Depuis une dizaine d'années, toutes sortes d'entreprises chinoises ont connu un développement considérable. Elles ont su profiter d'un marché intérieur en pleine expansion, et beaucoup d'entre elles se sont lancées avec succès dans l'exportation de leurs produits et de leur savoir-faire à travers le monde. Ailleurs, il y aurait là un motif de satisfaction nationale. Mais pas en Chine.
Après avoir laissé naître et prospérer des mastodontes de l'industrie et du commerce, particulièrement dans le secteur du numérique, le gouvernement chinois a décidé de reprendre la main. Cela risque d'affaiblir des entreprises nouvelles et particulièrement dynamiques. Mais peu importe: visiblement, l'essentiel est qu'elles n'échappent pas au contrôle du Parti communiste chinois.
Fin 2020, à Pékin, diverses administrations –la SAMR (State Administration for Market Regulation) ou l'autorité chinoise de surveillance de la cyber-sécurité– ont été chargées de réduire fermement les positions dominantes que certains grands groupes chinois ont acquises. Premier visé, Alibaba, fondé en 1999 à Hangzhou, près de Shanghai, par Jack Ma. Ce self-made man d'allure frêle a réussi à bâtir un empire économique, faisant de son succès un modèle de l'entrepreneuriat à la chinoise.
Alibaba est aujourd'hui la plus grande entreprise au monde de paiements et de ventes au détail, ainsi qu'un moteur de recherche pour le magasinage. En 2019, l'équivalent de 917 milliards d'euros de commandes étaient passés sur ses plateformes. Un volume d'affaires trois fois supérieur à celui de l'américain Amazon. Alibaba est présent dans de nombreux pays, et a pris des participations ou carrément racheté toutes sortes d'entreprises.
Très utilisé en Chine, Alipay, le système de paiement lancé par Alibaba, permet de tout payer avec un simple smartphone, et donc sans argent liquide. En 2014, la société est entrée à la bourse de New York, avec une introduction record d'un montant de 25 milliards de dollars. La même année, Laurent Fabius, alors ministre français des Affaires étrangères, s'est rendu à Hangzhou pour rencontrer Jack Ma et signer avec Alibaba un accord destiné à accroître la visibilité des produits français sur Alibaba.com.
Alibaba, Tencent et Didi sous pression
Mais, à l'automne 2020, Alibaba est devenu la cible d'une enquête antitrust qui l'accusait de «violation des règles anti-monopole». Sous la pression soudaine des autorités chinoises du marché, l'entreprise a été contrainte de renoncer à mettre en bourse, à Shanghai et à Hongkong, sa «fintech» Ant Group. Puis, le 24 décembre 2020, une amende de l'équivalent de 2,8 milliards de dollars –soit 4% de son chiffre d'affaires de 2019– a été infligée à Alibaba. Il lui était en particulier reproché d'imposer aux commerçants de vendre leurs produits en exclusivité sur les plateformes d'Alibaba au détriment de sites concurrents. Jack Ma a alors disparu et n'est revenu que deux mois et demi plus tard, lors d'une fête organisée pour les enfants du personnel de l'entreprise à Hangzhou.
Les autorités de régulation financière chinoises se sont ensuite intéressées à Tencent, un autre géant du numérique apparu en 1998 à Canton. L'entreprise a notamment créé Wechat en 2011, qui est devenu l'une des applications mobiles de messagerie les plus populaires en Chine et qui dénombre plus d'un milliard de comptes dans le monde. En mars dernier, une enquête a été annoncée, visant des acquisitions et des concentrations réalisées par Tencent.
Aussitôt, Pony Ma, le fondateur et CEO de l'entreprise, est allé rencontrer la SAMR, et une amende à l'encontre de Tencent de l'équivalent de 65.000 euros lui a été annoncée. C'est nettement moins que le milliard et demi que les rumeurs prédisaient. Difficile de savoir si le fait que Pony Ma est membre du Parti communiste, et siège parmi les 3.000 députés de l'Assemblée nationale populaire, a joué un rôle dans cette apparente modération.
Pony Ma, le fondateur et PDG de Tencent, à Hongkong, le 23 septembre 2016. | Anthony Wallace / AFP
En tout cas, Tencent va revoir à la baisse ses intentions de fusion avec des start-ups de jeux vidéo. Le groupe ne prendra que 10% de Zhejiang Huatong, alors qu'un rachat total avait été envisagé. Il ne pourra pas réunir en une seule entité sa participation dans deux services de jeux en ligne, Huya et DouYu. Cela aurait «renforcé encore la position dominante de Tencent sur le marché de la diffusion en direct de jeux», a expliqué la SAMR dans un communiqué en ligne.
De son côté, pour bien montrer son respect des lois qui interdisent aux moins de 18 ans de jouer en ligne la nuit, Tencent vient de décider d'obliger tous les internautes qui jouent entre 22h et 8h du matin à confirmer leur identité par le biais de leur téléphone portable et via un algorithme de reconnaissance faciale. Dans ces conditions, difficile pour un mineur d'utiliser le compte d'un adulte.
Ces sociétés ont un point commun: elles venaient de s'introduire à la bourse de Wall Street et leur mise en cause a immédiatement fait chuter leurs cours.
En ce début juillet 2021, Didi, une autre grande entreprise de la tech chinoise, est dans le viseur des autorités de Pékin. Il s'agit du leader de la réservation de taxis et de VTC, les voitures avec chauffeurs. Cheng Wei, le fondateur et actuel PDG de la société, est entouré de Shanghaiens proches de Jiang Zemin, le chef de l'État chinois de 1993 à 2003, et cela peut déplaire à Pékin. Mais Didi a connu une forte expansion en moins de dix ans et s'est progressivement diversifiée, en proposant des vélos en libre-service et l'organisation de covoiturage. En 2015, l'entreprise a racheté son principal concurrent chinois puis, au terme d'une guerre des prix soutenue, l'Américain Uber a préféré quitter la Chine. En 2019, Didi a compté 375 millions d'utilisateurs à travers le monde et 15 millions de chauffeurs. Son chiffre d'affaires en 2020 a été de 21,6 milliards de dollars. Outre la Chine, l'entreprise est présente en Russie et en Australie.
Le 4 juillet, soit deux jours après que Didi est entrée à la bourse de Wall Street, l'autorité de surveillance de la cyber-sécurité lui ordonne de retirer des plateformes en ligne son application permettant de réserver un VTC. La raison donnée est «une grave violation de la réglementation en matière de collecte et d'utilisation des données personnelles des utilisateurs».
Didi, outre les trajets de ses clients, enregistre systématiquement les conversations qui se déroulent dans les voitures. Or, en Chine, en principe, le renseignement sur ce que dit la population relève du strict monopole du Parti communiste. Et d'ailleurs, depuis quelques mois, tout un nouvel arsenal juridique a été mis en place en Chine pour limiter la collecte et l'utilisation non réglementée des données personnelles des Chinois. Face à tout cela, Didi a publié un communiqué qui dit: «Nous remercions les autorités de guider Didi dans le droit chemin», ajoutant que l'entreprise promet de «respecter, de la façon la plus stricte, les recommandations qui lui seront faites».
Le siège de Didi à Pékin. | Jade Gao / AFP
Deux applications de transport routier détenues par Full Truck Alliance et Zhiping.com, le site chinois numéro un de recherche d'emploi et de recrutement en ligne, viennent à leur tour d'être visées par une enquête des autorités de la cyber-sécurité. Toutes leurs possibilités de téléchargements ont été suspendues. Ces sociétés ont un point commun avec Didi: elles venaient de s'introduire à la bourse de Wall Street, et leur mise en cause a immédiatement fait chuter leurs cours en Chine comme en Amérique.
Montrer que les entreprises sont sous contrôle
D'autres entreprises privées chinoises, à la puissance grandissante, pourraient prochainement être mises en cause en Chine. Pour les autorités de régulation du marché et pour le Parti, un premier objectif est d'indiquer à la population que l'enrichissement de certains groupes industriels est désormais sous contrôle.
Jean-François Di Meglio, président d'Asia Centre, estime que «le seul discours que peuvent tenir les dirigeants de Pékin est que le modèle chinois est fondamentalement différent du modèle capitaliste. Il garantit une société modeste mais qui respecte un minimum de confort humain et qui n'exploite pas l'être humain. Les dirigeants chinois sont en train de mettre au point un discours qui dira: notre modèle est finalement plus humaniste que le modèle capitaliste. Et ce modèle est à l'opposé de la recherche de la rentabilité qui, elle, relève du modèle occidental.»
Il y a quelques années, Pékin appréciait qu'une entreprise chinoise démontre sa montée en puissance en prenant place à la bourse de New York. Aujourd'hui, au contraire, ce geste apparaît comme un désir de s'installer dans un espace de liberté hors de Chine. De plus, les autorités chinoises voient d'un mauvais œil ces sociétés qui dépendent prioritairement du marché chinois et qui vont s'installer dans la principale institution financière des États-Unis. Entre ce pays et la Chine, un climat de guerre économique a été installé par Donald Trump, et il n'est pas démenti par Joe Biden.
«L'une des hantises du Parti communiste chinois est le modèle des oligarques russes.»
Depuis une trentaine d'années qu'elle s'est lancée dans la modernisation et qu'elle a fortement gagné en puissance, la Chine n'a jamais pratiqué une véritable ouverture à l'égard des États-Unis. Si, en Chine, certains acteurs du digital chinois ont pu devenir des géants de l'économie, c'est en partie parce qu'ils étaient totalement à l'abri des GAFA américains. Il n'a jamais été question pour Pékin de laisser ces derniers entrer sur le sol chinois. Mais, maintenant que des entreprises comme Alibaba ou Didi sont devenues des mastodontes, il ne s'agit pas qu'elles soient des puissances incontournables. Elles ont une présence considérable dans les habitudes de la population chinoise. D'où la nécessité aux yeux du pouvoir chinois de limiter leur puissance.
C'est dans cette optique que le ministère chinois de l'Économie a reçu l'ordre de reprendre en main le secteur des paiements électroniques que Alibaba, avec Alipay, ou Tencent, avec Wechat, ont développé avec un grand succès. Il est difficile pour le régime d'admettre que ce nouveau type de monnaie soit de plus en plus utilisé en Chine, sans être supervisé par les autorités. Le réseau du bitcoin est déjà en train d'être interdit, tandis qu'au moment des Jeux olympiques d'hiver de Pékin, en février 2022, une monnaie électronique –un e-yuan– devrait être officiellement lancée par la République populaire de Chine.
Vouloir encadrer le pouvoir grandissant des entreprises de nouvelles technologies n'est pas un souci réservé à la seule Chine. Aux États-Unis, ainsi qu'en Europe, les lois anti-trust peuvent s'appliquer à ce genre de sociétés. Mais à Pékin, la priorité n'est pas tant de permettre le libre jeu de la concurrence économique et commerciale. Il s'agit de préserver la prééminence du Parti communiste.
Les dirigeants chinois ne veulent surtout pas d'une situation qui serait comparable aux grandes entreprises russes, dont les patrons jouent de fait un rôle politique considérable. Jean-François Di Meglio considère que «l'une des hantises du Parti communiste chinois est le modèle des oligarques russes. Ils sont montés en puissance et peuvent challenger le pouvoir de Poutine. Jack Ma ressemble comme deux gouttes d'eau à un oligarque à la russe. C'est un oligarque avec des caractéristiques chinoises.»
En même temps, le Parti communiste chinois ne veut pas non plus laisser s'installer en République populaire de Chine une économie de type capitaliste. Pour marquer la différence avec les pays occidentaux, Xi Jinping et ses équipes s'efforcent de renforcer les entreprises publiques chinoises. Celles-ci semblaient en déclin après les réformes lancées par Deng Xiaoping à la fin du XXe siècle. Alors qu'aujourd'hui, la tendance en Chine est visiblement de tout faire pour brider les grandes entreprises privées. Le pouvoir chinois entend ainsi aménager, en le contrôlant davantage, le système de gouvernance de l'économie du pays. Avec un objectif: établir une gestion du pays «aux couleurs chinoises» et assurer ainsi une nouvelle phase de la montée en puissance de la Chine.