Les musées ont enfin rouvert leurs portes et il est temps de s'y ruer. De nombreuses expositions[1] sont consacrées aux «femmes artistes». Une fois passée la réaction d'incrédulité et d'agacement à la lecture de ce terme (faut-il encore genrer le métier d'artiste?), penchons-nous sur les raisons de cet étiquetage controversé.
Au-delà de leurs vertus récréatives et pédagogiques, les expositions participent aux évolutions du marché de l'art: plus un·e artiste sera exposé·e, plus sa cote enflera. Les résultats d'une étude, dévoilés en février, tendent à prouver qu'il faudra encore beaucoup exposer les artistes femmes: en dépit des évolutions positives observées sur le marché de l'art ces dernières années, elles sont encore sous-représentées dans les musées et dans les ventes aux enchères ou en galerie.
Trois chercheurs américain, australienne et néerlandaise ont passé au peigne fin les collections d'art des plus grands musées du monde, ainsi que 2,6 millions d'œuvres vendues sous le marteau de 1.800 maisons de ventes aux enchères entre 2000 et 2017. C'est exhaustif et édifiant: les artistes féminines représentent entre 3 et 5% des grandes collections en Europe comme aux États-Unis. Dans le cadre des ventes atteignant un montant supérieur au million de dollars, les hommes vendent 18% plus d'œuvres. Dans les galeries et enchères, les ventes d'œuvres exécutées par des femmes atteignent environ 5% en moyenne, soit 9,3% d'artistes contemporaines et 2,9% dans la catégorie des «maîtres anciens». Seule consolation, ces dernières se vendent 4,4% plus cher que leurs comparses masculins.
L'Australienne Marina Gertsberg, professeure à la Monash Business School, y voit un symptôme de «la prise de conscience des acheteurs de la supériorité qualitative des œuvres de femmes artistes sur celles des hommes». La production contemporaine reste en revanche portée par les hommes.
Maman ou Mother, l'une des araignées monumentales (et enceinte, celle-ci) de Louise Bourgeois, au Musée Guggenheim de Bilbao. | Didier Descouens via Wikimedia Commons
Miroir aux alouettes
Certes, les femmes vendent deux fois plus qu'il y a dix ans. Cependant, rappelle le magazine Artnet, ces ventes ne représentent que 2% du marché de l'art global: en d'autres termes, les œuvres de femmes totalisent moins de transactions que les seules œuvres de Picasso!
Et gare à l'effet «marché de dupe»: les quelques artistes superstars qui occupent le podium éclipsent totalement les autres. Cinq d'entre elles comptabilisent 1,6 milliard de dollars sur les 4 dépensés pour acquérir des œuvres d'artistes féminines depuis une douzaine d'années (contre 192 milliards pour le top 5 masculin constitué de Picasso, Warhol, Monet et des Chinois Zhang Daqian et Qi Baishi).
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Plus de 40% du marché féminin, donc, est porté par Yayoi Kusama, Joan Mitchell, Louise Bourgeois, Agnes Martin et Georgia O'Keeffe (1887-1986). C'est cette dernière qui remporte la plus haute enchère pour son tableau Jimson Weed / White Flower No.1, peint en 1932 et vendu en 2014 chez Sotheby's pour 44,4 millions de dollars. Le chef-d'œuvre a longtemps appartenu à la sœur de la plasticienne franco-américaine Bourgeois (1911-2010), qui détient un autre record avec l'une de ses monumentales araignées, moulée en 1997 et vendue par Christie's pour 32 millions de dollars en 2019.
«Ce sont des chiffres ravageurs», concède à Artnet le président de la maison de ventes Hauser & Wirth, Marc Payot. «Nous pensons aller dans la bonne direction, mais c'est notre perception qui a changé, plus que la réalité. Si vous enlevez les cinq artistes-phares de l'équation, rien n'a changé».
Envolée à 44 millions de dollars pour cette fleur de l'Américaine Georgia O'Keeffe, artiste femme la plus chère à ce jour. | via WikiArt
Même lorsqu'elles sont portées aux nues, les femmes se font voler la vedette. Jenny Saville en sait quelque chose. Née en 1970, l'étudiante expose en 1993 à la Glasgow School of Art Propped, un nu féminin qui va à l'encontre des canons de beauté en vigueur. La chair est crue, débordante, parée de reflets bleutés morbides. On compare le travail de Saville à celui d'autres, d'hommes comme Soutine, Bacon ou Freud. En filigrane et inversée, une citation de la philosophe et féministe belge Luce Irigaray se déchiffre dans un miroir accroché en face de l'œuvre.
Le collectionneur et marchand d'art Charles Saatchi achète immédiatement ses toiles. Il l'invite ensuite à exposer dans sa galerie éponyme, berceau du fameux groupe des Young British Artists (YBA) aux côtés de Damien Hirst et de Tracey Emin. En octobre 2018, Propped établit chez Sotheby's un record: vendu pour 9,5 millions de livres (12,4 millions de dollars), il fait de Jenny Saville l'artiste féminine vivante la plus cotée au monde. Au cours de la même vente aux enchères, on assiste soudain à l'autodestruction programmée d'une œuvre de Banksy: folie médiatique. Une partie de la presse s'énerve: «Jenny Saville vient de marquer l'histoire, alors pourquoi parle-t-on encore de Banksy?»; «Bigger than Banksy», titre le Financial Times.
Propped fait sensation depuis 1993. Pourtant, le jour où il consacre Jenny Saville comme l'artiste féminine vivante la plus chère, il se fait voler la vedette par la dernière farce de Banksy. | Capture d'écran Sotheby's via YouTube
Mais 12 millions, c'est bien moins que les 19,2 réalisés dès 2007 par son acolyte des YBA, Damien Hirst, pour Lullaby Spring, une armoire à pharmacie emplie de 6.136 comprimés peints. Ou des 100 millions raflés avec For the Love of God («Pour l'amour de Dieu, qu'est-ce que tu vas encore inventer?», s'était exclamée sa mère), un crâne de platine incrusté de diamants.
Une autre artiste star de la bande des YBA, Tracey Emin, vient de prendre une jolie revanche. Non seulement ses œuvres dialogueront aux côtés de celles de Munch pour l'exposition inaugurale du tout nouveau musée dédié au peintre du Cri, Edvard Munch (1863-1944) à l'automne prochain, mais c'est sa sculpture qui a été choisie pour accueillir de façon permanente les visiteurs. Elle était pourtant en compétition avec quelques grands noms du marché de l'art, dont Ólafur Elíasson.
La silhouette (9 mètres, 15 tonnes de bronze) agenouillée d'une femme protégeant un enfant invisible veillera sur l'œuvre du prolixe artiste norvégien. «Munch a perdu sa mère très jeune, je voulais lui en donner une». Mother est à la fois un hommage à l'araignée enceinte de Louise Bourgeois et un triomphant renversement de filiation: pendant longtemps, les femmes ont dû quémander auprès des hommes l'autorisation d'être des artistes. Cette monumentale mère, nue, dominante, rappelle que si leur voix a été étouffée des siècles durant, le rôle qu'elles ont joué dans l'histoire de l'art est néanmoins fondateur.
Prémices de la reconnaissance
C'est un parcours de combattantes qu'évoque le Musée du Luxembourg. Pour «Peintres femmes, 1780-1830 – Naissance d'un combat», les commissaires ont fait résonner les voix des témoins de l'époque, et c'est inédit. Avant cette période, il existe peu d'exemples de femmes artistes.
Margaretha, sœur aînée et célibataire du maître flamand Jan van Eyck, était peintre comme trois de ses frères. Aucune de ses œuvres n'a cependant traversé les siècles –à moins qu'elles aient été attribuées à ses frères? L'Italienne Artemisia Gentileschi, née en 1593, a eu la chance d'avoir un père peintre et capable de reconnaître le talent de sa fille. Et de la défendre, déposant une plainte contre son violeur: le procès mit la courageuse jeune fille dans la pire lumière possible. Sa brillante carrière sera sa vengeance: elle peindra le visage de ses oppresseurs et son talent sera si recherché que le roi d'Angleterre Charles Ier en fera l'une de ses peintres officiels en 1638. On peut encore citer une autre artiste flamande, Rachel Ruysch (1664-1730), que le mariage et la maternité (dix enfants!) n'empêchèrent pas de mener une exemplaire carrière de peintre de fleurs. Natures mortes pour Ruysch, portraits pour Van Eyck, thèmes religieux pour Gentileschi: elles resteront longtemps cantonnées à des genres peu susceptibles de déclencher la polémique.
Un siècle plus tard, elles peignent encore des fleurs, des intérieurs sages. Et pour cause: elles ne peuvent se promener seules, doivent être rentrées avant la nuit tombée, et les bars leurs sont interdits. Hors de question de suivre une classe d'enseignement classique, les modèles y sont masculins, et nus de surcroît! L'exposition démarre en 1780. L'époque n'est pas plus clémente pour les artistes de sexe féminin.
Ou pour les femmes, plus largement: elles n'accèdent pas aux lycées ou universités, et même mariées ne peuvent toucher elles-mêmes de salaire ni disposer de leurs biens hérités. Le Code civil français (Code Napoléon, formidable de misogynie) déclare en 1804 l'incapacité juridique totale de la femme mariée, considérée comme une mineure (il faut attendre... 1970 pour que soit instituée en France l'autorité parentale, qui remplace la «puissance paternelle» / «puissance maritale»).
L'Atelier de Madame Vincent est un manifeste féministe: en 1808, Marie-Gabrielle Capet se représente aux côtés de sa professeure, Adélaïde Vincent (née Labille-Guiard). Elles sont femmes, peintres, mais encore soumises à l'autorité du mari –qui ici scrute avec attention, penché sur l'épaule de sa femme, l'avancement du portrait. | Jan Arkesteijn via Wikimedia Commons
On ne mesure pas les risques encourus par ces quelques héroïnes de l'histoire de l'art: on croise Élisabeth Vigée Le Brun (dont nous avions évoqué le parcours hors du commun à l'occasion du record emporté par son Portrait de Mohammed Dervish Khan en 2019) ou Julie Duvidal de Montferrier, épouse d'Abel Hugo, dont le frère Victor interdisait à sa fiancée Adèle Foucher de prendre des cours de dessin auprès de Julie afin de ne pas «descendre dans la classe des artistes». Sa Sainte Clotilde a été achetée par Louis XVIII; elle est accrochée aux murs de l'Assemblée nationale depuis deux siècles, seule artiste femme à y avoir droit de séjour.
L'Académie des Beaux-Arts n'ouvrira ses portes aux femmes qu'en 1900. On peut ne pas s'émouvoir de leur art; mais la volonté de ces femmes, qui ont participé aux changements sociaux et aux mutations du marché de l'art, force le respect.
Ne pas faire abstraction des femmes
Le Centre Pompidou braque le projecteur sur 110 femmes. «Elles font l'abstraction» nous fait traverser le siècle dernier chronologiquement au gré de formations, mouvements, expositions et événements-marqueurs. Certaines artistes ont eu leur propre carrière, en partie éclipsées par leurs illustres époux (à qui l'on a pu attribuer leurs créations), comme Sophie Taeuber-Arp ou Sonia Delaunay-Terk. D'autres ont parfois été écartées de l'histoire de l'art auxquelles elles ont contribué, comme l'avant-gardiste Helen Saunders (1885-1963), dont l'essentiel des œuvres a disparu sous les bombes en 1940.
Avec un siècle de retard, on a récemment reconnu le rôle crucial d'Hilma af Klint, Suédoise pionnière de l'art abstrait: l'histoire retient comme inventeurs de ce langage visuel des artistes masculins tels que Kandinsky (considérée comme la première œuvre d'art abstrait jamais réalisée, son aquarelle sans titre peinte en 1913 a justement rejoint les collections du Centre Pompidou), Malevitch ou Mondrian. «Elles font l'abstraction» raconte les événements qui ont participé à réhabiliter ces artistes, comme les expositions féminines organisées par la milliardaire new-yorkaise Peggy Guggenheim dans les années 1940.
«Les galeries avaient un quota de deux femmes par exposition, au mieux. Certaines refusaient d'en exposer.»
Dans Of Men and Women (1941), le prix Nobel de littérature Pearl Buck note que les critiques américains peuvent éventuellement faire montre de respect pour une artiste étrangère, mais ne «peuvent croire que quiconque appartenant à cette espèce qu'ils croisent dans les grands magasins, dans le métro ou même sous leur propre toit puisse jouer un quelconque rôle dans le marché de l'art».
En 1946, sous la présidence d'Eleanor Roosevelt, la Commission des droits de l'homme publie la Déclaration universelle. Elle «garantit à la femme, dans tous les domaines, des droits égaux à ceux de l'homme». Les portes s'entrouvrent, mais il faut encore livrer bataille.
Dans son livre Ninth Street Women, l'autrice Mary Gabriel rapporte le témoignage de Joan Mitchell, aujourd'hui membre de la poignée d'artistes femmes les plus cotées. «Les galeries avaient un quota de deux femmes par exposition, au mieux. Certaines refusaient d'en exposer.» En 2021, la galerie Lévy Corvy vendra l'œuvre de Mitchell, 12 Hawks at 3 o'Clock, pour 20 millions de dollars –soit 6 de plus que le prix obtenu par Christie's pour cette même toile trois ans plus tôt.
La sculpture Les Baigneurs montre un homme s'effaçant derrière l'une des Nanas triomphales de Niki de Saint Phalle (1930-2002). «Je compris très tôt que les hommes avaient le pouvoir et ce pouvoir, je le voulais. Oui, je leur volerais le feu. Je n'accepterais pas les limites que ma mère tentait d'imposer à ma vie parce que j'étais une femme.» | Whgler via Wikimedia Commons
À partir des années 1960, les femmes tentent de se libérer. Provocatrices, elles vont tenter de subvertir l'ordre établi et le regard masculin.
Yoko Ono, déjà célèbre performance artist, choquera l'opinion publique avec Cut Piece (1964) en invitant les spectateurs à découper des morceaux de ses vêtements tandis qu'elle demeurait immobile, jusqu'à la dénuder. Cela n'a rien d'érotique et c'est un sentiment d'agression qui marquera l'artiste: «Lorsque j'ai présenté ce travail pour la première fois en 1964, j'étais animée par un certain sentiment de colère. [...] Les gens continuaient à couper les parties de moi qui ne leur plaisaient pas.» Dans une autre performance datée de 1966, l'Autrichienne Valie Export utilise son sang menstruel. Louise Bourgeois moule un sexe masculin en plâtre qu'elle couvre de latex en 1968 et intitule son œuvre Fillette, avec cette gracieuse estocade: «D'un point de vue sexuel, je considère les attributs masculins comme fort délicats.» Marina Abramović s'auto-mutile avec vingt couteaux différents dans l'une de ses premières performances en 1973, Rythm 10.
Visibles, elles le sont. Représentées, reconnues, pas toujours.
Les Guerrilla Girls jettent un pavé dans la mare en 1985 en réponse à une exposition du MoMA (musée d'art moderne de New York), «An International Survey of Painting and Sculpture», notant qu'elle ne comptait que 13 femmes sur les 169 artistes sélectionnés. Leur célèbre poster représentant l'odalisque nue d'Ingres avec une tête de gorille (ces Anonymous de l'art ne se dévoilent que derrière les mêmes masques) interpelle les acteurs du marché de l'art: «Les femmes doivent-elle être nues pour entrer au Metropolitan Museum de New York? Dans la section “moderne”, 5% de femmes artistes pour 85% de modèles nus féminins.»
L'art cru de Tracey Emin n'aurait pu exister sans les œuvres manifestes de ses aînées. En 1999, elle participe au prix Turner à la Tate Britain avec le lit dans lequel elle vient de passer des semaines à tenter de se remettre d'une rupture amoureuse. Draps sales et défaits, sol jonché de détritus et objets divers (cartouche de cigarettes vide, alcool, vêtements tachés de sang, préservatifs, test de grossesse), My Bed va à l'encontre de ce que la société attend d'une femme. Cette œuvre d'assemblage qui «ressemble à une scène de crime» n'emporte pas le premier prix mais est acclamée par les critiques, qui jugent malgré tout Emin «fatigante».
Sans doute livreront-ils le même constat face à «Male Graze», exposition itinérante des Guerrilla Girls cet été à Londres: trente-cinq ans après le MET, elles exhortent le public britannique à aller compter le nombre d'artistes femmes exposées dans les musées du Royaume-Uni. Un appel aux armes car, à en juger par les chiffres, il reste de nombreuses batailles à livrer. Cet été, militez: allez au musée.
1 — Quelques suggestions:
«Elles font l'abstraction, Centre Pompidou» (Paris), jusqu'au 23 août
«Peintres femmes, 1780-1830 – Naissance d'un combat», Musée du Luxembourg (Paris), jusqu'au 25 juillet
«The Power of My Hands – Afrique(s): artistes femmes», Musée d'Art moderne de Paris, jusqu'au 22 août
«Louise Bourgeois» à la Galerie Karsten Greve (Paris), jusqu'au 21 août
«Valadon & ses contemporains», Monastère royal de Brou (Bourg-en-Bresse), jusqu'au 5 septembre
«Male Graze: Guerrilla Girls», Art Night (Londres), jusqu'au 18 juillet
«Charlotte Perriand: The Modern Life», Design Museum (Londres) jusqu'au 5 septembre Retourner à l'article