Pour le Rassemblement national, le premier tour des élections régionales et départementales de dimanche 20 juin est une contre-performance évidente. Elle s'explique d'abord par le fait que, selon un sondage IFOP, 71% des électeurs au premier tour de Marine Le Pen en 2017 se sont abstenus –seul Jean-Luc Mélenchon a connu pire résultat avec 75%. Néanmoins, cela n'explique pas ce désalignement de l'électorat à l'égard du RN. On tentera ici quelques hypothèses sur des faiblesses possibles de cette offre politique.
Le RN connaît normalement une relation très particulière au taux d'abstention. On l'avait observé aux municipales: quand il était donné favori à Hénin-Beaumont en 2014 ou à Perpignan en 2020, il agissait comme un facteur de politisation. La participation électorale était dopée, ses électeurs, comme ceux qui le rejettent, se surmobilisant par rapport à cet enjeu.
La possibilité de victoire du RN au second tour des élections régionales avait également dopé les votes des seconds tours de 2015: nombre d'abstentionnistes du premier tour étaient alors venus apporter leurs suffrages à Xavier Bertrand en Nord-Pas-de-Calais-Picardie, et à Christian Estrosi en PACA.
Cette dynamique avait mené Marion Maréchal (encore Maréchal-Le Pen), tête de liste en PACA, à déclarer au soir du second tour: «Il n'y a pas de plafond de verre. Il était de 25% en 2010, aujourd'hui il est de 48%, combien demain?» Louis Aliot lui donnait raison, constatant qu'en Occitanie, le RN et LR additionnés dominaient largement la gauche. Autrement dit, la victoire de Carole Delga (Parti socialiste) n'était redevable qu'à la distribution des voix dans le marché des droites.
A contrario, lorsque le RN ne paraît pas avoir de chances de l'emporter, ses électeurs se dispensent de se mobiliser. Ainsi, 57% des électeurs de Marine Le Pen au premier tour de l'élection présidentielle de 2017 se seraient abstenus au premier tour des législatives suivantes.
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Ce rapport très spécifique à la mobilisation électorale aide à comprendre les difficultés d'implantation du RN. L'an dernier, celui que ses éléments de langage nomment «le premier parti de France» a perdu 44,8% de ses élus de 2014 dans les conseils municipaux, et n'a eu d'élus que dans moins de 0,8% des communes. Cette difficulté à s'insérer dans les territoires est d'autant plus forte que le management du parti est toujours resté extrêmement déficient: sur les 257 conseillers régionaux RN élus en 2015, 101 ont claqué la porte avant le scrutin de ce week-end, de même qu'un tiers des conseillers municipaux lepénistes élus en 2014 avait déjà démissionné en 2017.
Cette hémorragie a un effet très pratique: là où des élus sortants servent à normaliser le parti et à fidéliser des électeurs (on a beaucoup évoqué la prime aux sortants dimanche), le RN, par son refus constant dans son histoire d'adopter un management raisonnable de ses élus locaux au profit de la toute puissance de sa direction nationale, lâche dans la nature électorale des dizaines de personnes amères qui n'en feront pas la publicité, pour le moins.
Questions de loyalisme
Un problème logique se pose: puisque la mobilisation pour le RN est fonction de la publicité faite à ses chances de victoire, on aurait dû, normalement, assister ce dimanche à une poussée dans une région comme la PACA. Or, Thierry Mariani est certes en tête (35,5 %), mais loin derrière le score que lui avaient promis les sondages (41%), et loin derrière le niveau de Marion Maréchal au premier tour de 2015 (40,55 %). Comment éclairer ce différentiel?
Bien sûr, avec une telle abstention, les bulletins qui sont dans l'urne donnent une part exceptionnelle aux électeurs âgés et/ou diplômés, structurellement beaucoup moins abstentionnistes et beaucoup moins lepénistes. Cela soulève un nouveau problème, car toute la communication du RN depuis des mois était tournée vers ces segments sociaux dont, justement, l'hostilité au programme marino-philippotiste avait expliqué la défaite du FN aux seconds tours des départementales et régionales de 2015.
Depuis un bon semestre, chacun observait aisément comment une OPA avait été lancée sur l'électorat de François Fillon au premier tour de la présidentielle de 2017: macronistes et lepénistes paraissaient devoir chacun en arracher une part substantielle et réduire la droite conservatrice à la portion congrue. Ce gentlemen's agreement a parfaitement échoué, et Les Républicains ont démontré qu'on ne les dépouillerait pas si aisément des seniors conservateurs.
Il n'est pas impossible que la stratégie des «prises de guerre» et de la périphérisation du parti ait contribué aux mauvais scores.
Or, le RN avait certes déployé quelques efforts de normalisation par le silence de sa présidente, sa volonté de présenter son discours de manière moins clivante et plus souriante, mais surtout par la perpétuation de sa stratégie dite des «prises de guerre»: présenter des candidats issus d'autres partis était censé montrer comment Marine Le Pen agrégeait les talents dans une irrésistible ascension, et pallier le manque de cadres crédibles du parti (on notera que s'il ne perdait pas ses élus locaux en cours de mandat comme dit ci-dessus, ceux-ci auraient le temps d'acquérir des compétences).
Dans les Hauts-de-France, le RN présentait Sébastien Chenu, ex-UMP qui encaisse seize points de moins que Marine Le Pen en 2015. En 2015 dans la région Auvergne-Rhône-Alpes, Christophe Boudot, un proche de Bruno Gollnisch, élu FN depuis 1995, enregistrait 22,55 % des voix. Dimanche, le RN soutenait un «Parti localiste» créé de toutes pièces pour dire que le RN n'est pas isolé, avec Andréa Kotarac, transfuge de La France insoumise (LFI). Le score tombe à 12,33 %.
Au Sud, cette stratégie de dissimulation du RN derrière le label «Droite populaire» a perdu donc en PACA, mais aussi en Occitanie. En 2015, Louis Aliot, militant au FN depuis 1990, rassemblait 31,83%. Dimanche, Jean-Pierre Garraud, ancien juge, venu de la droite, censé notabiliser le vote RN, n' en a eu que moins de 23%.
Autrement dit, il n'est pas impossible que la stratégie des «prises de guerre» et de la périphérisation du parti ait contribué aux mauvais scores. Les candidats issus d'autres partis ont fait moins bien en 2021 que les candidats parfaitement établis comme FN en 2015 –dont les deux obtenant le meilleur score portaient le nom de Le Pen. Une image de déloyauté, de carriérisme, sans doute injuste pour certains d'entre eux, aurait-elle rebuté les électeurs les plus anti-système du RN? Dans ce cas, le parti réussirait donc l'exploit de perdre sur les deux tableaux: ni électorat conservateur aisé espéré, ni électorat populaire contestataire traditionnellement affilié.
Dégagisme
Cet angle permet enfin de nourrir une dernière interrogation plus générale. Le vote de dimanche peut-il s'inscrire dans le patient découplage, à l'œuvre depuis des années, entre offre et demande politiques? Observons la tectonique des plaques électorales au long cours. Durant des décennies, le vote sanction fonctionnait par transferts de vote entre partis traditionnels sanctionnés l'un après l'autre: on votait conservateur, on était déçu, et la fois suivante, on votait libéral ou socialiste.
Cette situation a fini par se bloquer avec un tripartisme des voix entre les blocs socialiste, d'extrême droite et de droite. Le bloc socialiste a été défait avec la montée sur son flanc gauche de LFI, parti ouvertement «dégagiste», et la percée d'Emmanuel Macron, glorifiant la venue d'un «nouveau monde» politique. Aux municipales de l'an passé, ni LFI ni LREM n'ont pourtant percé, et le RN a donc considérablement baissé.
La nouveauté fut la présence sur tout le territoire de listes qui se disaient «sans-étiquette», «citoyennes», «participatives», «municipalistes», bref, présentant un rejet vigoureux du système partisan et affirmant la vertu de la société civile, dans la continuité de la revendication du RIC par les «gilets jaunes». Leur score global fut modeste: 279.016 suffrages, concentrés dans les petites et moyennes communes.
Nonobstant, une étude publiée par un groupe de juristes et politistes a démontré que l'intégration de leurs préoccupations par des listes partisanes avait dopé le score de ces dernières, et que c'était là un élément expliquant le bon score des listes Europe Écologie-Les Verts. Cette troisième phase de séparation entre offre politique partisane et électorat paraît dimanche avoir trouvé un débouché dans une quatrième phase: une abstention hégémonique, le refus même des partis dégagistes LFI et RN. L'abstention et le recul du RN ne serait qu'un même signe, celui d'un dégagisme toujours à l'œuvre et frappant désormais jusqu'aux populistes.
Serait-ce de l'incivisme? La façon dont les ténors du RN grondaient leurs électeurs ce dimanche soir sur tous les plateaux de télévision laisse à penser qu'ils le considèrent. Pour autant, chacun a pu constater la défaillance de l'État dans sa distribution de la propagande électorale, et l'indifférence absolue tant des politiques que des médias à l'élection départementale de ce week-end –tant et si bien qu'on se demandait si en fait, Manuel Valls n'aurait pas, par mégarde, tenu sa promesse de supprimer cet échelon.
On voit mal pourquoi les électeurs des classes populaires devraient être beaucoup plus soucieux des institutions que leurs élites. La soirée électorale était en cours dimanche quand on a entendu diverses personnalités politiques prononcer le mot «burkini», sujet assez éloigné de la vie quotidienne comme des attributions des conseils régionaux et départementaux. Si l'électorat considère que des candidats et animateurs du débat public ne méritent pas leur attention, il a peut-être quelques raisons.