Toute petite et mal fichue au milieu de l'immensité désertique, on la croirait abandonnée, cette baraque. Quelle erreur! Elle est au contraire très habitée, et d'abord par sa propriétaire, la vieille et imposante et colérique et rieuse et obstinée et rusée et rigolote et formidable Malika.
Son prénom signifie «reine» en arabe, son règne sur ce domaine de deux pièces et l'infini est ce dont est riche le deuxième film de Hassen Fehrani.
Le film est comme le désert, on croirait de prime abord qu'il n'y a rien ou presque: une vieille femme qui tient une buvette au bord de la grand-route.
Mais de même que pour qui sait le regarder et l'écouter, le Sahara est saturé de présences de toutes natures –des humains, des animaux, des végétaux, des météores, des souvenirs, des légendes, des terreurs–, l'échoppe qui porte au milieu d'un apparent néant cet incongru numéro 143, celle qui y habite et ceux qui y passent composent un monde extraordinairement divers et vivant.
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Sur l'axe de la Transsaharienne
Ainsi ferons-nous connaissance avec Maja la motarde polonaise, un orchestre d'une quinzaine de jeunes, un ami avec lequel s'invente un sketch tragi-burlesque sur la prison, un imam mielleux et inquisiteur dont se défie la vieille hadja, des routards, un type perdu dans le rêve de la quête d'un frère disparu dont on ne sait s'il y croit lui-même, l'un ou l'autre des camionneurs habitués des verres de thé et des «omelettes au sable» de Malika...
Ils font partie de ceux qui s'arrêtent, discutent, se détendent un moment sur le long chemin de cette nationale 1 qui traverse le pays du nord au sud, les 2.300 kilomètres de la Transsaharienne qui mène d'Alger au Niger.
Malika sur le seuil de son royaume. | Météore Films
Sans qu'on ait eu à bouger de la petite baraque brûlée par le soleil et battue par les vents de sable, le monde est là. Il est dans les gestes, dans les mots et les silences et les regards, dans le hors-champ: les années noires, la corruption, la mondialisation, le commerce, la politique, la mémoire coloniale, le changement climatique. Tous en sont acteurs et témoins, quelles que soient leurs façons d'en parler, d'en profiter, d'en souffrir.
Sans doute aussi le chat de Malika, qui est une chatte, et ses chiens, pour la défendre des loups à quatre pattes –pour les loups à deux pattes, cette femme seule dans un monde d'hommes compte sur son énergie, sa capacité à percevoir les situations et sa foi. Mais pas sûr que cela suffise quand, à une centaine de mètres, les bulldozers construisent une station-service flambant neuve, dotée d'une cafétéria moderne (et d'une mosquée).
Ferhani lui aussi est là et bien là –Malika ou l'un ou l'autre de ses visiteurs s'adressent à l'occasion au réalisateur derrière sa caméra, ou lui-même donne un coup de main s'il faut traduire en anglais pour une touriste. Lui, l'Algérois trentenaire, habite ce paysage raréfié comme un vieux bédouin: en sachant, par le cinéma, repérer et tirer avantage du moindre signe, de la moindre ressource dans un environnement que d'autres trouveraient aride.
Le désert fertile
La caméra reste fixe, à de très rares exceptions près: un léger recadrage sur la jeune femme polonaise à côté de la vieille algérienne, rencontre inoubliable qui mérite une composition parfaite, un grand plan en travelling circulaire autour de la bicoque après 1h20 de film, une brusque embardée lorsque Malika se cabre face aux neveux qui veulent la faire revenir dans une famille qui l'a jadis chassée et qu'elle déteste. Cette économie de vocabulaire, cette ascèse s'avèrent extraordinairement fécondes.
Vêtue de son éternel sweat-shirt Fatal Surf, Malika a accueilli ceux qu'elle appelle les Apaches, les routards du désert. Dans le fond, la nouvelle station-service qui menace son univers. | Capture d'écran de la bande-annonce
Chaque plan, chaque découpe dans les murs –porte ouverte sur le désert, lucarnes-passe-plats entre cuisine et pièce principale– suscite des jeux de forme, d'idées, de sensations.
La matière même des murs passés à la chaux, le mouvement d'un épineux chassé par le vent, un jeu de lumière, la lueur de la lampe à pétrole, et voici la mémoire du western, les vibrations du film d'aventure, la beauté formelle d'un film sur l'art qui passent et s'évanouissent, avec une légèreté qui ne sera pas oubliée.
Dans un lieu et un contexte très différent, les abattoirs d'Alger filmés pour Dans ma tête un rond-point, Hassen Ferhani avait déjà montré sa capacité à faire surgir d'un décor trivial, en compagnie de gens qui semblaient n'avoir rien d'exceptionnel, des puissances de fiction, d'imaginaire, de beauté, de compréhension de la réalité.
Avec 143 rue du désert, il déploie de manière encore plus ample et suggestive les ressources et les horizons de ce voyage immobile.