Après avoir investi le palais Grassi de Venise en 2005, le multimilliardaire français François Pinault a jeté son dévolu sur la Bourse de commerce, à Paris. Retardée par la pandémie, «Ouverture», la saison inaugurale de cette nouvelle succursale à l'impressionnante collection privée a enfin pu ouvrir ses portes le 22 mai –et ne désemplit pas depuis.
Fruit d'un accord entre la mairie de Paris et la collection Pinault, l'investissement du lieu s'inscrit dans une logique bien connue du monde de la culture: l'utilisation de partenariats publics-privés de prestige comme outil de redynamisation de la capitale dominée, dans le domaine muséal, par l'offre publique. Le pari est-il réussi?
Le choix du lieu a été mûrement réfléchi. La Bourse de commerce, ancienne halle aux grains de la capitale, est à la fois centrale et périphérique dans l'imaginaire parisien. Sa forme circulaire si particulière témoigne ainsi de l'usage du bâtiment au XVIIIe siècle. Il était alors un lieu de stockage; et si ses murs sont percés de si nombreuses fenêtres, c'est parce qu'il s'agissait de rendre visible le blé depuis l'extérieur, pour rassurer les Parisiens sur la présence de la ressource au cœur de leur ville.
Vue extérieure de la halle au blé en 1838, tableau de Nicolas-Marie-Joseph Chapuy. | Musée Carnavalet via Wikimedia Commons
Recomposé au XIXe siècle, le bâtiment devient la Bourse de commerce avant de perdre sa fonction financière à la fin du siècle dernier. L'ambition –d'ores et déjà atteinte, compte tenu du nombre de visiteurs– d'offrir un nouveau lieu de culture au cœur du quartier des Halles épouse parfaitement les dynamiques de cet espace fortement patrimonialisé, véritable épicentre d'innombrables reconfigurations urbaines.
Pour transformer ce bâtiment emblématique en musée d'art contemporain, l'architecte de renommée mondiale Tadao Andō s'est approprié sa forme circulaire en l'agrémentant, en son cœur, d'un vaste cylindre en béton. Entre minimalisme japonais et sublimation du matériau moderne, ce chef-d'œuvre constitue un véritable écrin architectural pour les œuvres qui l'habitent.
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Une modeste magnificence
En 2017, Pinault invitait le plasticien Damien Hirst à s'emparer de son palais vénitien. S'en est suivie l'exposition sobrement intitulée «Treasures from the Wreck of the Unbelievable» –mise en scène d'objets et de bronzes prétendument tirés d'une épave antique à la fois romaine et égyptienne. On en retient surtout les mondanités qui l'ont entourée, et le décalage provoqué par l'impressionnante beauté du palais Grassi et l'incongruité des vraies-fausses œuvres aux gigantismes étirés. Visiter l'exposition revenait alors non seulement à s'inquiéter des derniers ersatz de l'art contemporain mais aussi –et surtout?– à s'informer des liens entre le grand capitalisme et le bien nommé marché de l'art contemporain.
Avec «Ouverture», la saison inaugurale de la Bourse de commerce privatisée, le changement d'époque est acté: la pandémie est passée par là, la grande peur économique qui l'a accompagnée également. La sobriété relative qui est de mise dans les expositions témoigne ainsi d'une humilité retrouvée. Demeure néanmoins la volonté tenace de faire du musée un programme, de partager une vision. Inutile, alors, d'espérer apercevoir une rétrospective ou un résumé de la dizaine de milliers d'œuvres possédées par le multimilliardaire: il ne s'agit pas d'offrir un regard définitif sur une collection figée.
Entrée de la Bourse de commerce – Pinault Collection (photo prise le 3 juin 2021). | Diane Francès
Bien au contraire, François Pinault, qui a choisi chaque artiste, chaque œuvre, chaque projet, exprime le désir de faire apparaître, avec «Ouverture», l'émergence d'un lieu de partage avec le grand public. Comme il est d'usage dans de nombreux musées d'art contemporain, les cartels sont discrets. Mais la Bourse de commerce a opté pour un système original et efficace pour rendre accessible les œuvres qu'elle accueille: dans chaque salle sont postés des «médiateurs» qui se proposent d'éclairer de leurs connaissances les tableaux, photographies et installations. Sans qu'il soit nécessaire de suivre une visite guidée ou d'être accompagné par un conférencier, il est ainsi possible d'obtenir des réponses à ses questions. La Bourse de commerce est le premier musée français à adopter cette méthode –particulièrement agréable en ce qu'elle laisse le visiteur libre de ses déambulations tout en lui permettant de recevoir les explications qu'il souhaite.
Tout se passe donc comme s'il s'agissait de redire l'art contemporain sur de nouvelles bases, de tenter un recommencement du discours; non plus dans l'exaltation de la démesure et du pastiche comme l'avait fait Hirst en 2017 –une tout autre époque! Au contraire, la Bourse de commerce dévoile un art contemporain profondément ancré dans les thématiques politiques et sociales qui agitent notre époque: le racisme, l'esclavage, la transidentité, les inégalités sociales et de genre. Alors que les titans s'élançaient à Venise sous des dômes presque trop petits pour eux, à Paris les marbres d'Urs Fischer sont de cire et fondent au contact des mèches de bougies qui les surplombent. Tout est vanité –mais reste instagrammable.
Le mécène et ses artistes
N'est pas mécène qui veut. François Pinault est avant tout un homme d'affaires: l'heureux propriétaire du groupe de luxe Kering qui possède, entre autres, les maisons Gucci, Saint Laurent et Balenciaga. Si sa fortune est estimée à 56 milliards de dollars (environ 47 milliards d'euros), sa collection d'art, débutée il y a plus de cinquante ans, est tout aussi vertigineuse –avec ses quelque 10.000 œuvres, elle est l'une des plus importantes au monde. Elle est aussi résolument tournée vers l'art contemporain: la plus vieille œuvre acquise par François Pinault date de 1960.
Cette obsession du contemporain saute aux yeux dès les premiers pas du visiteur dans la Bourse de commerce. Certaines œuvres exposées ont été réalisées en 2020 –c'est le cas du Self-portrait with a Hood (pink) de Claire Tabouret. L'art mis en valeur par la collection Pinault n'est ainsi pas seulement contemporain mais presque encore en-train-de-se-faire, à l'image de la collection elle-même. Comment, dès lors, ne pas intégrer les préoccupations contemporaines et engagées des artistes? Au paradoxe de voir les puissances d'argent embrasser la dénonciation des tares dont elles sont aussi en partie responsables, les œuvres sont suffisamment bien choisies pour exister hors de l'omniprésent discours du mécène.
On remarque, par exemple, la grande galerie consacrée aux œuvres de David Hammons, dont l'engagement pour les droits et la reconnaissance de la communauté africaine-américaine irrigue le travail. Chacune de ses œuvres renvoie, sur un mode non démonstratif et concret, non sans ironie, aux représentations dépréciatives dont sont victimes les Noirs américains, aux identités auxquelles ils sont assignés et à la violence qu'ils subissent.
Si la parité entre les hommes et les femmes artistes n'est pas strictement respectée (60%/40%), il faut tout de même remarquer que l'absence des femmes est moins criante que dans la plupart des musées parisiens. Sans qu'il soit besoin d'inscrire les artistes dans leurs particularités individuelles, la diversité déploie alors toute sa richesse, et les dialogues qu'elle crée se tournent vers la promesse d'un art moins uniforme.
Protéiforme, l'art contemporain s'affirme ainsi, à la Bourse de commerce, dans toute sa multiplicité. Quand certaines œuvres sont des installations, mises en place par les régisseurs des expositions à partir des instructions des artistes, le second étage du bâtiment est consacré à l'art figuratif.
Résolument moderne, engagée et accessible, la Bourse de commerce témoigne pourtant d'un système encore rétrograde. Comme à l'époque des grands mécènes florentins, le seul moyen pour les artistes d'exister et de vivre de leur travail est de séduire les grands de ce monde. Séduire, être acheté, être exposé –et risquer de voir son nom ou son engagement s'effacer derrière celui de son puissant bienfaiteur. Reste à espérer que Pinault soit aussi bien entouré et conseillé que le fut Laurent de Médicis; et que ses artistes protégés rayonnent aussi longtemps que ceux de ce dernier.