexuellement satisfaisants, les résultats négatifs pour ce critère auraient pu avoir été évidents avant même d'analyser les données pour savoir formellement qui avait reçu le médicament et qui avait reçu un placebo.
Dans sa réponse publiée dans le Journal of Sex Research, l'équipe de recherche mise en cause a fait part de son indignation. Les scientifiques ont déclaré avoir modifié les mesures de résultats avec la bénédiction de la FDA avant d'analyser les résultats. Ils ont également accusé Spielmans, qui n'a aucune compétence en recherche ou en clinique dans le domaine de la médecine sexuelle, de boxer hors de sa catégorie. (J'ai contacté plusieurs de ces chercheurs, qui n'ont pas répondu à ma demande d'interview ou ont refusé de me parler). Toujours dans la même revue, Spielmans s'est dit «déçu» de voir que l'équipe de recherche «n'avait pas réussi à répondre aux préoccupations les plus pressantes soulevées dans [s]a ré-analyse».
Évaluer le désir sexuel d'une femme n'a rien d'une sinécure. Dans le cadre des essais sur le brémélanotide, on a demandé aux femmes de comptabiliser chaque mois leurs événements sexuellement satisfaisants (ce qui incluait la masturbation et des activités sexuelles agréables avec un partenaire), mais on a fini par privilégier des mesures plus subjectives. Par exemple, l'un des principaux critères d'évaluation des essais sur le brémélanotide est fondé sur les réponses des femmes à deux questions sur leur désir sexuel au cours du mois précédent, tirées d'un questionnaire comptant dix-neuf entrées:
- Au cours des quatre dernières semaines, à quelle fréquence avez-vous ressenti un désir ou un intérêt sexuel? [Presque toujours ou toujours; la plupart du temps (plus de la moitié du temps); parfois (environ la moitié du temps); quelques fois (moins de la moitié du temps); ou presque jamais ou jamais]
- Au cours des quatre dernières semaines, comment évaluez-vous votre niveau (degré) de désir ou d'intérêt sexuel? [Très élevé; élevé; modéré; faible; très faible, ou inexistant].
Au risque de trop en révéler, je ne saurais vraiment pas comment répondre à ces questions. Ressentir du désir sexuel «moins de la moitié du temps» entraîne un score plus bas. Mais que puis-je dire? Je travaille. Nous sommes en pleine pandémie. Mon mari de longue date (que j'aime profondément) et moi sommes enfermés pratiquement 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7 depuis un an et demi. Les étincelles ne crépitent pas chaque fois que nous nous croisons dans la cuisine.
Pour obtenir un score élevé, vous devez désirer des rapports sexuels tout le temps, ou presque, commente Adriane Fugh-Berman, médecin et professeure de pharmacologie et de physiologie à l'université de Georgetown à Washington. «Je montre cette diapositive lors de mes conférences parce que c'est un bon moyen de faire rire l'auditoire en disant que je ne pense pas que cela soit compatible avec un emploi ou des études à temps plein», déclare-t-elle. «Du désir sexuel tout le temps? Sérieusement?»
Même la FDA est quelque peu réfractaire à l'échelle de notation, elle qui indique dans les directives de 2016 destinées aux laboratoires: «Il n'est pas clair si les femmes éprouvant du désir sexuel tout le temps ou la plupart du temps identifieraient cela comme un avantage, ou si cela pourrait représenter une préoccupation différente pour les femmes.»
Reste que l'agence a approuvé la brémélanotide en se fondant, en partie, sur les résultats d'une étude montrant que les femmes s'étant injecté le médicament avaient obtenu, en moyenne, 0,3 point de désir en plus sur une échelle en six points que le groupe placebo. Le groupe traité avait également obtenu un score supérieur d'environ 0,3 point sur une échelle de quatre points jaugeant leur degré de préoccupation suscitée par un faible désir sexuel.
Marketing fictif
La façon dont nous tentons de mesurer les dysfonctionnements sexuels est lourdement influencée par l'industrie pharmaceutique, déclare Fugh-Berman, qui critique ouvertement les pratiques de marketing pharmaceutique et la surconsommation de médicaments. Et d'ajouter qu'il en va de même de notre notion de la prévalence du problème.
Par exemple, la source d'une statistique souvent citée selon laquelle près de la moitié des femmes américaines souffriraient d'une forme de dysfonctionnement sexuel est une enquête de 1999. Comme le rapportait Undark en 2016, deux des trois experts qui l'avait menée étaient liés à des entreprises pharmaceutiques et d'autres scientifiques allaient remettre en question la méthodologie. «La soi-disant épidémie de dysfonctionnement sexuel féminin est un mensonge», tance Fugh-Berman.
Maureen Whelihan, gynécologue à Greenacres, en Floride, spécialisée dans la médecine sexuelle, ne fait pas non plus grand cas des questionnaires utilisés dans les essais cliniques. En pratique, il lui arrive d'avoir recours à des questionnaires courts pour vérifier l'anxiété, la dépression et le degré de satisfaction d'une femme par rapport à sa vie sexuelle. Puis elle entame une conversation avec les patientes sur la façon de répondre à leurs préoccupations. Le dysfonctionnement sexuel est un problème complexe souvent lié aux troubles de l'humeur, mais outre le régime alimentaire, l'exercice physique et les conseils, les médicaments pour la libido féminine peuvent également jouer un rôle dans le traitement, me dit-elle: «Je suis toujours partisane d'une approche incluant vraiment toutes les parties.»
«La soi-disant épidémie de dysfonctionnement sexuel féminin est un mensonge.»
Si les femmes ont un vaste besoin de stimulation de leur libido non satisfait, les médicaments disponibles ne le comblent visiblement pas. Peu après l'approbation de la flibansérine par la FDA, Valeant Pharmaceuticals (aujourd'hui Bausch Health Companies) a acheté Sprout pour un milliard de dollars. Après deux ans de chiffres de ventes lamentables pour la flibansérine, et menacé par des poursuites judiciaires, Valeant a vendu la société à un groupe d'anciens actionnaires de Sprout en échange d'un petit pourcentage sur les futures ventes. Qui ont depuis augmenté, les médecins américains en ayant déjà prescrit plus de 27.000 ordonnances en 2021, contre à peu près seulement 6.000 en 2018, selon la société d'analyse de santé IQVIA.
Pourtant, cela ne traiterait qu'une fraction des femmes qui, selon Sprout, souffrent d'un faible désir. «En réalité, il n'y a pas eu de vague de femmes réclamant ce médicament», précise Fugh-Berman. «C'est une fiction marketing.» Au troisième trimestre de 2021, Palatin a déclaré n'avoir tiré qu'environ 89.000 dollars des ventes de Vyleesi.
Whelihan prescrit couramment de la flibansérine, tout en précisant que la plupart de ses patientes ne font pas renouveler leurs ordonnances. Elle a pu proposer de la brémélanotide, mais lorsque les femmes apprennent qu'il s'agit d'une piqûre provoquant fréquemment des nausées, la plupart ne veulent pas en entendre parler: «Ça a fait un bide.»
Quant à Tiefer, elle cherche toujours à «faire du bruit» autour des médicaments pour la libido féminine, en publiant des articles et des tribunes, et en s'adressant à des journalistes comme moi. Pour l'instant, elle ne s'attend pas à avoir un grand impact sur la prise de décision de la FDA. «L'objectif est de sensibiliser le public au fait que ces médicaments sont promus par des parties intéressées, tournées vers le profit», dit-elle, «et que le consommateur, le patient, doit être éclairé et non dupé».