Culture

Toute la poésie d'un centre de tri postal révélée par une exposition d'art éphémère

Temps de lecture : 4 min

Après la visite de «L'Essentiel», vous ne verrez plus jamais un bâtiment de La Poste de la même façon.

Au premier palier, le bleu est imposé: l'artiste Pierre Buraglio en a tiré Comme une lettre à la poste, une série de soixante-dix enveloppes fenêtrées et dépliées (à droite). | Christophe Carron 
Au premier palier, le bleu est imposé: l'artiste Pierre Buraglio en a tiré Comme une lettre à la poste, une série de soixante-dix enveloppes fenêtrées et dépliées (à droite). | Christophe Carron 

«Par pitié, ne dites pas expo street art quand vous rédigerez vos articles», implore la commissaire d'exposition de «L'Essentiel», Elise Herszkowicz, au cours de la visite. Elle a bien fait de nous prévenir car nous aurions pu l'écrire, influencés par les précédents événements organisés dans les lieux désaffectés, comme l'investissement de la Tour Paris 13 par 108 Street Artist avant sa destruction en 2014, le récent Colors Festival dans d'anciens immeubles de bureaux du XIe arrondissement de Paris, ou l'annuel Colorama Street Art Festival organisé chaque été dans un lieu inoccupé de Biarritz.

Il y a bien des graffeurs et des street-artists parmi les quarante-trois personnalités conviées à investir deux étages d'un ancien centre de tri postal proche de la gare de l'Est, à Paris, mais «L'Essentiel» est une expérience collective d'art éphémère qui joue à la fois avec l'art de la rue et l'art contextuel.

Œuvres sous contraintes

Avec Elise Herszkowicz, curatrice et présidente d'Art Azoï, les deux autres commissaires d'exposition, le réalisateur et directeur artistique Cristobal Diaz ainsi que l'artiste plasticien et architecte Lek, ont imposé leurs conditions à leurs invité·es: il fallait réaliser son œuvre à un endroit et dans une couleur définies par la direction artistique. Une exception dans ce genre de projet, qui ne relève pas du caprice mais de l'exploitation d'un héritage, d'un esprit.

L'idée était d'utiliser au maximum les spécificités du lieu mis à disposition par Poste Immo, l'opérateur immobilier du groupe La Poste, un bâtiment «en transit». Avant d'être transformés en un immeuble de logements sociaux et privatifs, 2.000 mètres carrés, soit deux étages, sont devenus pour deux mois le support de l'imagination et du talent d'artistes dont les plus âgés, le plasticien Jacques Villeglé et le grand-père du graff Gérard Zlotykamien ont respectivement 95 et 81 ans.

Le vert de la cage d'escalier repris par OX dans sa série «35 échantillons (vert bouteille)». | Christophe Carron

Après curage et nettoyage, le bâtiment limité à son essentiel –murs porteurs, escaliers et fenêtres– a révélé trois teintes choisies ensuite par le trio de commissaires pour la direction artistique: le bleu «poste» de l'encadrement des fenêtres, l'ocre de la peinture des plafonds et le vert d'une cage d'escalier. Ainsi, c'est dans une de ces trois couleurs que les quarante-trois artistes ont dû s'exprimer en écho à l'identité passée du lieu.

Du bleu, le peintre et lithographe Pierre Buraglio a tiré Comme une lettre à la poste, une série de soixante-dix enveloppes fenêtrées et dépliées –pensez à la couleur du verso des enveloppes administratives–, quand le graffeur et tatoueur Fuzi a vandalisé avec soin une enfilade de fenêtres pour créer The Pool, «hommage à l'illégalité du graffiti» reposant sur «un tracé direct et instinctif» de spray bleu, pour jouer avec la principale source de lumière de la pièce.

Se jouer des et jouer avec les lettres dans ce qui fut un des centres névralgiques de la circulation du courrier des Parisiens, d'autres le tentent aussi: Nelio avec ses peintures sur fenêtres, Sowat, qui calligraphie du sol au plafond ou L'Atlas, Renzo & Tanc, dont la collaboration donne lieu à une œuvre scripturale monumentale, réflexion sur l'évolution de l'écriture, elle-même à la base du graff.

Une des fenêtres vandalisées par le graffeur et tatoueur Fuzi. | Christophe Carron

Mise en art de l'administration postale

Dans la capacité à faire corps avec le lieu et créer de l'art dans un endroit qui semble dénué de toute poésie –pensez à La Poste et surgiront dans votre esprit les mots «administration» ou «service public», bien avant ceux du champ lexical des arts– deux artistes se démarquent particulièrement.

Swiz et son Dialogue à 28°, une «peinture respectant scrupuleusement dans la composition les angles de 28° et 32,4° utilisés lors du dessin et de la fabrication de cette cage d'escalier aux formes brutalistes», support de son œuvre; et Apôtre, avec l'idée probablement la plus simple et pourtant la plus géniale, dont la réalisation, sur le plan technique, relève de la prouesse: il a recopié au spray noir, sur l'intégralité des murs d'une pièce biscornue, les mots d'un formulaire trouvé dans les décombres, «Décompte de la remise accordée», «​​dans le but de changer en poésie un texte anodin, et ce in situ».

L'installation Semence de Cécile Bonduelle. | Christophe Carron

Enfin, autre performance technique et artistique, celle de Cécile Bonduelle, Semence: une drisse couleur rouille perce et relie les deux étages du bâtiment consacrés à l'exposition avec, à chacune de ses extrémités, deux contrepoids constitués de gravats de l'édifice. Simple et efficace.

Dernière chance

Une exposition éphémère protéiforme bien loin, donc, du simple investissement d'un lieu désaffecté: c'est la mise en art d'un endroit dont beaucoup de Parisiens connaissent la façade sans jamais y être entrés. «L'Essentiel» les y autorise, mais seuls quelques chanceux ont pu pour l'instant profiter de la déambulation, le nombre de visiteurs étant limité à dix-neuf personnes à la fois pour des questions de sécurité. Endroit très agréable pour les visites –le vide permet de prendre la mesure du lieu et des réalisations– mais frustrant pour celles et ceux qui n'ont pu s'y rendre –les places disponibles (et gratuites) sont parties en quelques jours.

Comme une lettre à la poste de Pierre Buraglio. | Christophe Carron

Les plus motivés pourront toujours tenter de trouver un créneau lors d'une seconde session de visites, que les organisateurs ont décidé de programmer face au succès de leur entreprise. Seconde session et dernière chance, car toutes ces œuvres, réalisées en quelques jours début juin, seront détruites à l'automne. N'en resteront que des photos, dans un livre publié à l'hiver 2022.

«L'Essentiel»
Square Alban Satragne, 107 ter rue du Faubourg Saint-Denis, 75010 Paris
Entrée gratuite, du mardi au dimanche, de 10 à 18 heures, sur réservation.

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