Farhad Manjoo, le chroniqueur technologie de Slate.com, a acheté son iPad, à l'Apple Store de San Francisco, il y a un mois. Nous publions ici ses premières impressions alors que la tablette est en phase de pré-commandes (entre 499 à 799 euros selon les versions, en France).
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Personne n'a besoin d'un iPad, c'est juste une fantaisie
Ces derniers mois, j'ai reçu d'innombrables commentaires de lecteurs perplexes face à mon excitation un peu précoce au sujet de la tablette d'Apple. Pour eux, l'iPad c'est la Paris Hilton des PC: strass et paillettes, mais zéro utilité. Un produit qui ne semble combler aucun manque évident dans la vie de tous les jours. Si vous avez déjà un téléphone et un ordinateur, pourquoi auriez-vous besoin d'un de ces machins?
La réponse c'est qu'effectivement, vous n'en avez pas besoin. Jusqu'à présent, je n'ai quasiment rien fait avec mon iPad que je n'aurais pu faire avec mon ordinateur ou mon téléphone. Et si demain je me faisais cambrioler par un mec sympa qui me laissait choisir le seul gadget qu'il emportera, je lui filerais mon iPad, sans hésiter. J'ai besoin de mon téléphone et de mon ordinateur pour travailler, mais pas vraiment d'un ordinateur-tablette. L'iPad est un luxe - un peu comme le roadster Mercedes de Steve Jobs, c'est un truc qu'on achète quand on ne sait plus trop quoi faire de son argent, et qu'on a envie de s'amuser avec une babiole chic.
Alors pourquoi payer 500 dollars, (autant en euros, nde) pour une machine qui fait exactement la même chose que les gadgets que vous possédez déjà? Et bien parce que l'iPad est le meilleur appareil jamais inventé pour consommer du contenu - toutes sortes de contenus. Ou, pour le dire autrement, il n'y a pas mieux quand on est allongé dans son lit, assis sur son canapé, ou même sur les toilettes. On savait déjà comment s'occuper dans ces endroits-là, mais aujourd'hui, alors que films, livres, journaux, magazines, et même la télé ont migré sur des écrans d'ordinateur, nos machines ont fini par complètement envahir nos vies. Or, ni le portable ni le téléphone ne sont particulièrement bien adaptés à utiliser en position couchée ou affalée. Le «laptop» est trop gros, et le téléphone trop petit. L'iPad était le maillon manquant: sa taille, sa forme et son interface en font l'outil parfait à utiliser dans vos moments les plus «intimes».
Allongé, vous pouvez le tenir d'une main, à quelques centimètres de votre visage, comme vous feriez avec un livre. Assis, croisez les jambes et posez l'iPad sur votre cuisse. Dans les deux cas, j'ai trouvé sa taille idéale, bien que ses 700 grammes le rendent un poil difficile à tenir longtemps. Je conseille d'acheter l'étui pour iPad, qui se plie pour servir de support à l'appareil - personnellement, je m'en sers pour poser l'iPad sur ma poitrine quand je suis allongé, pour ne pas avoir à le tenir tout le temps. (Mais attention, en surfant sur le Web au lit dimanche matin, mon iPad «qui tient tout seul» a glissé, et je me le suis pris sur le nez. Et ça fait mal.)
Ce sont à la fois la vitesse et l'interface tactile de l'iPad qui en font un appareil révolutionnaire pour la consommation de contenu multimédia. Presque tous les trucs marrants que vous pouvez faire avec votre téléphone ou votre ordi portable, l'iPad aussi les fait, mais en mieux. Films et émissions de télé chatoient sur l'écran rutilant, et les jeux développés spécialement pour l'iPad sont bien plus puissants (et donc plus addictifs) que ceux de l'iPhone.
Difficile de décrire à quel point il est agréable de surfer sur le Web avec son iPad sans passer pour un commercial de chez Apple. La meilleure chose qu'on puisse dire, c'est qu'après quelques minutes, vous aurez complètement oublié que vous êtes en train d'utiliser un ordinateur. Les pages Web se chargent instantanément, et lorsque vous aurez pris l'habitude de taper, pincer et donner un petit coup pour déplacer des objets sur l'écran, vous aurez l'impression de manipuler une feuille de papier réactive et interactive plutôt qu'un morceau de verre tout plat.
La lecture, le point fort de l'iPad
L'iPad est particulièrement génial quand on a envie de lire tranquillement un livre ou un article de plusieurs pages. En effet, celui-ci fait un bien meilleur lecteur que le Kindle d'Amazon. Certes, la tablette d'Apple n'utilise pas la technologie E Ink de son concurrent, mais il s'agit d'un choix, pas d'un bug. Les lecteurs E Ink sont incapables d'afficher des images en couleur, des animations, ou bien des designs sophistiqués. Il s'agit pourtant d'éléments esthétiques essentiels pour les journaux, les magazines, les livres pour enfants — tout ce que s'imprime, en somme. Et tout ça, l'iPad le prend en charge merveilleusement bien.
Qui plus est, il y a beaucoup plus à lire avec l'iPad qu'avec le Kindle. Avec l'ordi-tablette d'Apple, on a accès à l'iBooks Store, qui propose des «dizaines de milliers» de titres (vendus autour de 8 à 15 euros chacun), mais on peut également se procurer des tonnes de livres, de magazines et de journaux via l'App Store (notamment les géniales applis du New York Times et du Wall Street Journal). Et, cerise sur le gâteau, il existe même une appli Kindle pour l'iPad, qui vous donne en plus accès aux 450.000 livres électroniques vendus par Amazon. (En fait, il est plus malin d'acheter ses livres pour iPad à travers l'appli Kindle, puisque les livres pour Kindle peuvent être lus sur de nombreux appareils, alors que les iBooks sont lisibles uniquement sur l'iPad) Il y a une seule chose que le Kindle a pour lui par rapport à l'iPad: si vous lisez en plein soleil, vous aurez du mal à voir quoi que ce soit sur l'écran brillant de l'iPad. Autrement (y compris dans le noir), l'iPad fait au Kindle ce que le Kindle a fait au livre: il le rend instantanément obsolète.
Et c'est une bonne chose. Il y a un an, je me plaignais du succès du Kindle - un appareil si merveilleux, affirmais-je, qu'il risquait de donner à Amazon le contrôle absolu sur l'avenir de l'édition. L'iPad s'est avéré être un concurrent à la hauteur sur le marché du livre électronique, et la compétition entre Amazon et Apple ne peut qu'être positive pour nous utilisateurs. La dernière fois que les deux sociétés se sont affrontées sur le terrain des médias numériques, Amazon a lancé un music store pour concurrencer l'iTunes Store, et le résultat, c'est que maintenant on peut tous acheter des chansons sans DRM. On peut donc s'attendre à une concurrence aussi fructueuse pour les livres.
L'iPad ne va pas nous transformer fans d'Apple
La fonctionnalité la plus intéressante de l'iPad - sa navigation - est aussi un de ses points faibles. Parce qu'il ne possède ni clavier physique ni appareil photo ou caméra, l'iPad «empêche les gens de soulager leur besoin de créer», déplore Choire Sicha dans un article sur The Awl. Plus incisif, Cory Doctorow, du blog Boing Boing, ne supporte pas le verrouillage absolu de l'iPad. En effet, la seule façon de se procurer des logiciels c'est d'aller sur l'App Store, sur lequel Apple exerce un contrôle absolu. «Si vous souhaitez vivre dans un monde créatif ou quiconque a une super idée peut la développer et vous laisse l'utiliser sur votre machine, alors oubliez l'iPad», écrit-il.
Les deux critiques sont valables, quoiqu'excessives. Il est vrai, comme l'indique Sicha, que l'iPad n'est pas idéal pour travailler. J'ai essayé Pages, Keynote et Numbers, les trois applis de bureautique conçues par Apple spécialement pour l'iPad, et si elles peuvent s'avérer utiles dans certains contextes, elles ne remplacent certainement pas les versions «PC» de ces programmes. La prochaine fois que je pars en voyage d'affaires, je ne mettrai pas mon iPad dans ma valise en laissant mon ordi à la maison; je prendrai les deux.
Il n'est pas non plus entièrement vrai que l'iPad ne sert qu'à consommer du contenu. Le clavier tactile est bien mieux que ce j'imaginais, et je me suis surpris à taper presque aussi vite et précisément que sur un vrai clavier. Je n'écrirais pas mes articles sur un iPad, mais c'est bien pour répondre à ses mails devant la télé. Et en ce qui concerne la créativité, dans certains cas l'iPad peut s'avérer plus pratique qu'un ordinateur classique. Il est beaucoup plus simple de peindre ou dessiner avec ses doigts qu'avec une souris, et l'artiste Jorge Colombo a par exemple créé plusieurs couvertures pour le New Yorker en utilisant l'appli Brushes de l'iPhone, dont la version iPad a été améliorée.
Mais même si on décide d'accorder à Sicha que l'iPad ne sert qu'à consommer du contenu, qu'y a-t-il de mal à cela? De nombreuses inventions ne laissent aucune place à la créativité - prenez par exemple le lecteur DVD, le Kindle, la Wii, et même le livre de poche. Aucun de ces objets n'a tué l'art, et c'est un peu paranoïaque de penser que l'iPad aura lui cet effet sur notre culture.
Mais la critique émise par Doctorow n'est pas aussi facilement révocable. Il a bien évidemment raison de se plaindre du modèle de gestion et développement des applis tierces d'Apple, qui limite à la fois développeurs et utilisateurs. J'ai pendant longtemps espéré qu'Apple assouplisse le règlement de son App Store - ou fasse au moins en sorte qu'il soit plus compréhensible. Ils devront de toute façon céder à un moment ou à un autre, si ce n'est parce que leur façon de faire actuellement n'est pas viable. Comme de plus en plus de gens achètent un iPhone et/ou un iPad, ces appareils intéressent de plus en plus les développeurs, et bientôt Apple aura du mal à passer en revue toutes les applis dédiées et devra finir par adopter une attitude plus laxiste vis-à-vis de son App Store.
Mais je pense également que les détracteurs de l'App Store surestiment l'importance des logiciels dans l'avenir de l'informatique. Sur mon iPad comme sur mon PC, je me suis rendu compte que je passais beaucoup de temps à utiliser des programmes Web - comme Gmail par exemple - dont les fonctionnalités sont de plus en plus proches de celles des logiciels classiques. Et bien qu'on ne puisse pas encore remplacer ces derniers par des applis en ligne, les navigateurs et les normes Web d'aujourd'hui rendent ces programmes très puissants. Tant que le navigateur de l'iPad sera compatible avec ces normes - et il semblerait que ce soit une priorité, peu importe la façon dont Apple dirige l'App Store. Grâce au Web, l'iPad aura toujours un accès illimité à nombreux programmes.
Les limites de l'iPad présagent l'avenir de l'informatique
Attendez, c'est pas le navigateur Web de l'iPad qui n'est pas compatible avec la technologie Flash? Oui, c'est vrai, mais il faut apporter quelques précisions: d'abord, le Flash n'est pas une norme Web, mais une technologie brevetée appartenant à Adobe, et dont les fonctionnalités sont en train d'être remplacées par des normes Web modernes comme le HTML5. Et puis je n'ai pas trouvé la non-prise en charge de Flash si contraignante. La plupart des sites sur lesquels je regarde de la vidéo - YouTube, le New York Times, Netflix, Vimeo, the Onion, etc. - fonctionnent déjà parfaitement sur l'iPad. Et d'autres comme Hulu prévoient de lancer une version iPad de leur site ou une appli dédiée. Bien sûr, j'ai visité des sites dont les fonctionnalités Flash ne marchaient pas sur l'iPad, mais d'une, ça rendait rarement tout le site inutilisable, et de deux, je ne me rappelle même pas avoir trouvé ça agaçant.
Certains défauts de l'iPad me gênent davantage que l'absence de Flash. Peu avant qu'Apple ne dévoile sa tablette, j'espérais très fort qu'il s'agisse d'un appareil «aussi puissant qu'un ordinateur, mais aussi simple d'utilisation qu'un grille-pain». Et bien Apple l'a fait. Son système d'exploitation est basé sur celui de l'iPhone, mais même sans jamais en avoir utilisé un, il faut 30 secondes pour comprendre le fonctionnement de l'iPad: toucher une icône pour lancer le programme, appuyer sur le bouton principal pour revenir en arrière.
Mais cette simplicité n'est pas sans sacrifices, et il y a des milliers de choses impossibles à faire avec un iPad. L'autre jour je cherchais par exemple à ajouter une page Web dans mes favoris - impossible. Je voulais augmenter la taille du texte dans le navigateur, mais cette option n'est pas disponible. Je voulais afficher deux fenêtres côte à côte, mais je ne pouvais pas, car au nom de la simplicité, l'iPad affiche ses applis en plein écran. Le multitasking n'existe pas pour les applis tierces, impossible donc de laisser tourner une messagerie instantanée en arrière-plan comme sur un ordi classique. Pire, l'iPad ne dispose d'aucun moyen de signaler ce qui se passe en-dehors de l'appli principale. Sur mon PC, j'ai un petit programme qui me notifie en pop-up de l'arrivée d'un mail en affichant l'expéditeur et le sujet. Ce serait vraiment pratique d'avoir ça sur l'iPad, malheureusement ça n'existe pas.
Ce ne sont pas des bugs, mais des choix délibérés de la part d'Apple, inspirés par le design de l'iPad. Ces contraintes sont pour la plupart assez sensées. Mais ça n'empêchera pas les utilisateurs de les trouver extrêmement frustrantes dans certaines situations. Choire Sicha estime que l'iPad méprise les créatifs, alors qu'en fait, ce sont les «power users», ceux qui aiment personnaliser leur machine pour la rendre plus efficace et plus puissante, qui se sentiront marginalisés. On ne peut pas personnaliser l'iPad. Il n'y a qu'une seule façon de faire avec cet appareil, et c'est celle d'Apple.
C'est sûr, tout ce qui nous énerve sur un ordinateur classique est absent de l'iPad: les processus d'installation de logiciels, la hiérarchie des dossiers, le nécessité d'enregistrer et sauvegarder régulièrement son travail, et les virus et autres malwares. Il est vrai aussi que la majorité des gens ne sont pas des «power users», et même les power users ne veulent pas l'être tout le temps. C'est là que l'iPad est très fort: on peut tous faire avec quelques contraintes de temps en temps. Mais autant j'aime la façon dont l'iPad redéfinit l'informatique, autant je doute qu'il rende un jour l'ordinateur obsolète. C'est certainement le précurseur de tous ces nouveaux appareils un peu limités mais si faciles à utiliser et qui ne tarderont pas à envahir nos cuisines, nos voitures et nos chambres à coucher, mais on aura toujours besoin de vrais ordinateurs «complets» qui ne nivellent pas l'informatique par le bas.
Il y a de la place pour les deux. La preuve, j'écris cet article sur mon PC Windows 7, qui sait faire à peu près tout ce que je lui demande, mais j'aurai sûrement besoin de faire une pause après. Et pour ça, l'iPad est le compagnon idéal.
Farhad Manjoo
Traduit par Nora Bouazzouni
Un des premiers acheteurs de l'Ipad, à San Francisco, le 3 avril 2010. REUTERS/Robert Galbraith