En nous garant sur le parking d'un supermarché de Pittsford, dans l'État de New York, j'ai vu des gens masqués entrer et sortir du magasin. J'ai regardé mon partenaire, L. On était tous les deux complètement vaccinés et il n'était désormais plus obligatoire de porter un masque dans ce supermarché, un Trader Joe's, conformément aux dernières directives des Centres pour le contrôle et la prévention des maladies. La chaîne avait été parmi les premières grandes enseignes à les suivre et nous avions donc décidé d'aller faire nos courses sans masque. Mais je n'étais pas pour autant rassuré.
– Les gens sont masqués, ai-je pleurniché.
– Tout va bien, m'a rassuré L.
J'ai pris un masque dans ma poche, au cas où. Nous sommes sortis de la voiture. Nous nous sommes avancés vers le magasin pour prendre un caddie. Il y avait autre couple à quelques mètres –ils avaient à peu près le même âge que nous, mais étaient masqués. En nous voyant arriver à sa hauteur, l'homme s'est raidi: «C'est bon, il est à vous», a-t-il dit en désignant un chariot.
Dans le magasin, c'était la foule habituelle d'un samedi après-midi. Les gens arpentaient les rayons à la recherche de la meilleure promotion. Tout le monde portait un masque. Absolument tout le monde. J'avais l'impression que les clients nous dévisageaient. Comme si je pouvais sentir leur méfiance. Bien sûr, je savais que je n'avais pas besoin du masque. Que les données attestant de la très grande efficacité du vaccin méritaient ma confiance. Que je ne présenterais aucun risque pour personne le visage nu.
Et pourtant, j'étais écrasé par le poids de la contrainte d'en porter un. Je suppose qu'il en était de même pour beaucoup des gens dans le magasin: dans le comté de Monroe, dans l'État de New York, plus de 60% des adultes sont complètement vaccinés. En d'autres termes, seule une minorité de la clientèle aurait dû effectivement porter un masque. Mais, à perte de vue, je faisais face à une mer de masques.
Se conformer aux normes
Debout dans le magasin, agrippant mon masque dans ma poche, mon esprit a divagué vers mon travail. Je donne des cours de philosophie et de sciences cognitives à l'université et, depuis quelque temps, je travaille sur un projet de recherche touchant à la psychologie des normes sociales. Les normes sociales sont les règles sociales (souvent cachées) indiquant aux membres d'une communauté quelles actions sont appropriées ou inappropriées dans différentes situations. Cristina Bicchieri, philosophe, psychologue et économiste de l'université de Pennsylvanie, est célèbre pour avoir désigné ces normes sociales comme «la grammaire de la société». L'une des principales caractéristiques de sa théorie est que nous ne les suivons pas parce qu'elles nous indiquent la chose rationnelle à faire –souvent ce n'est pas le cas, et nous les suivons quand même. Selon Bicchieri, nous nous conformons plutôt aux normes sociales parce que nous pensons que d'autres personnes le font, et aussi parce que nous pensons que les autres attendent de nous que nous le fassions également. Ce qui peut déboucher sur des situations où personne se dit que suivre telle norme sociale est une bonne idée, mais où tout le monde le fait quand même.
Au début de la pandémie, le port du masque relevait du simple bon sens: porter un masque, assurer sa propre sécurité et celle des autres. C'était un peu bizarre et difficile de s'y habituer. Mais au cours de l'année écoulée, c'est devenu une norme sociale –quelque chose qu'il est inconfortable de ne pas faire.
Nous nous conformons aux normes sociales parce que nous pensons que d'autres personnes le font.
Aujourd'hui, alors que le port du masque est soudainement devenu médicalement inutile pour beaucoup d'entre nous, la psychologie des normes sociales peut nous aider à comprendre pourquoi cette pratique perdure –ou pourquoi nous nous sentons si gênés de ne pas la suivre.
Dans cet examen des raisons pour lesquelles les masques sont toujours à la mode, il convient de garder ce qui suit en tête: la psychologie des normes sociales est compliquée. Il n'y a pas d'explication unique au fait que nous nous sentions obligés d'adhérer à des normes sociales ou que nous ayons tendance à réagir négativement à ceux qui les violent. Les normes sociales collectives émergent plutôt comme le résultat d'un certain nombre de processus psychologiques différents et complexes, qui peuvent se présenter différemment selon les individus. (Et comme la psychologie elle-même a récemment traversé une période difficile, il est avisé de prendre tout cela avec précaution). Il y a également des raisons de vous masquer même si vous êtes vacciné; peut-être essayez-vous d'imprimer le comportement à vos enfants qui ne le sont pas encore, peut-être avez-vous un risque élevé de Covid-19. Quoi qu'il en soit, l'exploration de certains des différents facteurs qui, selon les psychologues, influencent la conformité aux normes sociales peut nous aider à comprendre pourquoi aller au supermarché sans masque ne nous a jamais semblé aussi bizarre –et nous permettre de savoir comment nous pourrons enfin retirer nos masques.
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Un sentiment d'appartenance
Cette lourde envie de porter un masque s'explique notamment par le fait que, pendant une grande partie de la pandémie, les attitudes à l'égard du masque sont devenues une question partisane. Le psychologue social Dominic Abrams laisse entendre que des normes communes comme le port du masque nous aident à identifier les membres d'un groupe, ce qui nous aide à décider comment interagir avec d'autres personnes. Pensez à la dernière fois que vous avez assisté à un événement sportif en direct. Le fait de voir quelqu'un porter le maillot de votre équipe vous indique que vous partagez avec lui une identité de groupe, ce qui est plutôt agréable: vous avez un sentiment d'appartenance.
La contrepartie de ce sentiment agréable est que nous sommes parfois motivés pour appliquer des normes sociales aux autres afin de maintenir le caractère distinctif de notre propre groupe et de nous aider à repérer les membres de l'exogroupe susceptibles de représente une menace –ce que certains psychologues ont appelé la «différenciation normative». Cela pourrait également expliquer pourquoi certains ont vu rouge quand des personnes vaccinées ont commencé à abandonner leurs masques: cela brouille un signal autrefois clair de l'identité partisane.
Ce que vous ressentez même lorsque vous envisagez de violer les attentes d'autrui s'appelle «le sens de la règle».
Mais le facteur partisan n'explique pas tout. Une raison plus pratique de se conformer aux normes communes de votre groupe est qu'elles facilitent la coordination entre membres. Si les personnes qui vous entourent suivent toutes les mêmes normes lorsqu'elles conduisent, commandent des plats au restaurant ou dirigent une réunion, tout se passera beaucoup mieux que si les gens ne sont pas sur la même longueur d'onde. Les normes sont le genre de choses que vous ne remarquez pas jusqu'à ce que vous vous retrouviez dans un endroit où elles sont très différentes et où, soudain, chaque interaction vous semble laborieuse. (Si vous avez fait une virée dans un autre pays pendant la pandémie, avec des normes différentes en matière de masquage et de distanciation, vous l'avez peut-être remarqué). Par conséquent, les gens partageant votre identité de groupe se sentiront un peu mieux et auront un peu plus envie d'être sympa entre eux qu'avec ceux qui ne le sont pas.
Le confort de l'habitude
Il existe également des raisons plus fondamentales et biologiques d'adhérer aux normes sociales. Certains neuroscientifiques affirment que l'une des fonctions essentielles du cerveau est d'essayer de gérer notre exposition à l'imprévu. En d'autres termes, lorsque nous nous trouvons dans des situations imprévisibles et chaotiques, notre cerveau doit faire des heures supplémentaires pour comprendre ce qui se passe et ce que nous devons faire, ce qui consomme de l'énergie.
Une façon pour le cerveau de gérer ces coûts est de nous guider vers des situations qui sont plus prévisibles et familières (par exemple, rester sur un sentier pendant une randonnée) et de nous éloigner des situations imprévisibles et turbulentes (comme couper à travers les bois). Pour ce faire, notre cerveau nous fait ressentir un sentiment de malaise lorsque nous sommes confrontés à des situations potentiellement chaotiques, signe que nous devrions nous remettre sur un chemin plus familier.
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Lorsque nous interagissons avec d'autres personnes, gérer notre exposition à l'inattendu signifie également tenir compte de ce qu'elles attendent de nous. Si nous nous écartons des attentes des autres, nous risquons à notre tour de rendre leur comportement moins prévisible. Par exemple, imaginez que, la prochaine fois que vous voyez des gens faire la queue pour payer leurs articles à la caisse, vous passiez devant eux pour aller payer les vôtres. Vous vous sentiriez probablement très mal à l'aise, car ce serait là une aventure sur un terrain social inconnu. Qui sait comment ceux qui vous entourent pourraient réagir ou comment cette interaction pourrait finir?
S'il y a quelques mois, si vous étiez entré dans un magasin sans votre masque, vous auriez ressenti un sens de la règle si fort que vous vous seriez senti obligé de le mettre.
Maintenant, imaginez ce qui se passerait si vous suiviez la norme et faisiez la queue derrière les autres clients. Ce dernier scénario est évidemment moins inconfortable et plus prévisible, car vous avez évité l'incertitude liée à la violation des attentes des autres. Ce que vous ressentez même lorsque vous envisagez de violer les attentes d'autrui s'appelle «le sens de la règle».
Des normes lentes à se transformer
En entrant dans le supermarché sans porter de masque, je violais les attentes sociales des autres, qui avaient été soigneusement établies et maintenues pendant plus d'un an. Quelles que soient mes connaissances intellectuelles sur les masques et les vaccins, je me sentais toujours mal de violer ces attentes. Ce malaise peut valoir la peine d'être écouté (il est bon que nous vivions dans un monde où il est inconfortable de couper la file d'attente).
Si, il y a quelques mois, vous étiez entré dans un magasin sans votre masque et que vous aviez ressenti un sens de la règle si fort que vous vous seriez senti obligé de le mettre, le fait d'adhérer à la norme vous aurait évité bien plus que des regards étranges ou de potentiels conflits. Vous auriez ainsi assuré votre sécurité et celle des gens qui vous entourent. Tout au long de cette pandémie, les normes relatives au port du masque nous ont aidés à naviguer en douceur dans un environnement social inconnu et dangereux, en plus de réduire la propagation d'une maladie mortelle.
À Paris, entre deux confinements, les gens ont cependant vite tombé le masque à l'extérieur. | Thomas Coex / AFP
Aujourd'hui, pour celles et ceux d'entre nous qui ont la chance d'avoir accès aux vaccins, cette équation est en train de changer. S'adapter psychologiquement va prendre un certain temps et demander une certaine compréhension mutuelle. Même si j'ai hâte d'en finir avec la pandémie, je ne peux pas en vouloir aux gens vaccinés de vouloir se masquer dans le magasin, du moins jusqu'à ce que les normes sociales changent à nouveau. En faisant mes courses, j'ai même pu le sentir. J'ai commencé à repérer d'autres visages sans masque, environ 1 sur 10. J'ai pu un peu me détendre. Au moins, nous n'étions pas les seuls.