Tout commence l'année de ses 8 ans. «J'avais invité un copain de l'école à la maison. Je ne sais pas pourquoi ni comment mais on s'est embrassés devant la télé. Ma mère nous a surpris. Elle était dans tous ces états», confie le jeune homme. Thomas a grandi en région parisienne dans une famille protestante où l'homosexualité n'a pas droit de cité.
Ce jour de 2003, ses parents, horrifiés, font immédiatement appel à leur pasteur pour tenter de trouver un remède aux maux de leurs fils. C'est le début de cinq années de thérapies de conversion, mêlant prières, jeûnes et séances d'exorcisme. «Au début, ils m'ont emmené à l'église plus régulièrement pour que j'écoute et que je lise la Bible. Puis j'ai grandi et j'ai commencé à m'affirmer. Quand je suis arrivé au collège, j'ai rencontré d'autres garçons comme moi et je me suis forgé ma personnalité. C'est à ce moment-là que ça s'est corsé», raconte Thomas.
Vide juridique
Le pasteur de la famille recommande alors de jeûner. «Au début, c'était un ou deux jours où je ne mangeais et ne buvais pas. Au-delà de trois jours, j'avais juste le droit de m'abreuver. Ça se passait le week-end ou pendant les vacances scolaires. Je restais dans ma chambre, je ne faisais rien», décrit-il. Après chaque jeûne, une séance d'exorcisme s'organise. «J'avais été diagnostiqué comme possédé par le démon de l'homosexualité. Leur but, c'était de pratiquer des exorcismes pour qu'il quitte mon corps», poursuit le jeune homme.
Ces séances se déroulent avec des membres de sa famille ou de son église: Thomas est assis sur une chaise, on le force à lire des passages ciblés de la Bible. Ils le touchent, lui mettent les mains en l'air, attrapent sa tête. «Tu te demandes ce qu'il se passe et ce qu'ils attendent de toi», confie t-il. Malgré plusieurs tentatives, le pasteur et sa famille ne sont pas satisfaits: «Ça ne fonctionnait pas, ça les agaçait. Ils ont fait appel à d'autres personnes spécialisées pour “déshomosexualiser” les gens, selon eux», poursuit-il.
Les thérapies de conversion, ou homothérapies, sont des pratiques qui prétendent modifier l'orientation sexuelle ou l'identité de genre d'une personne. Ces programmes, qui trouvent leur source aux États-Unis, ont été importés en France dans les années 1990.
Il est impossible de quantifier ces thérapies puisqu'aucun délit spécifique ni aucune qualification pénale n'existent à ce sujet.
Ils mélangent à la fois des éléments de pseudo-psychologie et une lecture fondamentaliste de la Bible dans le but de comprendre l'homosexualité d'une personne et de la changer.
Il est impossible de quantifier ces thérapies puisqu'aucun délit spécifique ni aucune qualification pénale n'existent à ce sujet: les victimes peuvent être reconnues en tant que victimes de violences volontaires, d'abus de faiblesse ou de harcèlement mais pas en tant que victimes de thérapies de conversion. Un vide juridique dénoncé par Benoît Berthe, porte-parole du collectif Rien à guérir et rescapé: «Ces vingt dernières années, non seulement aucune de ces pratiques n'a été interdite et condamnée, mais, en plus, il y a une progression du nombre de thérapies Torrents de Vie en France [une association évangélique qui propose des camps de conversion, ndlr]. Rien, ni l'arsenal juridique, ni les autorités n'ont fait quoi que ce soit pour les arrêter.»
«Il parlait au démon et non au petit garçon que j'étais»
Alors que les exorcismes sur Thomas ne portent pas leurs fruits, le pasteur de la famille recommande les services d'un homme venu du Honduras. Ce dernier propose des séances à huis clos, avec la famille de Thomas ou devant une assemblée. «Avec lui, j'ai dû faire au moins deux séances dont une qui était très traumatisante, se souvient-il. Ce jour-là, je suis rentré dans une pièce remplie d'une cinquantaine de personnes. Il m'a pointé du doigt et il a dit: “Toi, tu as le démon de l'homosexualité, approche.” Je me suis approché, il m'a déshabillé, il a crié “lâche-le, lâche-le” pour que le démon quitte mon corps tout en me jetant du sel dessus. Puis il a demandé à ceux qui voulaient participer de se rapprocher de moi. Plusieurs personnes ont imité son geste.» L'expérience est terrifiante pour le jeune garçon alors âgé de 12 ans: «À aucun moment il ne m'a considéré comme un petit garçon. Il me parlait en espagnol en s'accompagnant de gestes très violents. Pour lui, il n'y avait aucun doute que j'incarnais un démon. C'est à lui qu'il parlait et non au petit garçon que j'étais.»
Malgré cette humiliation, Thomas n'en a pas fini: une ultime session d'exorcisme l'attend, plus agressive que les précédentes. «Pour la première fois, ils m'ont attaché à la chaise. Leurs paroles étaient beaucoup plus violentes. Ils m'ont fait boire de l'huile d'onction pour dégouter le démon et qu'il quitte mon corps, raconte t-il. Comme j'ai eu peur je suis rentré dans leur jeu. J'ai commencé à simuler des convulsions, à trembler, à faire les yeux blancs, à tomber par terre avec la chaise. J'avais déjà vécu tellement de trucs et j'avais tellement peur… J'étais au bout. Je me suis dit que c'était le seul moyen pour qu'ils pensent que leur technique fonctionnait et qu'ils me laissent tranquille. Ç'en a été fini des thérapies de conversion. Je les entendais dire: “C'est bon, ça a fonctionné, il est parti”», poursuit-il.
Loi de l'inertie
Depuis des années, la députée La République en marche (LREM) de l'Allier Laurence Vanceunebrock tente d'interpeller le gouvernement au sujet de ces pratiques: elle a déposé une proposition de loi en juin 2020 et mars 2021 qui vise à les interdire (lois n°3030 et n°4021). Mais l'examen de cette dernière ne cesse d'être reporté: prévu en février puis en mai, il a été déplacé en décembre prochain lors de la prochaine niche parlementaire. Une date qui ne convient pas aux militants puisqu'elle coïncide avec la fin du quinquennat d'Emmanuel Macron. «Il n'y aura pas le temps de faire l'aller-retour avec le Sénat. Ça tue complètement dans l'œuf la proposition de loi qui a été travaillée depuis trois ans et qui faisait consensus. Tous les groupes politiques étaient d'accord pour condamner ces pratiques», s'indigne Benoît Berthe.
Autre élément qui met en colère les militants: le flou et l'inconstance de la ministre chargée de l'Égalité, Élisabeth Moreno, qui prévoyait d'interdire ces pratiques il y a quelques mois. Mardi 11 mai, à l'Assemblée nationale, cette dernière a été interpellée par Mme Vanceunebrock sur la manière dont le gouvernement comptait soutenir les victimes et condamner les bourreaux.
Mme Moreno lui a simplement rétorqué que le ministère de la Justice publierait «très prochainement» une circulaire visant à rappeler le droit existant. Aucune mention n'a été faite à la proposition de loi en cours. Depuis, le cabinet de la ministre a tenté de rectifier le tir, prétextant un malentendu et indiquant que cette circulaire ne remplacerait en rien le projet de loi défendu par la députée LREM. Le 8 mai cependant le collectif Rien à guérir salue une première rencontre «constructive» avec la ministre.
Notre collectif @RienAGuerir tient à remercier @1ElisaMoreno, Ministre déléguée de l'#Égalité & de la #Diversité @egalite_gouv pour cette 1ère rencontre constructive sur la nécessité de trouver les bons outils pour enfin en finir avec les 'dites' #ThérapiesDeConversion en France. pic.twitter.com/9QUILVDloA
— RIEN À GUÉRIR (@RienAGuerir) June 8, 2021
«J'ai fait semblant d'être hétéro»
Après cette dernière séance d'exorcisme, Thomas a volontairement joué un rôle auprès de sa famille et de sa communauté religieuse. «Toute mon adolescence, et jusqu'à ce que je quitte le foyer familial, j'ai fait semblant d'être hétéro», explique-t-il. Il n'a rien raconté à personne à propos de ce qu'il avait vécu, même pas à ses meilleurs amis: «Bizarrement, je ne voulais pas mettre la honte sur ma famille. Et en même temps, je ne réalisais pas la gravité de ce que j'avais subi. Je n'avais pas compris la violence.»
En 2015, à 20 ans, après s'être assuré d'un revenu financier stable, Thomas décide de quitter la maison dans laquelle il a grandi: «Je suis parti en leur disant que ça n'avait pas fonctionné et que j'étais gay. Mon père a voulu me frapper. Aujourd'hui, je ne lui parle plus. Avec ma mère, on a des rapports cordiaux.»
«Je ne réalisais pas la gravité de ce que j'avais subi.»
Thomas n'est pas sorti indemne de cette expérience. «Toute mon adolescence, j'ai souffert de boulimie, explique le jeune homme. Je me voile encore un peu la face mais j'imagine que c'est en rapport avec ça. Je me donnais un genre. Je n'étais pas moi-même. Je vis parfois des périodes difficiles. Quand j'y repense, je ne me sens pas très bien.»
Aujourd'hui âgé de 26 ans et responsable d'un magasin de prêt-à-porter dans le Nord de la France, Thomas s'assume enfin: «J'ai commencé à fréquenter des garçons à 18 ans. Avant, j'avais peur qu'on me croise dans la rue avec un mec. Aujourd'hui, j'ai un copain avec qui ça se passe bien.» Peu à peu, il partage son expérience: «J'ai encore un peu de mal à en parler. Je ne suis pas à l'aise avec le fait de m'épancher à propos de mes souffrances. Je ne veux pas être perçu comme une victime», conclut-il. Pourtant, il en est une comme beaucoup d'autres, à l'image de Benoît. Mais eux préfèrent le terme de «rescapés».