C'est du Wall Street Journal qu'est tirée l'intrigue d'une pièce de théâtre fort sympathique qui se joue en ce moment à Broadway. Au lever de rideau, des gars de la finance, fortunés, vantent les mérites d'une technique comptable devant leur permettre de faire fortune. En scène: des opérations hors-bilan, des conflits d'intérêt, des analystes de Wall Street trop crédules, un PDG passif et un directeur financier aux cheveux gras qui se transforme en bel étalon avant de s'écrouler. Quand ils ne s'arnaquent pas l'un l'autre, ces cadres vénaux et vaniteux s'emploient à arnaquer les actionnaires.
La crise peut-elle nous divertir?
Le personnage principal (joué avec panache et énergie par Norbert Leo Butz, récompensé en 2005 aux Tony Awards - l'équivalent américain des Molières) n'est pas Richard Fuld, le PDG de Lehman Brothers, ni Jimmy Cayne, celui de Bear Stearns. C'est Jeffrey Skilling, le PDG d'Enron désormais en prison. Ce spectacle intitulé Enron rejoue ce qui était jusqu'en 2008 l'une des plus grandes débâcles de l'histoire de la finance américaine. Candidature de George W. Bush, marchés de l'électricité dérégulés: la pièce évoque une époque révolue, mais les travers humains qu'elle expose sont toujours d'actualité. La cupidité, l'arrogance et les ambitions démesurées des financiers. La tentation des dettes hors bilan. La corruption des entreprises. Le refus d'assumer ses responsabilités.
L'arrivée à Broadway de ce spectacle, neuf ans après l'implosion d'Enron, pose une question: à une époque où New York Police judiciaire tire ces intrigues des unes de journaux, pourquoi la machine à divertissement américaine n'a-t-elle pas encore fait du drame financier de 2008 un drame de prime time de 2010? Il y a certes des projets en cours. Too Big to Fail, le livre d'Andrew Ross Sorkin sur la faillite du système, a été vendu à HBO; Brad Pitt et Paramount ont mis une option sur The Big Short, ouvrage dans lequel Michael Lewis parle de ces quelques originaux qui ont parié contre le marché des crédits subprime et ont gagné. Mais ces deux projets pourraient mettre des années à aboutir. «C'est difficile de faire de Wall Street un drame sur grand écran», a expliqué Michael Lewis.
C'est un vrai défi de transformer la crise récente en un bon divertissement. Les blogs, les reportages des journaux, la couverture de CNBS et les dizaines d'essais publiés sur le sujet ont fait des protagonistes de cette affaire des personnages particulièrement familiers. N'empêche que le récit sur Wall Street qui a le mieux marché n'est pas une autopsie post-krach, mais une histoire déchirante à l'époque de la bulle. Le Bûcher des vanités de Tom Wolfe a d'abord été publié sous forme de série dans Rolling Stone en 1984 et 1985, avant de paraître en livre en 1987. Le Wall Street d'Oliver Stone est sorti en décembre 1987, juste deux mois après le krach. Il se peut que les artistes aient besoin d'attendre longtemps avant de s'attaquer à la dernière crise. N'oublions pas que La Vie est belle, un film qui évoque surtout la crise bancaire du début des années 1930, n'est arrivée dans les salles qu'en 1946. La vieille équation fonctionne toujours: comédie = tragédie + temps. Et comme le procès de Goldman Sachs l'a montré, la tragédie n'est pas encore terminée.
Transformer les citrons financiers en une limonade dramatique: c'est Londres qui s'est pour l'instant le mieux pliée à l'exercice. Enron est née dans la capitale britannique, dans l'imagination de Lucy Prebble, qui a aussi créé la série Journal intime d'une call-girl. A l'automne dernier, la BBC a diffusé un téléfilm accrocheur d'une heure, Les derniers Jours de Lehman Brothers, avec James Cromwell dans le rôle du secrétaire au Trésor Henry Paulson. La façon de parler des Britanniques est parfois déroutante -les personnages appellent par exemple Lehman «Lehmans» et Ken Lewis, le PDG de Bank of America né en Géorgie, a un accent qui rappelle plus la Cornouailles que le comté de Cobb. Si beaucoup de scènes collent à la réalité, d'autres ont été inventées. A un moment, Richard Fuld et son assistant récitent le verset 3 du chapitre 18 de l'Apocalypse: «Car toutes les nations ont bu du vin de sa fureur de fornication (...) et les marchands de la terre se sont enrichis de son luxe démesuré.» A Wall Street, le vrai, les rares fois où les gros bonnets prononcent le nom de Dieu, c'est pour lui manquer de respect.
La débâcle financière récente doit malheureusement encore accoucher de méchants capables de retenir notre attention pendant quelques heures. A première vue, Bernard Madoff ferait, avec son épique schéma de Ponzi, un client idéal -au moins pour une série télé. Mais le Madoff qui se dégage de sa brève confession et des quelques livres sur lui n'est qu'un menteur banal et obstiné qui a largement agi tout seul. Pas d'âme profonde à sonder. Dans sa troisième saison, la série Damages de la chaîne FX met en scène un Louis Tobin Madoff-esque, mais celui-ci avoue et est condamné dans le premier épisode de la saison; il se suicide dans le troisième. Arthur Frobisher, le méchant Enron-esque de la première saison (interprété par Ted Danson) avait eu droit à autant de temps à l'écran que Louis Tobin. C'est comme s'il avait fallu faire revenir un vieux méchant pour maintenir l'intérêt des téléspectateurs.
Hollywood recycle beaucoup de vieux méchants en de nouveaux héros post-crise. Sur la bande-annonce du nouveau Wall Street: L'argent ne dort jamais d'Oliver Stone, on voit Michael Douglas, alias Gordon Gekko, sortir de prison (avec une pince à billets vide et un portable des années 1980). Grisonnant, sans statut, désireux de réparer des liens familiaux rompus, Gordon Gekko est choqué quand il se rend compte que la cupidité qu'il revendiquait jadis s'est répandue et est désormais institutionnalisée. De nos jours, il ferait partie des bons gars.
Ce film est l'une des rares œuvres à gros budget de la culture de crise. Mais il y a aussi des choses intéressantes côté petits budgets. En avril, la radio publique américaine NPR a diffusé dans l'émission This American Life une chanson hilarante de deux minutes sur un fonds d'investissement spéculatif qui parie contre les crédits subprime. Ça s'appelle «Pariez contre le rêve américain», et c'est écrit par Robert Lopez, le co-auteur de la comédie musicale Avenue Q. Et en Islande, des acteurs du Théâtre de Reykjavik ont récemment déclamé les 2.250 pages d'un rapport sur la crise financière du pays. Si vous croyez que ce genre de choses est dur à comprendre dans en anglais, essayez donc en islandais!
A une époque où les budgets sont serrés, pourquoi s'embêter à inventer de nouveaux méchants et de nouveaux scénarios alors que l'on peut encore utiliser les vieux? Le livre L'Intrusion, roman sympathique mais pas suffisamment ambitieux d'Adam Haslett sur le renflouage des banques, est par exemple vraiment dans l'air du temps. Pourtant, son auteur dit en avoir écrit les premières lignes dans le sillage de la débâcle d'Enron.
La pièce Enron montre qu'il faut ajouter beaucoup de tralala pour égayer une histoire de gens qui passent leur temps à faire des réunions et à appuyer sur des boutons d'ordinateur. Il y a des actes dansés, un morceau musical sur les prix des matières premières, un sketch avec des sabres lumineux, et plein d'autres astuces de ce genre. Le conseil d'administration est représenté par trois souris aveugles, et des acteurs avec des têtes de dinosaures mangent les dettes que leur jette le directeur financier Andrew Fastow. Dans une des scènes de la fin, Jeffrey Skilling se retrouve face à des employés lors d'un enterrement. Il est déshonoré, seul, incompris -et pourtant on n'arrive pas à le plaindre. Vous pouvez mettre du rouge à lèvre à un cochon trop gourmand...
Par Daniel Gross
Traduit par Aurélie Blondel
Photo: Scène d'Enron. REUTERS/Lucas Jackson