Économie

Le dilemme de Jean-Claude Trichet

Temps de lecture : 4 min

Entre tenir coûte que coûte sur sa position intransigeante vis à vis de la Grèce, quitte à risquer de voir la zone euro imploser, et capituler sur l'indépendance de la BCE, son président joue sa propre tragédie.

«Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés». Force est de constater que l'Europe se situe dans le mauvais camp des Animaux malades de la peste de La Fontaine. La crise financière de 2008, transformée depuis en crise économique et sociale a touché toute la planète. Mais une fois encore la Vieille Europe est aujourd'hui la zone la plus incapable de s'en remettre. Au même moment d'autres économies, à commencer par celles des pays qui ont depuis belle lurette émergé, repartent à toute vitesse.

Ceux qui depuis des années expliquent que la zone euro est une formidable machine à perdre, incapable entre petits compromis, réformes avortées, faux engagements (comme celui de l'agenda de Lisbonne) et vraies lâchetés, de s'organiser et de jouer ce rôle à la fois de créateur de richesse et de protecteur pour ses citoyens peuvent se frotter les mains. L'architecture brinquebalante de la zone euro est, maintenant que la spéculation contre la monnaie européenne se déchaîne, à deux doigt de se disloquer.

Le constat est accablant: en période de beau temps économique, les européens ont dû se contenter d'une famélique croissance incapable de passer le cap moyen de 2 à 3%, soit en moyenne un à deux points en dessous des Etats-Unis et huit à dix points de moins que la Chine et l'Inde. En période de crise, ces mêmes européens voient leurs économies s'effondrer, le chômage s'envoler, leurs entreprises se précipiter pour aller mordre la croissance là où elle est et fermer leurs usines, et certains Etats, à commencer par l'Allemagne, commencer à regarder ailleurs. Le citoyen européen aurait de quoi douter de l'intérêt de la construction qu'on a cherché à lui vanter depuis onze ans.

Le niveau de l'euro n'est que la formidable traduction de ce champ de ruines: trop fort lorsqu'il s'agit de donner un coup de pouce à nos industries exportatrices lorsque la conjoncture est favorable, livré à lui même aujourd'hui, reproduisant ainsi l'impuissance européenne.

On peut d'ailleurs se demander pourquoi l'accès de faiblesse de la monnaie unique ne réjouit pas autant de monde que cela . A moins de 1,26 dollar là où il y quelques mois à peine il fallait près de 1,50 dollar pour faire un euro, les industriels européens ne profitent ils pas de voir leur produits redevenir compétitifs outre- Atlantique ou en Asie? A moins qu'ils jugent préférables de ne pas trop le crier sur tous les toits sachant que cela ne permettra pas pour autant de créer des emplois des nous.

L'inquiétude a fait passer ce type de satisfaction au second plan. Ce qui tend à démontrer à quel point la crise est grave. La question est déjà se savoir dans quelle mesure la contagion venue de Grèce va gagner des pays potentiellement bien plus dangereux pour tout l'édifice européen: Espagne, Portugal, Italie...

La crise met douloureusement à vif les plaies que l'Europe traine depuis des années sans avoir cherché à les soigner: pas de cohérence entre les politiques économiques, pas de gouvernance fiscale, budgétaire, pas de discipline commune, des principes et des règles de conduite comme le Pacte de stabilité évoqués pour être d'autant mieux foulés au pieds.

Il ne faut donc pas s'étonner de l'attaque des marchés. C'est plutôt finalement le temps qu'ils auront mis à se lancer à l'attaque qui peut surprendre. Leur passage à l'acte a au moins un mérite: celui de contraindre dans l'urgence, et pour sauver leur peau, les Européens à prendre à bras le corps la refonte en profondeur de l'organisation de la zone. Que cela passe par la capacité d'en exclure un membre qui ne respecte pas les règles du jeu comme cela se fait dans toute communauté ou l'adoption de mécanismes de solidarité entre Etats qui assureront à l'extérieur, et aux marchés, que la muraille européenne est solide.

Mais l'attaque des marchés risque surtout de mettre encore un peu plus l'Europe devant deux insondables dilemmes.

Au même titre que la crise pose à l'Europe la question de sa gouvernance économique, elle entraîne de facto la question de l'indépendance de la BCE (Banque centrale européenne), et un choix impossible pour son président, Jean Claude Trichet. Ou bien être l'homme qui aura laissé s'effondrer la monnaie unique et la zone euro exploser en choisissant de se tenir coûte que coûte sur une position intransigeante vis à vis de la Grèce, voire d'autres Etats pris dans le maelström. Ou bien en laissant la BCE mettre le doigt dans l'engrenage du soutien aux Etats laxistes, de capituler sur son indépendance en laissant Paris et Berlin s'engouffrer dans la brèche pour rogner l'indépendance de la banque centrale.

Pour l'heure, le conseil des gouverneurs de la BCE a décidé d'écarter tout geste un peu accommodant vis à vis de la Grèce ou d'autres pris dans la tourmente. Un geste qui aurait pu consister à acheter leurs obligations publiques pour réduire les écarts de rendement entre les titres de ces Etats et ceux des autres pays de la même zone.

Il est vrai qu'à bien y réfléchir l'hypothèse consistant à voir la BCE céder un peu, ne paraît pas plus attrayante. Lancer la banque centrale dans une politique de rachat de dettes publiques des pays les plus fragilisées reviendrait à faire plonger un peu plus l'euro en alimentant un sentiment de panique.

Mais surtout, à accepter de mettre le doigt dans l'engrenage consistant à brouiller la frontière qui sépare la banque centrale des instances politiques européennes, le président de la BCE ouvrirait le couvercle d'une boîte de Pandore encore plus explosive: une chose est de dire que les européens doivent se doter d'une banque centrale qui prenne en compte autre chose que la question de la stabilité des prix et soit plus accommodante face aux stratégies économiques des instances politiques européennes. Une autre est de mettre en musique un tel principe. Face à elle, la BCE ne peut pour l'instant constater le jeu de ping pong stérile et tétanisant entre d'un coté, les seize pays de la zone euro et de l'autre les vingt sept Etats de la Communauté européenne.

La conclusion est aussi limpide que redoutable: le président de la BCE est condamné à réussir à convaincre les marchés de la crédibilité du plan de sauvetage de la Grèce. Lourde tâche.

Philippe Reclus

LIRE EGALEMENT SUR LA CRISE EUROPEENNE: La crise après la crise (3/5): la déconstruction européenne, Adieu Europe et Attali-Minc: la facture de la crise n'est pas payée.

Image de Une: Jean-Claude Trichet, le Président de la Banque centrale européenne Jose Manuel Ribeiro / Reuters

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