Économie

Une pénurie de pétrole en Europe après 2030 pourrait être une aubaine pour le climat

Temps de lecture : 9 min

La production des principaux fournisseurs en pétrole de l'Union européenne risque d'amorcer un déclin irréversible. Cette menace devrait inciter les États à lutter avec plus de détermination contre le changement climatique.

On aura besoin des compagnies pétrolières pour investir dans les énergies nouvelles. | Zbynek Burival via Unsplash - Karsten Würth via Unsplash / Montage Slate.fr
On aura besoin des compagnies pétrolières pour investir dans les énergies nouvelles. | Zbynek Burival via Unsplash - Karsten Würth via Unsplash / Montage Slate.fr

L'un des arguments souvent employés par les écologistes qui plaident pour une accélération de la transition énergétique est que ce n'est pas le manque de pierres qui a incité l'humanité à utiliser d'autres outils que la pierre taillée et que nous serions bien inspirés de sortir de l'âge du pétrole avant d'en manquer. Si l'on attend d'avoir exploité tous les gisements d'énergie fossile pour passer à autre chose, on aura tellement augmenté la présence des gaz à effet de serre dans l'atmosphère que le changement climatique aura des effets dévastateurs. Cela reste vrai, les études sur le climat publiées année après année ne font que le confirmer. Et pourtant, il semble que l'idée du risque d'un manque de pétrole ne soit pas tout à fait à écarter.

Le ministère des Armées a eu la bonne idée de contribuer au financement d'une étude menée par le Shift Project sur les risques pesant sur l'approvisionnement futur en pétrole de l'Union européenne.

Cette idée n'était pas absurde: le ministère des Armées est l'administration la plus énergivore et le pétrole représente 75% de sa consommation d'énergie, l'aéronautique absorbant à elle seule la moitié de ce pétrole, devant la marine et les forces terrestres. Nos généraux doivent s'assurer d'avoir toujours assez de carburant pour assurer la défense du pays. Cela ne les empêche pas de penser aussi un peu au climat, ainsi que l'a expliqué Florence Parly en dévoilant en octobre 2020 la stratégie énergétique de défense.

Vers un déclin irréversible de la production

Cette étude du Shift Project, qui a mobilisé deux experts à plein temps pendant un an, présente le grand avantage de permettre à toutes celles et ceux que la question intéresse d'avoir accès à des informations qui ne sont généralement pas à la disposition du grand public. C'est en particulier le cas de celles collectées par le cabinet de conseil norvégien Rystad Energy, qui vend très cher ses travaux à sa riche clientèle d'industriels du pétrole et du gaz. Les personnes à l'origine de l'étude ont une méthodologie très claire et elles présentent elles-mêmes les limites de leur travail: focalisé sur les seize principaux fournisseurs de l'Union européenne, il ne porte pas sur les éventuelles recherches qui pourraient être faites auprès d'autres producteurs; et il porte essentiellement sur les données techniques des champs déjà exploités ou explorés, pas sur les risques politiques ou géopolitiques encourus par les pays concernés; enfin il n'explore pas tous les scénarios possibles de production de pétrole de schiste aux États-Unis.

Les critiques de ce travail émises par d'autres spécialistes qui ont eu la possibilité de le lire avant sa publication sont d'ailleurs présentées dès les premières pages du document. Bref, cette étude ne prétend pas être exhaustive, mais elle est suffisamment riche et précise pour que ses conclusions puissent être prises au sérieux.

Quelles sont-elles? Que si l'on considère l'ensemble des seize producteurs qui assuraient en 2018 95% des approvisionnements des vingt-sept pays membres de l'Union européenne, le déclin de leur production au-delà de 2030 «devrait présenter un caractère irréversible» jusqu'à l'horizon 2050 (dans le secteur de l'énergie, où les investissements sont considérables, l'unité de temps est la décennie, à l'exception du pétrole de schiste, où les gisements sont exploités très vite et où l'investissement doit être renouvelé également sans attendre). Ni le développement de l'exploitation des champs déjà découverts ni d'éventuelles découvertes significatives ne devraient pouvoir enrayer ce déclin.

Pétrole plus rare… et plus cher

Prenons l'exemple des trois principaux fournisseurs de la France. En tête, le Kazakhstan (15,4% de nos approvisionnements en pétrole brut en 2018) où la découverte d'un champ géant en 2000 a permis d'accroître d'un tiers les réserves et où la production a atteint un record en 2019. «En 2030, la production du Kazakhstan devrait représenter 1,5 million de barils/jour contre près de 1,7 Mb/j en 2019, soit un déclin de près de 8%. Sur l'ensemble de la période 2019-2050, ce déclin devrait atteindre -40%, la production ne représentant plus que 1 Mb/j.» Encore faut-il préciser que la production actuelle se fait majoritairement à moins de 20 dollars (16,4 euros) le baril et que pour la poursuivre il faudra exploiter des champs où elle se fera entre 20 et 60 dollars.

Deuxième fournisseur de la France en 2018: l'Arabie saoudite, avec 15,1% du total. Là on a affaire à un pays aux réserves considérables, les premières au monde –le classement des réserves de pétrole par pays fait l'objet de nombreuses controverses, certains pays affichant des chiffres difficilement vérifiables, mais la première place de l'Arabie saoudite n'est jamais remise en cause.

Faute de découvertes, entre 2030 et 2050 un déclin de la production de pétrole de l'ordre de 20% pourrait être enregistré, avec des coûts en hausse.

La production devrait pouvoir y être maintenue au niveau de 2019 au cours de la décennie en cours, mais, faute de découvertes récentes majeures, entre 2030 et 2050 un déclin de l'ordre de 20% pourrait être enregistré, avec des coûts de production en hausse (alors qu'ils sont en très nette majorité inférieurs à 20 dollars le baril actuellement).

Quant à notre troisième fournisseur, la Russie, avec 14,3% du total, qui figure dans cette étude au deuxième rang des réserves totales, identifiées et potentielles, de pétrole brut conventionnel, devant l'Irak, c'est un pays pétrolier «ancien et mature» où le développement de nouveaux champs ne devrait «pas pouvoir compenser le déclin des champs actuellement en production». La production risque donc d'y ralentir de façon très nette au cours des prochaines décennies: 10,5 millions de barils/jour en 2019, 7,5 millions en 2030, 2,5 millions en 2050.

Concurrence exacerbée entre pays consommateurs

La baisse de production accompagnée d'une hausse des coûts devrait d'autant plus inquiéter en Europe que la concurrence se renforce entre pays consommateurs, avec une montée en puissance de la Chine, de l'Inde et d'autres pays émergents. Depuis longtemps déjà, le CEPII attire l'attention sur la politique internationale de la Chine, soucieuse de sécuriser son approvisionnement.

On peut aujourd'hui constater que celle-ci est au mieux avec tous les grands pays potentiellement exportateurs de brut: Arabie saoudite, Russie, Iran, Irak, etc. Ce n'est pas elle qui va critiquer la politique de ces pays en matière de droits de l'homme ou essayer de peser sur leur politique intérieure… Face à elle, les États européens sont-ils en position de remporter des contrats d'approvisionnement à long terme à des conditions raisonnables? C'est loin d'être assuré.

À ce propos il faut souligner que la crise économique mondiale provoquée par la circulation du virus Sars-CoV-2 n'a mis qu'un frein très provisoire à la frénésie d'achat d'énergie fossile. La demande de pétrole est repartie très vite cette année et le mouvement risque de se prolonger l'an prochain: selon l'Agence internationale de l'énergie (IEA), la demande de pétrole devrait dépasser fin 2022 le niveau qu'elle avait atteint avant la pandémie. Dans son dernier rapport mensuel, l'OPEP se contente de formuler des prévisions pour le deuxième semestre de cette année, mais le scénario est le même: la demande de pétrole rebondit très vigoureusement avec le redémarrage de l'économie mondiale.

L'occasion de mener une politique cohérente

Dans ce contexte, présenter la réduction des émissions de gaz à effet de serre comme une contrainte pesant sur notre économie serait probablement une erreur. Au contraire, c'est l'occasion de mener une politique cohérente: en luttant contre le changement climatique, on réduit notre dépendance à des importations qui risquent un jour de devenir problématiques et de menacer notre sécurité énergétique. Il est certes possible de discuter de la meilleure façon de baisser notre consommation de pétrole et d'autres énergies fossiles, mais il ne faut pas se tromper d'ennemis.

Sur les réseaux circulent actuellement des textes très virulents sur la voiture électrique et la menace qu'elle représente pour l'environnement. Il n'est pas utile de reproduire ici ces brûlots qui ne sont qu'un prétexte pour s'attaquer aux écologistes et aux «khmers verts», comme si les écologistes étaient de farouches partisans de la voiture électrique! Cette prétendue défense de l'environnement n'est en fait qu'un combat d'arrière-garde mené par certaines franges de la droite pour ne rien changer à nos habitudes de consommation.

Le combat d'arrière-garde est préoccupant aussi quand il est mené au sein des compagnies pétrolières. Les compagnies européennes, à l'instar de Total qui se fait appeler désormais TotalEnergies, ont compris que leur avenir se jouait sur d'autres terrains que celui de l'exploration et de l'exploitation pétrolières et, au besoin, des tribunaux les y aident. On peut les accuser de ne pas aller assez vite et d'avoir sur le terrain un comportement qui n'est pas aussi vert que leur discours, mais la direction retenue ne fait guère de doute.

La transition énergétique, exercice risqué

Le mouvement s'annonce plus lent aux États-Unis où Exxon, par exemple, résiste le plus possible à la pression de certains actionnaires activistes. Mais, de part et d'autre de l'Atlantique, on retrouve les mêmes comportements. Naguère stars de la cote, les valeurs pétrolières, aujourd'hui un peu délaissées par des investisseurs avides de nouvelles technologies et désireux d'investir dans des entreprises promises à un développement rapide, essaient de retenir leurs actionnaires par des dividendes en hausse ou des rachats d'actions.

L'avenir ne se construira pas contre les compagnies pétrolières, mais avec elles.

Ces comportements sont d'autant plus regrettables que l'on aurait besoin des compagnies pétrolières pour investir dans les énergies nouvelles, les réseaux de bornes de recharge rapide le long des routes et autoroutes, etc. Contrairement à ce que ce semblent penser beaucoup d'écologistes, l'avenir ne se construira pas contre les compagnies pétrolières, mais avec elles. C'est d'autant plus vrai que, quoi qu'on en pense, on aura encore besoin pendant de longues années des énergies fossiles pour faire fonctionner les équipements existants: la transition énergétique est un exercice risqué qui demandera une parfaite coordination entre tous les acteurs.

Besoin de règles du jeu claires

Mais il ne faut pas rêver: cette coordination ne se fera pas spontanément, elle devra être organisée. Investisseurs et industriels ont un rôle de premier plan à jouer, mais ils ne le joueront que si les règles du jeu sont claires, s'ils savent où les États veulent aller et à quel rythme, si les adaptations nécessaires du cadre réglementaire, dans les domaines technique et fiscal, interviennent au bon moment. Si l'on osait un gros mot, on irait jusqu'à dire que la transition énergétique demande un minimum de planification. «Sans plan cohérent, estime Matthieu Auzanneau, directeur du Shift Project, nous nous fracasserons sur les récifs de la crise écologique, qui sont proches et nombreux.» On ne saurait lui donner tort. Cela tombe bien: en France, on a de nouveau un haut-commissariat au Plan.

Mais il n'y a plus de temps à perdre. Même si l'on n'est pas franchement convaincu de la nécessité de limiter très vite nos émissions de gaz à effet de serre, les perspectives de production et de niveau de prix du pétrole doivent nous inciter à réfléchir au développement rapide d'autres sources d'énergie. La meilleure façon d'avancer vite, c'est de s'organiser en ce sens. Le poids que vont occuper les pays émergents sur le marché du pétrole doit nous inciter aussi à élargir le cadre de notre réflexion: il est inutile de «verdir» nos sources d'énergie si les pays les plus peuplés du monde et les plus dynamiques économiquement continuent allégrement à augmenter leurs émissions de gaz à effet de serre. La coordination doit aussi se faire au niveau mondial.

L'Agence internationale de l'énergie le souligne: cela coûte deux fois moins cher de réduire les émissions de gaz à effet de serre dans les pays émergents ou en développement que dans les économies avancées.

Déjà en mai, l'agence nous avait prévenus: si l'on veut avoir une chance de réussir à limiter la hausse moyenne des températures à 1,5°C, il ne faut plus ouvrir de nouveaux champs de pétrole et de gaz naturel.

Petit rappel historique: l'IEA avait été créée en 1974 au moment du premier choc pétrolier pour assurer l'approvisionnement du monde occidental en pétrole…

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