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Six heures. C'est le temps que Maureen Kearney a passé ligotée à une chaise, le manche d'un couteau enfoncé dans le vagin, la lettre «A» scarifiée sur le ventre. «A» comme Areva, géant du nucléaire français, dont la syndicaliste aurait été sur le point de révéler une opération secrète douteuse?
C'est en tout cas la thèse que développe François Luciani dans Suspicion, une fiction sonore en cinq épisodes diffusée dans l'émission «Affaires sensibles» de France Inter et accompagnée d'interviews de protagonistes de l'affaire menées par Fabrice Drouelle.
Une cible parfaite
Que s'est-il donc passé le 17 décembre 2012? Maureen Kearney a-t-elle été agressée et violée chez elle par un homme dont elle n'a pas vu le visage (mais dont elle reconnaîtrait le parfum entre mille)? Ou a-t-elle mis en scène cette agression pour se mettre en avant? C'est en tout cas cette seconde piste que privilégient les enquêteurs dès le début de leurs investigations, incrédules face à l'agression de cette prof d'anglais d'origine irlandaise, syndicaliste haut placée chez Areva.
Une cible toute désignée, selon elle, pour le nouveau président du directoire d'Areva Luc Oursel et son confrère d'EDF, Henri Proglio. Dans le milieu très viril des grands patrons du nucléaire, il ne fait pas bon être une syndicaliste convaincue, surtout lorsqu'on reste proche de l'ancienne présidente d'Areva Anne Lauvergeon.
La version de l'homme de main mandaté pour faire taire la syndicaliste –qui pourrait avoir eu accès à des dossiers secrets– ne convainc pas les enquêteurs. Pour eux, Maureen Kearney a forcément tout inventé. Ils mênent une enquête à charge qui va jusqu'à faire douter la victime de sa propre expérience.
Une fiction ultra-réaliste
Réalisée par Cédric Aussir, metteur en sons prodige de Radio France, avec lequel François Luciani avait déjà collaboré sur la fiction politico-industrielle L'Otage, la série en cinq épisodes surprend par son réalisme. Elle force aussi l'admiration pour la simplicité avec laquelle elle guide l'auditeur d'un personnage à l'autre sans jamais le perdre au cours du récit. Une véritable prouesse pour un scénario qui compte une trentaine de protagonistes en s'inspirant du bouquin de la journaliste Caroline Michel-Aguirre La Syndicaliste.
Portée par la comédienne Maryline Canto, qui incarne parfaitement la fragilité complexe et froide de la victime d'agression mise à mal par des enquêteurs indélicats, cette fiction retrace toutes les étapes du calvaire de Maureen Kearney: les faits survenus en 2012, l'enquête à charge menée contre elle, ses aveux à l'issue d'une garde à vue éreintante, sa condamnation pour «dénonciation mensongère» lors du premier procès en 2017, et, enfin, son acquittement lors du procès en appel de 2018.
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Bien évidemment, le récit ne passe pas sous silence les dessous du scandale industriel qu'elle tentait d'empêcher –la vente de compétences stratégiques pour la France par EDF et Areva à la CGNPC, une société d'État chinoise d'énergie nucléaire. Une vente effectuée en 2013 malgré l'opposition du ministre de l'Économie, du Redressement productif et du Numérique d'alors, Arnaud Montebourg, dont Maureen Kearney était proche dans le cadre de son activité syndicale.
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Donnant à entendre aussi bien l'expérience intime de l'agression, la spirale infernale de l'enquête policière et les tractations politiques et industrielles dans lesquelles évoluait la syndicaliste, la fiction hyperréaliste nous plonge avec brio dans cette histoire qui n'a eu étonnamment que peu de retentissement.
Mais ce sont finalement les interviews de Maureen Kearney, de son avocat Hervé Temime et de la journaliste Caroline Michel-Aguirre, réalisées en plateau par un Fabrice Drouelle tout en empathie, qui font le plus froid dans le dos: chacun et chacune livre son propre point de vue sur la manière dont les intérêts financiers peuvent mener les plus puissants à broyer une vie en toute impunité. L'agresseur de Maureen Kearney n'a jamais été identifié.
Supicion est disponible en intégralité sur le site de France Inter.