Cet article est publié en partenariat avec la revue Gaze, qui célèbre les regards féminins.
Cette revue bi-annuelle propose des récits intimes, des reportages en immersion et du photojournalisme.
Gaze est disponible dans une sélection de librairies et en ligne, sur gaze-magazine.com.
Mes formes généreuses et ma beauté me sont directement héritées de ma mère, qui en a hérité de sa mère et de sa grand-mère avant elle. J'entretiens une histoire d'amour avec mon corps noir. Ce corps fascine, suscite du plaisir mais aussi des insécurités. J'ai été victime d'agressions sexuelles à plusieurs reprises au cours de ma vie et, aujourd'hui, être l'unique maîtresse de ma sexualité consentie est une source de pouvoir. Je cultive un érotisme qui repose essentiellement sur la domination totale de la situation.
Élevée dans une famille camerounaise catholique pratiquante, je viens d'une lignée de matriarches charismatiques, qui respectent les règles imposées par le patriarcat. En somme, nous faisons croire aux hommes qu'ils ont le pouvoir pour avoir la paix. Je me souviens qu'adolescente, je voyais dans la sexualité une liberté. Ma famille me l'a fait payer au prix fort. Ma mère s'empressait de jeter mes boîtes de préservatifs à la poubelle quand elle rangeait ma chambre. On me disait «précoce», «dévergondée», «occidentalisée». J'ai mis des années à reconstruire ma fierté détruite.
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Le silence est roi
En 2019, j'ai déménagé à Dakar, au Sénégal. Là-bas, les cultures ancestrales ont été davantage conservées qu'au Cameroun. D'où ma joie et mon étonnement en découvrant le djongué –une culture érotique sénégalaise imaginée par et pour les femmes. Des huiles, des perles, des encens, des pagnes et même des sextoys rangés loin des regards indiscrets, à disposition des femmes qui veulent «garder leur mari». Une pratique hétéronormée et tournée exclusivement vers l'homme, certes. Mais alors d'où vient cette honte autour de la sexualité qu'on m'a si subtilement transmise? J'ai pris mon courage à deux mains et j'ai mené l'enquête auprès de celles qui ont influencé ma vie: les femmes de ma famille.
C'est par ma cousine Sophie* que débute ma petite enquête. Elle a 32 ans et est docteure depuis peu. Sophie a grandi au Cameroun avant d'être scolarisée à 15 ans dans le sud de la France. Elle se souvient des cours d'éducation «à la vie et à l'amour» qui «sortaient des schémas habituels», dans son ancien collège jésuite de Douala. Elle se souvient de son premier copain du lycée. Elle ajoute immédiatement qu'à cette époque, elle était «très concentrée sur [ses] études». J'ai longtemps considéré Sophie comme asexuée. «Tu te trompes! Mais c'est un sujet trop intime pour en parler», me réplique-t-elle d'un rire nerveux. Son épanouissement, elle le trouve dans ses interactions quotidiennes, dans son travail, pas forcément dans sa sexualité. À ma grande surprise, parler de sexualité est plus simple avec ma mère. Elle me confie qu'elle s'est toujours sentie libre de parler de tout avec son père, de sexe comme du dernier film vu au cinéma du quartier.
Être une fille sexuellement active, c'est prendre le risque de faire faire à sa famille un pas en arrière.
Dans le Cameroun des années 1960, fraîchement indépendant, pousser ses filles à faire des études supérieures n'était pas systématique. Mon grand-père, cadre au chemin de fer, a encouragé ses enfants à faire de brillantes études, mais refusait que sa femme travaille. En écoutant Sophie et ma mère associer spontanément leur féminité et leur éducation, ne considérant jamais la sexualité comme une source potentielle d'épanouissement, je me rends compte du privilège dont j'ai joui. Grandir dans un pays émergent, quand on est une femme, c'est d'abord se réappropier ses droits les plus fondamentaux.
Être une fille sexuellement active, c'est prendre le risque de faire faire à sa famille un pas en arrière –celui d'une grossesse–, à contre-courant de la politique de scolarisation des filles. En écoutant ma mère me faire le récit de son adolescence, je l'imagine dans son uniforme scolaire avec ses amies, chantant «Sweet Mother» de Prince Nico Mbarga. Elle se remémore ses «amourettes» et sa camarade de classe qui passait son temps à «chercher les Blancs». Ma mère se décrit comme «tardive». Elle a été élevée par une mère «très dure» ayant «peur de l'extérieur». Ma grand-mère allait jusqu'à surveiller les cycles menstruels de ses filles pour s'assurer qu'aucune grossesse ne pointe son nez.
Sexualité is beautiful
Plus j'avance dans ma quête, plus je me rends compte que ce tabou n'est pas vécu de la même manière partout au Cameroun. Les femmes beti, ethnie originaire du centre du pays, portent avec fierté leurs atouts de séduction.
La chanteuse de bikutsi Lady Ponce a fait un carton en 2004, en sortant son tube «Le ventre et le bas-ventre». Dans ses clips, Lady Ponce arbore des habits moulants et se déhanche entourée de ses danseurs et de ses danseuses. Enfant, nous dansions de bon cœur devant ses clips vidéo –sauf mon père qui la trouvait «vulgaire». Le bikutsi en Afrique centrale, ou le ndombolo au Congo, sont une continuité de nos danses ancestrales. Sous un prisme occidental, elles paraissent chargées sexuellement, à l'image du twerk ou de la danse du ventre. Moi, elles me réchauffent le cœur. Sans rien verbaliser, leur déhanché est un signe de féminité assumée et de vitalité.
Ma cousine Divine*, la sœur de Sophie, me raconte comment, à son arrivée en France, alors lycéenne, elle s'étonnait de voir les couples se rouler des pelles et se toucher publiquement. Divine a longtemps fréquenté un site de rencontre chrétien. J'ai traversé ma puberté à ses côtés. Elle était là pour mes premières règles, mes premiers petits copains, ma première fois, mes chagrins d'amour aussi. Au téléphone, elle se souvient amusée de la manière dont ma mère a essayé de nous protéger de l'influence des garçons. «Vous voulez les hommes? Ils vont vous dépasser!», nous criait-elle. Je pense qu'à sa manière, maladroitement, elle a tenté de nous prévenir de la toxicité de certaines relations amoureuses.
«Quand j'ai su que la mère ivoirienne de ma meilleure amie lui parlait de sexualité, j'ai vu rouge. Et moi alors?»
Ma petite sœur Marie-Hélène et moi avons toujours regretté qu'elle ne nous ait jamais fait asseoir pour nous en parler. «Quand j'ai su que la mère ivoirienne de ma meilleure amie lui parlait de sexualité, j'ai vu rouge. Et moi alors?», a tempêté ma sœur. En confiant nos frustrations à ma mère, j'ai vu de la tristesse dans ses yeux. «Peut-être que je travaillais trop…», a-t-elle murmuré.
Pour pallier ce manque d'infos, j'avais à cœur d'informer ma petite sœur. Quand Marie-Hélène était au collège, je lui ai fait un tuto, banane à l'appui: «comment mettre une capote». À 20 ans, elle a entamé une longue relation avec un mec de mon âge. Elle a passé son temps chez lui: «Les parents savaient très bien ce qu'on faisait là-bas, mais personne n'en parlait.»
Je n'en veux pas à ma mère. Son silence m'a poussée à mener toute ma vie ma propre enquête. Au lieu d'être peu ou mal informée, j'ai tout fait pour comprendre, expérimenter, me tromper et recommencer. Que l'exploration de ma sexualité m'ouvre des portes ou fasse tomber les barrières de mon genre, je suis reconnaissante d'avoir trouvé des sœurs d'adoption et des espaces sûrs, pour me libérer une seconde fois.
* Les prénoms ont été changés