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Été 2020. La France sort lentement de la stupeur du premier confinement, les masques font leur apparition dans les rayons des supermarchés, les Jeux olympiques et l'Euro de football sont reportés d'un an, l'ambiance est morose. Fin juillet, un événement parvient à faire sortir les Français de leur torpeur.
Partout dans la presse, dans les cafés, sur les plages, on ne parle que de ça: quatre journalistes de l'hebdomadaire Society ont enquêté sur Xavier Dupont de Ligonnès, suspect principal d'une tuerie familiale perpétrée en avril 2011 à Nantes, qui semble s'être volatilisé dans la nature il y a dix ans et dont la simple évocation suffit généralement à faire vendre du papier. Les lecteurs s'emballent, les deux magazines s'arrachent dans tous les kiosques et se revendent à prix d'or sur internet.
Au micro d'Élise Karlin, les quatre auteurs de cette enquête de soixante-quinze pages dévoilent les coulisses de leur travail dans cette septième saison du podcast Mécaniques du journalisme produit par France Culture, assez différente des précédentes.
À la recherche du tueur
En 2015, à la fondation de Society, Pierre Boisson, Maxime Chamoux et Sylvain Gouverneur font partie des premiers à intégrer la rédaction. Autour d'un déjeuner, ils lancent l'idée d'une enquête sur «XDDL». Banco, dit Franck Annese, fondateur de SoPress et nantais d'adoption qui lance comme une boutade: «On arrêtera Society le jour où on aura retrouvé Xavier Dupont de Ligonnès.»
Rapidement, les trois journalistes se plongent dans l'affaire sur leur temps libre. Ils ont fort à faire: l'enquête de police est toujours en cours, les pistes sont nombreuses et des milliers d'enquêteurs amateurs en explorent déjà les moindres détails depuis 2011. Première étape: dresser une chronologie de l'affaire et écumer les groupes Facebook qui détaillent le dossier. Deuxième étape: entrer en contact avec la police pour s'assurer de ne pas entraver les investigations. Troisième étape: trouver un angle.
L'affaire a déjà beaucoup été traitée: des portraits de XDDL, des victimes, de leurs proches, tout ça a déjà été fait. Que peuvent apporter de plus les journalistes? Une conclusion, rêvent-ils. «Ça peut paraître prétentieux en tant que journalistes de dire: “On veut retrouver Xavier Dupont de Ligonnès”, mais dans la démarche, c'était essentiel pour nous. [...] On savait au fond de nous qu'on ne retrouverait sûrement pas XDDL mais on se disait que c'était la piste à suivre, et si, sur cette trajectoire, on arrive ne serait-ce qu'à trouver une pièce supplémentaire, quelque chose que n'ont pas trouvé les policiers, ce sera déjà énorme», confie l'un des journalistes, dont les voix s'entremêlent et se confondent dans le podcast, à l'instar de leurs plumes dans leur papier, tant et si bien que l'on peine à identifier qui raconte quoi.
Petit à petit, les trois journalistes de Society se rendent sur le terrain. Contrairement aux policiers, ils fonctionnent à l'instinct pour s'engouffrer ou non sur une piste. Pendant des années, ils fouinent, reconstituent, interrogent des proches. Ils amassent une grande quantité d'informations sans trop savoir quand ils écriront enfin leur papier.
«C'est la première fois que je suis confronté à des proches qui refusent ouvertement d'évoquer cette affaire, leurs liens avec Xavier de Ligonnès.»
En octobre 2019, un vendredi soir, la police écossaise croit avoir arrêté Xavier Dupont de Ligonnès. Branle-bas de combat à la rédaction, les journalistes appellent en renfort Thibault Raisse, confrère qui travaille aussi sur XDDL, pour pondre collectivement un très long papier pendant le week-end. Le samedi, Raisse reçoit un texto d'une source: l'homme arrêté à l'aéroport de Glasgow n'est pas Dupont de Ligonnès.
La pression retombe, les quatre journalistes ne vont pas être obligés de «cramer leur cartouche» avec un papier écrit à la hâte. Ils demandent deux semaines de délai à leur rédacteur en chef pour boucler cette enquête. Ils ignorent encore que ça leur prendra neuf mois.
Écrire, c'est choisir
Sans relâche, ils tentent d'approcher l'entourage de la famille Dupont de Ligonnès, non sans difficultés: «Moi, j'ai couvert des faits divers pendant dix ans et je crois que c'est la première fois que je suis confronté à des proches qui refusent ouvertement d'évoquer cette affaire, leurs liens avec Xavier de Ligonnès ou même le choc que ça a été pour eux», explique Thibault Raisse.
Pour publier une enquête solide sur une affaire aussi médiatique, il faut multiplier les interviews, les journalistes le savent. Surtout qu'ils ont fait un choix éditorial peu commun, qui complexifie encore davantage leur travail: ils ne veulent pas faire de verbatims, c'est-à-dire de citations sourcées. Ils veulent écrire un récit. Mais pour procéder ainsi, il faut s'assurer la confiance du lecteur en «étant béton» sur le moindre détail.
«On a tout repris à notre compte, détaille l'un des journalistes. Pourquoi? Parce qu'on considère que les verbatims, c'est un contrat de confiance avec le lecteur (ça lui montre qu'on a recueilli le témoignage de telle ou telle personne). Nous, le contrat qu'on propose au lecteur c'est: on a énormément d'informations sur l'affaire et on va toutes vous les donner ou presque, avec un degré de détails qui vous permettront d'en connaître autant que nous sur l'affaire. Par contre, on ne va pas vous donner l'origine de toutes ces informations, vous devez nous faire confiance parce que la somme des informations qu'on vous apporte et la manière dont on l'écrit est notre preuve de bonne foi et de travail.»
Une bonne dose d'empathie
Un pari risqué, tout comme leur volonté d'être en empathie avec leurs sources et de ne pas tomber dans un journalisme sensationnaliste. «Je me suis aperçu que ce qui était important, c'était pas tant ce qu'on allait pouvoir demander à ces gens-là que ce qu'ils avaient besoin de nous dire. [...] Pour nous quatre, c'était primordial d'avoir conscience de cette montagne de douleur qui a dévasté leurs vies.»
En tentant de rester respectueux, les journalistes s'approchent de plus en plus du cercle intime de XDDL, jusqu'à son ami Emmanuel Teneur, sujet d'une bonne partie de l'article et un temps suspecté par la police de complicité dans la fuite du meurtrier.
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«Emmanuel Teneur, c'était très compliqué journalistiquement parce que vous avez quelqu'un qui vous fait toucher du doigt ce que c'est d'être un proche de la famille Ligonnès, de vivre avec cette histoire pendant dix ans, qui vous conjure de ne rien en écrire. C'est là toute la difficulté d'être dans une forme d'empathie, d'abord par humanité et ensuite parce que ça permet d'avoir des informations mine de rien. Donc ça a été des débats intimes. Il n'y a rien dans la charte de Munich des journalistes pour trancher ce genre de dilemmes.»
Des dilemmes vites effacés par le succès du papier, qui décuple les ventes de Society le temps d'un été (400.000 exemplaires vendus contre 40.000 habituellement) et qui est même édité quelques mois plus tard sous forme de livre.
Je crois que j’ai davantage de chances trouver Xavier Dupont de Ligonnes que le dernier Society qui lui est consacré.
— Jean-Moundir (@supermegadrivin) August 11, 2020
Si ce podcast manque cruellement d'extraits de ladite enquête qui aideraient l'auditeur à se remémorer un article vieux d'un an tout de même, il a la particularité de ressembler au sujet qu'il traite: comme dans le papier, les voix se confondent, certaines pistes sont détaillées tandis que d'autres restent très floues, et le spectre de Xavier Dupont de Ligonnès finit par prendre toute la place malgré les efforts des journalistes pour angler leur travail sur ses proches.
Il n'en est pas moins passionnant de (re)découvrir les coulisses de ce travail journalistique collectif et d'analyser les choix éditoriaux si peu communs qui ont fait de cette enquête un véritable phénomène de société, le temps d'un été: le temps long, le journalisme narratif et le feuilletonnage. Et bien sûr, le mystère d'un fait divers qui garde encore quelques secrets.
Mécaniques du journalisme, «L'affaire Dupont de Ligonnès, l'enquête sans fin», le podcast d'Élise Karlin produit par France Culture est à écouter sur franceculture.fr et l'application Radio France.