Culture

Avec «Titane», Julia Ducournau a révolutionné la Palme d'or

Temps de lecture : 6 min

Avec une Palme d'or féminine, queer et horrifique, le jury du 74e Festival de Cannes a décidé de «laisser entrer les monstres», et de marquer un grand coup dans l'histoire du cinéma.

Julia Ducournau, avec Sharon Stone, Vincent Lindon, Agathe Rousselle et Spike Lee, après avoir remporté la Palme d'or pour Titane, lors de la 74e édition du Festival de Cannes, le 17 juillet. | Valery Hache / AFP
Julia Ducournau, avec Sharon Stone, Vincent Lindon, Agathe Rousselle et Spike Lee, après avoir remporté la Palme d'or pour Titane, lors de la 74e édition du Festival de Cannes, le 17 juillet. | Valery Hache / AFP

On n'y croyait plus. Le Festival de Cannes, qui a signé en 2018 la Charte 50/50 pour la parité et l'inclusivité, traîne depuis des années un bilan mitigé dans ce domaine. Le record absolu du nombre de femmes en compétition reste bloqué à quatre (sur une vingtaine de films), et jusqu'à ce samedi 17 juillet 2021, une seule avait gagné la Palme d'or dans l'histoire du Festival: Jane Campion, avec La leçon de piano en 1993. Et encore, c'était une récompense ex aequo avec un homme, Chen Kaige pour Adieu ma concubine.

Après d'énièmes faux espoirs, notamment en 2016 avec Toni Erdmann, puis en 2019 avec Portrait de la jeune fille en feu, l'idée qu'une femme remporte enfin la Palme d'or sans la partager avec qui que ce soit paraissait de plus en plus chimérique. Mais cette édition 2021, marquée par la pandémie et les restrictions sanitaires, s'est finalement révélée exceptionnelle à tous points de vue. Le premier président noir du jury, Spike Lee, a ainsi fait avancer l'histoire en décernant la récompense ultime à Julia Ducournau pour son deuxième long-métrage radical et incendiaire, Titane: l'histoire d'une rencontre violente et incongrue entre deux personnages que tout oppose.

Une excellente soirée

Il aura donc fallu soixante-quatorze ans pour qu'une femme obtienne, seule, la Palme d'or. La scène fera date, déjà, à cause de la gaffe terriblement touchante de Spike Lee, qui a accidentellement annoncé une heure trop tôt la victoire du film. En début de soirée, alors que la maîtresse de cérémonie l'interrogeait sur «le premier prix que le jury s'apprêtait à remettre», le président a tranquillement déclaré «eh bien, le film qui a la Palme d'or est Titane…» avant d'être coupé par une Mélanie Laurent mi-amusée mi-catastrophée.

La cérémonie a continué comme prévu, mais la nouvelle avait déjà été reprise par tous les médias, et Julia Ducournau, de son propre aveu, a passé une excellente soirée avant d'être enfin appelée sur scène une heure plus tard. En larmes, la cinéaste de 37 ans a livré un discours émouvant, remerciant le jury «d'appeler pour plus de diversité dans nos expériences de cinéma et dans nos vies».

À la conférence de presse qui a suivi la remise des prix, Julia Ducournau a refusé d'être définie uniquement par son genre, mais a partagé une pensée pour celle qui l'avait précédée vingt-huit ans plus tôt: «J'ai beaucoup pensé ce soir à Jane Campion, je me suis beaucoup demandé ce qu'elle avait ressenti à ce moment-là, en étant la première. Et je dois dire qu'en tant que seconde, ce qui me porte, c'est que maintenant j'ai l'impression de faire partie d'un mouvement en marche. Je suis la seconde, donc il y aura une troisième, une quatrième...»

Palme gore

L'autre révolution, c'est que la Palme d'or a été attribuée à un film de genre, et plus spécifiquement à un film d'horreur. Des palmes violentes, fantastiques, et appartenant au cinéma de genre (dans lequel on peut ranger les westerns, les films de guerre ou encore la science-fiction), il y en a évidemment eu, de Pulp Fiction à Sailor et Lula en passant par Parasite. Mais c'est la première fois que le palmarès accueille une œuvre aussi frontalement horrifique. Dès l'ouverture du Festival, de nombreuses rumeurs entouraient la projection de Titane, nous promettant un «choc» viscéral et sans concession.

Le film a été à la hauteur de sa réputation, qualifié de «calvaire», «abject», par certains spectateurs après la séance de gala. Si Titane refuse d'être enfermé dans des cases, son appartenance au genre de l'horreur est très claire, avec ses scènes de body horror, de gore et de violence cronenbergienne, parfois à la limite du soutenable. On y suit Alexia (Agathe Rousselle), une jeune femme qui, depuis un accident, vit avec une plaque de métal dans le crâne, et ressent une attirance physique pour les voitures. Sa rencontre avec un pompier nommé Vincent (Vincent Lindon) va la transformer et la bouleverser.

Qu'il s'agisse de Cannes ou des Oscars, les films d'horreur restent rarement récompensés dans les cérémonies de remise de prix, encore moins par le trophée le plus prestigieux. La victoire de Titane, interdit aux moins de 16 ans, est donc une petite révolution pour une industrie parfois encore frileuse avec le genre pur et dur. On la doit sans doute à un jury dont tous les membres ou presque ont un lien avec ce cinéma-là: Mélanie Laurent a tourné récemment avec le réalisateur d'horreur Alexandre Aja, Kleber Mendonça Filho, Mati Diop et Jessica Hausner réalisent eux-mêmes des films de genre, Song Kang-ho travaille régulièrement avec les cinéastes Bong Joon-ho et Park Chan-wook.

Mais le sacre de Titane vient surtout confirmer une tendance qui se dessine depuis plusieurs années déjà, celle d'un renouveau du genre et notamment du cinéma d'auteur horrifique, à l'international (It Follows, Mister Babadook, Hérédité, Midsommar...), mais aussi en France. Grave, le premier long-métrage de Ducournau, sur une étudiante en école vétérinaire qui devient cannibale, est d'ailleurs souvent crédité pour cet essor dans l'Hexagone. Resté en salles de nombreux mois après sa présentation très remarquée à la Semaine de la Critique en 2016, son succès a permis de convaincre de plus en plus de financiers et producteurs qu'un film de genre n'était pas condamné à rester une œuvre de niche.

Marchant dans les pas de Grave, de nouveaux films d'horreur français ont récemment essaimé et révélé une nouvelle génération de talents. Revenge, La Nuit a dévoré le monde, La Nuée, Teddy… Autre signe de ce renouveau, en juin 2021, Wild Bunch International et la société de production Capricci ont même annoncé la création d'un label spécialisé dans le cinéma et les séries de genre, nommé Wild West. Le couronnement de Titane à Cannes vient ainsi entériner cette plus grande reconnaissance du genre par l'industrie, en France et à l'étranger.

Fluidité de genre

Dans une édition pourtant riche en réflexions sur le genre et notamment la masculinité, Titane s'est aussi imposé comme une des propositions les plus radicalement queer de la sélection, et pas seulement pour ses scènes de sexe entre lesbiennes. Les personnages principaux ont été conçus comme deux opposés du spectre: Alexia démarre le film en tant que danseuse érotique, très sexualisée dans sa lingerie et ses bas résille. Vincent, lui, est un pompier bourru angoissé par son vieillissement, qui se fait des injections de testostérone pour tenter d'entretenir sa masculinité.

Mais, plus le film avance, plus les deux personnages se rejoignent et viennent détruire les normes genrées dont ils sont, en quelque sorte, prisonniers. Pour survivre, Alexia va devoir adopter une identité masculine dans la violence et la douleur, mais elle finira par trouver du réconfort dans son nouvel état. Tandis que Vincent cache, sous ses airs virilistes, une profonde vulnérabilité, qu'il laissera s'exprimer de plus en plus librement.

«Titane» est en fin de compte une histoire d'amour et d'acceptation totale entre deux êtres marginaux et meurtris.

Avec la transformation physique de ses personnages, Titane fait ouvertement référence à l'expérience queer et trans, et prône une plus grande fluidité de genre. Lors d'une interview sur le tapis rouge, Julia Ducournau a d'ailleurs précisé qu'elle avait rencontré à la fois des hommes et des femmes pour incarner le rôle d'Alexia. En recevant la Palme d'or, la réalisatrice a déclaré: «Il y a tant de beauté, d'émotion et de liberté à trouver dans ce qu'on ne peut pas mettre dans une case.»

Une observation applicable aussi bien à ses personnages qu'à elle, réalisatrice de talent qui ne devrait pas être cantonnée à son genre, ou encore à son film, qui démarre dans le genre bien identifiable de l'horreur corporelle pour évoluer vers quelque chose de moins tangible et de plus déroutant. Malgré sa violence intense, Titane est en fin de compte une histoire d'amour et d'acceptation totale entre deux êtres marginaux et meurtris.

Difficile de ne pas voir dans cette victoire révolutionnaire un signe annonciateur. En plus de la Palme d'or, la Caméra d'or (qui récompense le meilleur premier long-métrage), la Palme d'or du court-métrage, et le prix Un Certain Regard de cette édition 2021 ont été remportés par des femmes. Espérons que cette tendance plus inclusive, moderne et audacieuse se poursuive dans le monde d'après, et que l'on n'ait pas à attendre trente ans de plus pour qu'une troisième cinéaste soit couronnée à Cannes.


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