Politique / Monde

Gracier les indépendantistes catalans, un coup de maître du gouvernement espagnol?

Temps de lecture : 7 min

La libération des neuf leaders affaiblit la rhétorique centrale du mouvement, qui prône l'idée d'un État espagnol répressif et antidémocratique.

Pedro Sánchez, le chef du gouvernement espagnol, le 29 juin, à Madrid, lors de sa rencontre avec Pere Aragonès, le président du gouvernement local catalan. | Oscar del Pozo / AFP
Pedro Sánchez, le chef du gouvernement espagnol, le 29 juin, à Madrid, lors de sa rencontre avec Pere Aragonès, le président du gouvernement local catalan. | Oscar del Pozo / AFP

Une offensive en règle. Telle a été la réponse de l'indépendantisme catalan aux grâces concédées, mardi 22 juin, par le gouvernement espagnol à neuf leaders du mouvement incarcérés depuis octobre 2017. Leur maintien en détention était pourtant l'un des principaux reproches adressés à Madrid par les partisans d'une Catalogne séparée de l'Espagne... Et c'est bien là tout le problème. Avec un geste qui semble répondre à cette revendication, le socialiste Pedro Sánchez, chef du gouvernement espagnol, désamorce l'un des axes centraux de l'argumentaire de ceux qui prônent la sécession.

Alors que le nouveau président du gouvernement local catalan, Pere Aragonès, vient d'être reçu pour la première fois, le mardi 29 juin, par Pedro Sánchez, les mesures de grâce forcent l'indépendantisme à réajuster ses positions face au pouvoir central. Sánchez et Aragonès se sont donné rendez-vous à Barcelone, fin septembre, pour mener des négociations de fond sur les sujets qui les opposent.

Pedro Sánchez (à gauche) et Pere Aragonès (à droite), ce 29 juin, au palais de la Moncloa, à Madrid. | Oscar del Pozo / AFP

La Moncloa préparait le terrain depuis des semaines pour les «indultos» [«grâces» en espagnol]. Ces mesures ont mis fin au calvaire des personnalités politiques emprisonnées pour leur implication dans l'organisation d'un référendum d'autodétermination illégal, puis la déclaration d'indépendance unilatérale qui a suivi, en octobre 2017. Neuf figures clés de ces événements avaient été placées en détention et ont été condamnées à des peines allant de neuf à treize années de prison pour «sédition», en octobre 2019.

«Les mesures de grâce, si elles arrivent, ne seront pas un succès, tweetait Elisenda Paluzie, présidente de la puissante organisation indépendantiste Association nationale catalane (ANC), le 27 mai, alors que l'hypothèse de leur application prenait corps. En réalité, ce serait une décision politique intelligente contre l'indépendantisme. Pas seulement parce que les exilés et les 3.000 victimes de répression en sont exclus, mais aussi parce qu'elles nous laissent politiquement désarmés et sont néfastes au niveau international.» Elisenda Paluzie est très écoutée dans l'indépendantisme, en particulier par la fraction la plus intransigeante du mouvement.

Elisenda Paluzie, présidente de l'organisation indépendantiste Association nationale catalane, à Barcelone, en 2019. | Alban Elkaïm

Oriol Bartomeus, politologue et professeur de sciences politiques à l'université de Barcelone ainsi qu'à l'université autonome de Barcelone, explique: «Ces dernières années, les prisonniers ont été l'élément fédérateur et mobilisateur du bloc indépendantiste. L'indépendantisme se base sur l'idée que l'Espagne est un régime antidémocratique, quasiment franquiste, dictatorial et qu'il y a une répression contre les indépendantistes pour le simple fait de l'être. Quand le gouvernement central lui-même prend une mesure qui va contre cette image, l'indépendantisme se retrouve sans arme. Son récit perd pied.»

Du grain à moudre pour la droite

Le 20 juin, tout indique que les mesures de grâce entreront en application dans la semaine. Des poids lourds de l'indépendantisme lancent alors une contre-offensive aux initiatives d'apaisement et de rapprochement largement mises en scène par le président du gouvernement central. Les grâces sont «un triomphe qui démontre certaines failles de l'appareil d'État. Quand les décisions prises par certains de ces appareils feront face à la justice européenne, elles ne résisteront pas à l'examen. L'État tente maintenant de se protéger contre les mesures abusives qu'il a prises par le passé», a déclaré lors d'une interview Oriol Junqueras, leader du Parti Gauche républicaine de Catalogne (ERC), vice-président du gouvernement catalan en octobre 2017, qui purgeait une peine de treize ans.

«Les grâces seront le prélude à la défaite infligée à l'Espagne par l'Europe», estime pour sa part Jordi Cuixart, président de l'influente association culturelle catalane Omniùm Cultural, condamné à neuf années de prison en 2019. Les attaques fusent dans les médias. Aucun représentant de la Généralité, le siège du gouvernement local catalan, ne prévoit de se rendre à la conférence donnée à l'opéra de Barcelone par Pedro Sánchez, le lendemain, intitulée «Retrouvailles: un projet de futur pour toute l'Espagne».

«Ces mesures répondent à la pression internationale exercée sur l'Espagne.»
Victòria Alsina Burgués, conseillère d'Action extérieure et Transparence de la Généralité

Victòria Alsina Burgués, conseillère d'Action extérieure et Transparence de la Généralité, contactée par Slate, s'occupe de transmettre les messages du gouvernement à la presse étrangère. Un poste peu commun dans un gouvernement local. Elle explique que les grâces ne sont «en aucun cas une solution, ni le succès que [La Moncloa] prétend. Il y a neuf grâces, mais plus de 3.000 personnes en cours de jugement pour le [référendum du] 1er octobre 2017. De plus, ces mesures répondent à la pression internationale exercée sur l'Espagne et au fait que nous avons posé la libération des prisonniers politiques comme condition préalable au dialogue.» Le message est clair, l'exécutif espagnol continue de réprimer l'indépendantisme et ne montre ni bonne volonté, ni bienveillance avec ce geste. Prend-il un risque pour débloquer une situation enkystée? «Non», tranche la conseillère.

Et pourtant... entre 53 et 67% des Espagnols seraient opposés au pardon des sécessionnistes, selon les sondages de ces dernières semaines. Pire, le gouvernement y laisse des plumes. Une enquête d'opinion publiée par le quotidien de droite La Razón révèle que, dans la coalition actuellement au pouvoir, la formation de gauche radicale Podemos, partenaire minoritaire, reculerait de 0,2 point dans les intentions de vote.

Le Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE), partenaire majoritaire, perdrait quant à lui 1,1 point et trois sièges de député. Le tout sous le feu nourri de la droite et de l'extrême droite, qui cherchent à capitaliser sur ce rejet. Elles accusent l'exécutif d'avoir trahi les Espagnols pour se maintenir au pouvoir. L'argument fait mouche. À la tête d'un gouvernement sans majorité au parlement, PSOE et Podemos doivent s'appuyer sur les treize députés indépendantistes du Parti Gauche républicaine de Catalogne (ERC).

Se rapprocher de l'adversaire sans passer pour un traître

Qu'y a-t-il donc à gagner sur ce terrain miné de part et d'autre? «Il faut distinguer la rhétorique de l'action, rappelle Oriol Bartomeus. L'indépendantisme dans son ensemble a accepté les grâces. Aucun prisonnier ne les a refusées. Mais ils savent que ça affaiblit leur discours.»

Ce n'est pas la seule raison. L'actuel gouvernement catalan est une coalition de trois partis aspirant à l'indépendance. Les sociaux-démocrates de Gauche républicaine de Catalogne (ERC), trente-trois sièges au parlement local, Junts per Catalunya (JxCat), héritier du parti historique de centre-droit catalan, trente-deux sièges, et la formation de gauche radicale Candidature d'unité populaire (CUP), neuf sièges. Après deux législatures dominées par JxCat, ERC a décroché la présidence pour la première fois à la suite des élections anticipées du 14 février dernier.

«ERC montre une position plus pragmatique pour satisfaire une partie de l'électorat indépendantiste lassé de cette tension qui n'a rien donné.»
Oriol Bartomeus, politologue et professeur de sciences politiques

«Ce qu'il s'est passé en Catalogne ces dix dernières années s'explique en partie par la compétition entre ces deux formations pour savoir qui obtiendrait la majorité à l'intérieur même du camp indépendantiste, contextualise le politologue. Aujourd'hui, ERC montre une position plus pragmatique pour satisfaire une partie de l'électorat indépendantiste lassé de cette tension qui n'a rien donné, et qui aimerait régler le problème une fois pour toutes. À cela s'ajoute l'idée que ces dix années de conflit ont été préjudiciables à la vie économique et sociale catalane.»

Mais, en face, une fraction intransigeante de l'indépendantisme refuse le compromis. Elle n'a aucun intérêt à ce que la tension avec le gouvernement central retombe car cela mobilise ses troupes. Et elle n'a aucune volonté de dialoguer non plus. «ERC voudrait faire avancer les choses, mais sans donner l'impression de trahir la cause.»

«Les mesures de grâce me semblent très positives pour faire redescendre la tension sociale», confie Marc Caballero, électeur indépendantiste, qui vit près de Barcelone. Il aurait cependant préféré l'amnistie. «À travers une grâce, on reconnaît qu'un délit a été commis...» Ce professeur de chimie dans un lycée est pessimiste quant aux résultats des négociations alors que le gouvernement central martèle son opposition à un référendum. «Si ERC veut tenter un rapprochement négocié, c'est la voie à suivre. Ils ont quatre ans pour le faire. Si ça ne donne rien, on essaiera autre chose.»

La pression des radicaux empêchera-t-elle le dialogue?

Élu président du gouvernement catalan le 24 mai, après trois mois d'interminables tractations avec JxCat, Pere Aragonès (ERC) a débuté son mandat avec un style diamétralement opposé à celui de son prédécesseur, Quim Torra. Issu de JxCat, ce dernier multipliait provocations et accrochages avec le gouvernement central. En cinq semaines de présidence, Pere Aragonès a déjà échangé deux fois avec Felipe VI, le roi, figure honnie de ceux qui veulent se séparer de l'Espagne car garant symbolique de l'unité du pays.

Pedro Sánchez, le roi Felipe VI et Pere Aragones lors du dîner de gala au salon Mobile World Congress à Barcelone, le 27 juin. | Borja Puig de la Bellacasa / La Moncloa / AFP

Le nouveau chef de l'exécutif local a même partagé la table de Pedro Sánchez et Felipe VI devant la presse, le 27 juin, pour la soirée d'ouverture du forum économique Mobile World Congress, à Barcelone. Photo impensable il y a encore quelques mois... Mais il a pris soin de ne pas être présent pour accueillir officiellement le président et sa majesté.

Après plus de deux heures de réunion avec Pedro Sánchez, ce 29 juin, Pere Aragonès et le gouvernement espagnol ont donné deux conférences de presse distinctes dont les conclusions étaient bien éloignées. L'un comme l'autre ont pourtant loué le ton cordial de la rencontre, et insisté sur la nécessité de renouer les liens pour «résoudre le conflit politique à travers le dialogue, la négociation et la volonté d'accord», selon les mots du président catalan.

«Ceux qui sont réellement opposés aux mesures de grâce sont minoritaires, note Oriol Bartomeus. Mais je crois qu'ils essaient de limiter la marge de manœuvre de ceux qui sont ouverts à la négociation, en faisant miroiter que, si la Généralité parle avec le gouvernement central, ils seront des traîtres. De l'autre côté, droite et extrême droite essaieront d'empêcher l'exécutif national de discuter avec le gouvernement catalan, en leur faisant comprendre que s'ils le font, ils perdront les élections. Maintenant, nous allons voir si ceux qui veulent négocier oseront vraiment le faire.»

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