Donald Rumsfeld, qui a été le plus jeune, le plus vieux et, très probablement, le pire secrétaire de la Défense des États-Unis est mort le mardi 29 juin à l'âge de 88 ans.
Donald Rumsfeld, ancien secrétaire à la défense américain et architecte des guerres d’Irak et d’Afghanistan, est mort https://t.co/yir0dYNsIK
— Le Monde (@lemondefr) July 1, 2021
Son premier mandat, qu'il exerça un peu plus d'un an après avoir été nommé, à l'âge de 43 ans, par le président Gerald Ford, fut sans conséquence. Son deuxième, sous George W. Bush, dura six ans, jusqu'à sa démission à l'âge de 74 ans, période durant laquelle il se rendit en partie responsable de la guerre en Irak et surtout coupable d'une conduite «abyssale» qui entraîna des centaines de milliers de morts (parmi lesquels plus de 4.400 Américains) et la déstabilisation du Moyen-Orient.
Un «petit enculé sans aucune pitié»
«Abyssale» est le terme qu'utilisèrent huit généraux américains à la retraite dans une lettre qu'ils signèrent au début de l'année 2006 pour demander sa démission. Prévoyant que les Démocrates allaient reprendre les deux chambres du Congrès, notamment en raison de l'impopularité de la guerre, Rumsfeld envoya sa lettre de démission à Bush la veille des élections de mi-mandat. Bush l'accepta le lendemain des élections.
Durant la majeure partie de sa carrière, qui débuta en 1963 avec sa première investiture (il fit trois mandats) au poste de représentant républicain de l'Illinois au Congrès américain, Rumsfeld se forgea une solide réputation d'animal politique habile et combattif.
Henry Kissinger a dit de lui un jour qu'il était l'homme «le plus dénué de scrupule» qu'il ait jamais rencontré.
Sur l'un des enregistrements secrets de Richard Nixon, on peut entendre ce dernier le qualifier de «petit enculé sans aucune pitié» (ce qui était un vrai compliment dans la bouche de Nixon). Henry Kissinger a aussi dit de lui un jour qu'il était l'homme «le plus dénué de scrupule» qu'il ait jamais rencontré (ce que l'on imagine dit avec une certaine jalousie).
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Le tournant dans la vie de Rumsfeld eut lieu en 1970, lorsque Nixon le nomma à la tête du Bureau des opportunités économiques (Office of Economic Opportunity). Il occupa ensuite le poste d'ambassadeur auprès de l'OTAN, puis conseiller à la Maison-Blanche avant d'en devenir le chef de cabinet. Donald Rumsfeld recruta à son tour comme assistant celui qu'il avait auparavant au Parlement, Richard Cheney.
Lorsque Nixon dut démissionner, la position des deux hommes se trouva renforcée car Ford, qui remplaçait Nixon, était ami avec Rumsfeld, qu'il avait connu au Congrès. Ensemble, Rumsfeld et Cheney firent en sorte que Kissinger perde son poste de conseiller à la sécurité nationale et que Ford (avec le Parti républicain) se tourne contre la politique de détente avec les Soviétiques (ce fut sans doute ce qui fut à la source tant de l'admiration tactique que de l'hostilité stratégique de Kissinger).
Cheney-Rumsfeld, duettistes sournois au sommet de l'État
Après la défaite de Ford en 1976, Rumsfeld se tourna vers le monde des affaires et fit fortune en présidant le laboratoire pharmaceutique Searle ainsi que deux autres sociétés. Dans les années 1990, il renoua avec la politique de la défense et participa à plusieurs commissions. La plus importante, à la fin de cette décennie, avait pour objet d'évaluer la capacité de la Corée du Nord à construire des missiles balistiques (et elle conclut, entre autres choses, que l'Agence centrale de renseignement (CIA) sous-estimait gravement la menace).
Lorsque George W. Bush fut élu président des États-Unis, il songea d'abord à confier à Rumsfeld le poste de directeur de la CIA. Toutefois, Dan Coats, auquel pensait initialement Bush pour devenir secrétaire à la Défense, ne s'étant pas montré suffisamment enthousiaste au sujet de la défense antimissile, Cheney (désormais vice-président) suggéra que son vieil ami et mentor Rumsfeld le remplace (beaucoup plus tard, Coats fut finalement nommé directeur du renseignement national, puis congédié par Donald Trump).
Le duo Cheney-Rumsfeld a influencé l'histoire comme aucun autre duo formé par un vice-président et un secrétaire national à la Défense (ou autres dignitaires américains n'incluant pas le président) auparavant.
Sa défense des «bombes intelligentes» pour remporter la guerre en Irak est sa stratégie la plus désastreuse.
Tout d'abord, en véritables maîtres de la bureaucratie, ils ont tous deux très bien su comment faire barrage à leurs rivaux trop puissants ou influents et tracer des cercles autour d'eux pour les isoler. Pour éviter une réunion du Conseil de sécurité nationale où ils s'attendaient à être mis en minorité, Rumsfeld avait l'habitude d'envoyer un subalterne pour annoncer qu'aucune décision ne pouvait être prise en l'absence du secrétaire –et si cela ne marchait pas, Cheney se rendait ensuite dans le Bureau ovale pour persuader Bush d'annuler la décision qui venait d'être prise (cela changea toutefois durant les deux dernières années de la présidence de Bush, ce dernier ayant fini par comprendre leur petit jeu et pris conscience de ses conséquences désastreuses).
Ensuite, durant la période précédant l'invasion de l'Irak, Rumsfeld avait décidé de ne pas croire la CIA, qui affirmait que Saddam Hussein ne possédait pas d'armes de destruction massive et qu'il n'était pas non plus lié à Al-Qaida –une méfiance envers l'agence de renseignement qui lui venait sans doute de son expérience à la commission chargée d'évaluer la capacité de la Corée du Nord à construire des missiles balistiques. Rumsfeld se chargea donc de mettre en place son propre bureau de renseignement, baptisé «Bureau des plans spéciaux» (OSP), spécialiste de la collecte biaisée de données brutes et de la mise en avant des sources qui confirmaient ses propres convictions.
Image satellite du département américain de la Défense des dégâts causés par une attaque au missile du 16 décembre 1998 contre l'Irak. À gauche, les casernes des unités d'élite de la Garde républicaine irakienne avec les structures avant l'attaque, à droite leur destruction après l'attaque. | DOD / AFP
Plus désastreuse encore fut peut-être son ardente défense d'une autre idée qu'il avait reprise à une commission de la fin des années 1990, la «transformation militaire», selon laquelle les réseaux de renseignements informatisés et les «bombes intelligentes» (fruits de la révolution microélectronique) étaient désormais si efficaces et précis qu'ils pourraient permettre aux États-Unis de remporter des guerres avec un nombre réduit de troupes sur le terrain.
Suivant cette logique, Rumsfeld fit passer le déploiement militaire prévu en Irak de 500.000 hommes à seulement 140.000. Dans un certain sens, les faits lui donnèrent raison: aidées par leur matériel ultra sophistiqué, les troupes au sol parvinrent à vaincre l'armée irakienne (alors la quatrième plus grande armée du monde) et à occuper Bagdad en dépit d'effectifs réduits –bien inférieurs à ce que les généraux avaient estimé nécessaire. Cependant, il eut tort sur un point qu'il ne pensait pas important… mais qui l'était énormément: ces 140.000 soldats étaient très loin d'être suffisamment nombreux pour tenir le territoire (après avoir conquis un village, les Américains repartaient en direction de la capitale, laissant derrière eux le chaos ou pire) ou éviter l'insurrection et la guerre civile qui s'ensuivirent et durèrent encore neuf ans.
Irak: vocation destruction
Rumsfeld resta si dogmatique au sujet de la «transformation» que, même deux ans après le début de cette deuxième phase de la guerre, il refusa de reconnaître l'existence d'une insurrection et ordonna à ses assistants de ne même pas prononcer le mot (pour désigner les insurgés, il parla une fois de «bons à rien» inorganisés). Il se souvenait assez de la guerre du Vietnam pour savoir que s'il y avait une insurrection, il fallait lui opposer une politique visant à l'étouffer. Cela aurait impliqué de laisser beaucoup de troupes sur le terrain sur une longue durée. Un choix qui ne faisait pas partie de ses options.
Rumsfeld ne se souciait pas vraiment de l'Irak. Il considérait le champ de bataille comme un laboratoire pour son nouveau concept de guerre moderne. Et il souhaitait se servir de l'invasion de l'Irak comme d'un moyen de dissuasion contre les autres dictateurs s'opposant à l'expansion des États-Unis dans le monde de l'après-Guerre froide, que beaucoup considéraient alors comme une ère où la suprématie des États-Unis sur la scène internationale était incontestée.
Les États-Unis partirent en guerre sans aucun projet de reconstruction de l'Irak. C'était un choix délibéré.
Durant la période de préparation de la guerre, Rumsfeld arracha au département d'État la planification des «opérations de stabilité» (Intervention, Stabilization and Transformation –IST– Operations), qui suivraient la phase des combats de la guerre d'Irak. Puis il interdit à quiconque au Pentagone de s'en occuper. Il ne souhaitait pas qu'il y ait d'opérations de stabilité –aussi appelées «nation-building» (construction de la nation). Les États-Unis partirent donc en guerre sans aucun projet de reconstruction du pays. Ce n'était pas un oubli, c'était un choix délibéré –le plan de Rumsfeld était de ne pas en avoir. On sait à quelle catastrophe cela a conduit.
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Rumsfeld était aussi un fieffé menteur. Tout au long de son mandat de secrétaire à la Défense, il écrivit à ses assistants des milliers de courts mémos –qui sont rapidement devenus connus sous le nom de «snowflakes» (flocons de neige)– pour poser des questions ou évoquer des idées, dont beaucoup contredisaient les questions et les idées exposées dans d'autres mémos qu'il avait écrits auparavant. En n'en gardant que certains délibérément choisis, on pourrait même faire croire rétrospectivement qu'il avait un don de prescience. C'est d'ailleurs précisément ce qu'a fait Rumsfeld dans ses mémoires intitulées Known and Unknown, ouvrage dans lequel il a compilé certains de ses flocons –lorsqu'il n'a pas, dans certains chapitres, tout simplement réécrit l'histoire– afin de faire croire qu'il n'avait jamais envoyé moins d'hommes que ce que les généraux recommandaient, qu'il avait toujours reconnu le risque d'une insurrection et qu'il avait accueilli favorablement les points de vue divergents de ses subordonnés ou des officiers (affirmation qui a beaucoup fait rire plusieurs généraux lorsqu'ils ont lu le livre).
10 yrs ago began the long, difficult work of liberating 25 mil Iraqis. All who played a role in history deserve our respect & appreciation.
— Donald Rumsfeld (@RumsfeldOffice) March 19, 2013
«Il y a dix ans commençait le long et difficile travail de libération de 25 millions d'Irakiens. Tous ceux qui ont joué un rôle dans l'histoire méritent notre respect et notre appréciation», s'enorgueillit celui qui a laissé le pays dans un état catastrophique.
Écrit en octobre 2003, soit sept mois après l'invasion, l'un de ces mémos fut (apparemment) l'un des plus intelligents qu'il ait jamais rédigés: «Aujourd'hui, nous manquons d'indicateurs qui nous permettraient de savoir si nous gagnons ou perdons la guerre mondiale contre le terrorisme. Capturons-nous, tuons-nous, décourageons-nous ou dissuadons-nous chaque jour plus de terroristes que les médersas et les religieux radicaux n'en recrutent, entraînent et déploient contre nous?»
C'était une excellente question, qui aurait été encore plus pertinente s'il l'avait posée deux ans, ou même deux mois, plus tôt. Mais, plus important encore, il n'y a aucune preuve que Rumsfeld ait jamais poursuivi cette idée. Il n'a jamais chargé quiconque de concevoir un système qui fournirait des données ou de modifier la stratégie américaine pour résoudre ce problème. On ne peut s'empêcher de se demander si la note en question n'était pas une simple mise en scène (ou, pour le dire plus crûment, une manière de couvrir ses fesses).
Le secrétaire sortant à la Défense Donald Rumsfeld (à gauche) aux côtés du président américain George W. Bush (2e à gauche), le vice-président Dick Cheney (2e à droite) et le président de l'état-major interarmées, le général Peter Pace (à droite) lors d'une revue d'honneur des Forces armées en l'honneur du secrétaire à la Défense le 15 décembre 2006 au Pentagone à Washington, DC. | Tim Sloan / AFP
Ou peut-être aussi ne s'agissait-il tout simplement que du fruit d'un esprit paresseux et confus. Par exemple, Rumsfeld s'est extasié sur la «transformation militaire» non seulement comme base de sa stratégie de guerre en Irak, mais aussi comme celle d'un remaniement du Pentagone –un guide pour un tout nouveau moyen de déterminer quels types d'armes acheter et quelles sortes de forces armées prévoir. Pourtant, en six ans au poste de secrétaire à la Défense, Rumsfeld n'a supprimé que deux anciens systèmes d'artillerie, l'hélicoptère Cheyenne et le canon autoporté Crusader, reliques qui attiraient peu de faveurs, même au sein de l'Armée, qui possédait les deux types d'armement.
C'est pas d'ma faute à moi
Dans ses mémoires, Rumsfeld ne reconnut aucune faute, n'admettant que quelques bourdes, qu'il imputa à d'autres, généralement à la CIA, aux Démocrates, aux médias ou à d'autres personnes l'ayant, selon lui, induit en erreur. Pour quelqu'un qui a été si longtemps un homme public, il semblait étonnamment étourdi. Prenez l'une de ces phrases les plus célèbres, qu'il prononça en réponse à un garde national en partance pour l'Irak qui se demandait pourquoi lui et les autres soldats avaient reçu autant d'armes qui n'étaient pas adaptées à cette guerre. Rumsfeld avait répondu, avec un haussement d'épaules: «Vous partez à la guerre avec l'armée que vous avez, pas avec l'armée que vous pourriez avoir ou souhaiteriez avoir plus tard.»
Cette logique pourrait s'appliquer si votre pays était soudainement envahi et que vous deviez vous défendre avec les moyens du bord, aussi inadéquats soient-ils. Mais la guerre contre l'Irak avait été lancée par les États-Unis –l'on pourrait presque dire, par Rumsfeld lui-même– et il avait eu tout le temps nécessaire pour faire en sorte que l'armée soit plus à même de partir en guerre. Mais la vérité est qu'il ne voulait pas d'une meilleure armée, car il ne pensait pas en avoir besoin. Et il avait tort.
«Il y a le connu connu; il y a des choses que nous savons que nous savons. Mais il y a aussi l'inconnu inconnu –les choses que nous ne savons pas que nous ne savons pas.»
Le titre de ses mémoires fait référence à une autre perle tirée de cette compilation de citations dignes d'un vieux sage de bande dessinée. Il l'aurait prononcée à l'occasion d'une conférence de presse en 2002: «Il y a le connu connu; il y a des choses que nous savons que nous savons. Nous savons aussi qu'il y a l'inconnu connu, c'est-à-dire que nous savons qu'il y a des choses que nous ne savons pas. Mais il y a aussi l'inconnu inconnu –les choses que nous ne savons pas que nous ne savons pas.»
C'est un truisme plutôt banal, le b.a.-ba de l'épistémologie. Mais Rumsfeld l'a utilisé à plusieurs reprises comme excuse pour ne pas avoir anticipé ce qui pourrait arriver. Une insurrection, par exemple (un «aléa» que de nombreuses autres personnes avaient prévu, mais il avait tout simplement refusé de les écouter). En bref, c'est une excuse pour avoir tout fait de travers.
Dans son documentaire de 2014 sur Rumsfeld, The Unknown Known, Errol Morris demande à l'ancien secrétaire à la Défense quelles leçons il a tirées de la guerre du Vietnam. N'oubliez pas qu'au cours des années 1960 et 1970, Rumsfeld, en tant que membre du Congrès, ambassadeur et chef du cabinet de la Maison-Blanche, a assisté à toutes les étapes de l'intervention américaine dans cette guerre –les premières salves, l'escalade du conflit et finalement la défaite. Voici la réponse que donna Donald Rumsfeld à Errol Morris, dans son intégralité: «Il y a des choses qui marchent, d'autres qui ne marchent pas. Cette fois-ci, ça n'a pas marché. Si c'est une leçon, alors oui, c'est une leçon.»
Peut-être que, au fond, malgré toute son expérience, son talent et son art de la manigance, Donald Rumsfeld n'était qu'une coquille vide.
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