«Si, comme en France, mon nom de famille avait dû disparaître de celui de mes enfants, ça aurait été une grosse dispute pour savoir quel patronyme ils porteraient!» Toute sa vie, Melisa Tuya a porté le sien avec fierté. Un nom peu commun en Espagne, originaire des Asturies, région montagneuse verdoyante dans le nord du pays. Mais de l'autre côté des Pyrénées, on attribue deux noms de famille aux nouveaux-nés. Celui du père, puis celui de la mère. Ou vice versa, même si c'est plus rare.
Un système assez proche de celui que propose le député LREM Patrick Vial. Il a transmis un dossier au ministère de la Justice pour demander une réforme en ce sens, mardi 1er juin. Le but? Corriger un fonctionnement qui fait qu'en 2019, 81,4% des nouveaux-nés portaient uniquement le nom de leur père sur le territoire français. C'est ce que demande le collectif Porte mon nom, incarné par la médiatique Marine Gatineau Dupré, à l'origine de l'initiative.
«Le système espagnol est bien plus égalitaire que celui d'autres pays dans lesquels le nom de famille de la mère disparaît», tranche Ana Hernández, présidente de la Coordination des organisations de femmes pour la participation et l'égalité.
«Je suis une grande défenseuse des deux noms de famille. De cette manière, les deux progéniteurs comptent. Sinon, on dirait que l'un des deux disparaît», note Melisa Tuya, 45 ans. Journaliste et mère de deux enfants, elle tient un blog sur lequel elle évoque très ouvertement son expérience sur le sujet.
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Plus égalitaire, mais...
Institutionnalisé par l'Église au cours du XVIe siècle, le système a évolué depuis.
Aujourd'hui, «le double emploi du nom des Espagnols est un des principes d'ordre public du système [de ce pays]», explique le Registre civil, chargé d'enregistrer les enfants à la naissance. «La loi prévoit que l'on attribue toujours le premier nom de famille de chaque progéniteur [à un nouveau-né].» En résumé, seul le nom de famille placé en premier passe à la postérité. Le second disparaît à la génération suivante.
Plus égalitaire, donc. «Oui... Mais en général, le premier nom de famille est celui du père», fait remarquer Irene, militante féministe espagnole de 22 ans qui a vécu les quatre dernières années à Paris. Elle est autrice du livre La terreur féministe: petit éloge du féminisme extrémiste, paru en avril 2021. Elle-même porte deux noms de famille: celui de son père, puis celui de sa mère. «Donc le nom que je transmettrai à mes enfants sera celui de mon père. Je crois que les femmes en tant que telles n'ont pas de nom de famille. Car même les noms de famille qu'elles transmettent ont toujours été hérités d'un homme.» Pour la jeune instagrameuse, ce mécanisme participe de l'effacement des femmes dans l'histoire, «même les femmes de notre histoire personnelle». C'est d'ailleurs pour cette raison qu'elle choisit de signer du nom d'Irene. Tout court.
Melisa Tuya en souffre, évoquant «une petite épine qui me pique chaque fois que je remplis un formulaire avec le nom de mes enfants» dans un article de blog au titre explicite: «Moi, j'aurais voulu que mes enfants portent mon nom en premier». «Je suis fille unique de fils unique, raconte-t-elle à Slate.fr. Cela signifie que mon patronyme finira par disparaître. Alors que mon conjoint s'appelle González, un nom très commun en Espagne.»
Livrer la bataille du nom de famille?
Théoriquement, il aurait été possible que le nom de Melisa Tuya figure en premier. En 1999, une réforme de la loi du Registre civil avait introduit la possibilité de choisir que le nom de la mère soit placé avant celui du père. «Mais si les deux parents n'en faisaient pas la demande d'un commun accord, la règle générale restait l'attribution du patronyme en premier lieu», concède l'institution.
En 2006, quand la future jeune maman en parle à son conjoint, il refuse. «Je n'ai pas mené la bataille», reconnaît la blogueuse. Elle avait 29 ans. «J'étais très jeune. Et cette réforme était encore récente. Je m'étais déjà faite à l'idée que cela allait arriver. Je n'ai pas voulu me battre à ce moment. Je n'avais pas envie. C'est avec le recul que je me suis dit: “Quel dommage! J'aurais dû.” Pour les femmes de ma génération, je crois aussi que, quand nous avions 20, 25 ou 30 ans, il y avait beaucoup d'attitudes micro-machistes que nous ne distinguions même pas. Nous n'avions pas les outils nécessaires à l'époque. Tout le monde trouvait ça normal et nous avions accepté que ces choses-là nous arriveraient. Il y a eu une explosion du féminisme ces dernières années, qui nous a fait prendre conscience du fait que ce n'était pas normal, et que nous devions dire “non”.»
«Donc je comprends qu'en général les Françaises n'imposent pas leur nom de famille. Il leur arrive probablement la même chose qu'à moi», compatit Melisa Tuya. En France aussi, depuis 2002, les parents peuvent choisir le nom qu'ils transmettent à leur enfant. Celui du père, celui de la mère ou les deux, dans l'ordre de leur choix. En 2013, la loi Taubira a rendu les deux noms automatiques en cas de désaccord entre les progéniteurs. Mais dans les faits, seuls 11,7% des nouveaux-nés de 2019 portent les deux noms, 6,6% uniquement celui de la mère... et 81% ne portent que le patronyme hérité du père.
«Le fait qu'on t'oblige à décider, donc à en parler, t'oblige à y réfléchir et à te demander: pourquoi mon nom? Pourquoi pas?»
«99% du temps [les pères] ont le dernier mot», dénonce le collectif Porte mon nom dans une pétition qui avait recueilli plus de 26.500 signatures le 8 juin. À sa demande, le député Patrick Vial a déposé un dossier sollicitant un nouveau décret auprès du ministère de la Justice. L'initiative vise à rendre automatique la transmission des deux noms de famille à la naissance d'un enfant, à moins que les deux parents n'expriment explicitement et d'un commun accord leur souhait qu'il en soit autrement.
«Bien sûr que ce serait une avancée», estime Irene, qui a longtemps vécu entre l'Hexagone et la péninsule Ibérique et connaît l'usage de part et d'autre des Pyrénées. «La France a des années-lumière de retard en la matière. Ici, non seulement les femmes ne transmettent pas leur nom de famille, mais elles portent celui de leur mari! [ce n'est pas le cas en Espagne, ndlr]»
«Le fait que l'on t'oblige à décider, donc à en parler, est un pas important. Cela t'oblige à y réfléchir et à te demander: pourquoi le mien? Pourquoi pas? Toutes les décisions de couple devraient être prises de cette façon», considère pour sa part Melisa Tuya. L'Espagne a déjà sauté le pas en 2017. L'entrée en vigueur d'un article de la nouvelle loi du Registre civil a définitivement éliminé la préférence pour le patronyme hérité du père. «Il oblige les progéniteurs à se mettre d'accord conjointement et à manifester expressément dans le formulaire correspondant dans quel ordre apparaissent les noms des descendants avant l'inscription», précise l'administration. Sinon, les deux noms sont automatiquement attribués dans un ordre qui ne privilégie pas le nom du père, dans le respect du principe garantissant l'intérêt supérieur de l'enfant.
Une tradition encore très ancrée
Mais changer la loi ne suffit pas à faire bouger les habitudes. En 2020, sur un peu plus de 168.000 naissances enregistrées en Espagne selon l'Institut national de statistiques (INE), 2.200 ont été inscrites avec le nom de la mère en premier selon le Registre civil. Soit... 1,3%. Et la dernière réforme ne semble pas spécialement avoir inversé la tendance. En 2016, 2.916 nouveaux-nés avaient hérité du nom de leur mère en premier lieu. Ils ont été 2.751 l'année suivante.
«Nous restons dans une société patriarcale qui donne la priorité au nom du père, regrette Irene. Comment faire changer cela? Au niveau de la société, je ne sais pas. Mais quand je serai mère, si c'est avec un homme, je lui dirai: “Du vagin de qui est sorti cet enfant?” Il n'y a pas de débat là-dessus. Fin!»
De son côté, Melisa Tuya insiste sur un autre aspect de la question, essentiel à ses yeux: «Le nom de famille du père, celui de la mère. C'est l'enfant qui vivra avec. On devrait surtout laisser l'enfant libre de choisir.» Une démarche aujourd'hui relativement simple en Espagne, et que le dossier déposé récemment auprès du ministère de la Justice en France propose également de simplifier.
Et pour ceux qui s'inquiètent des possibles conséquences d'une arrivée massive de bébés portant deux noms, Melisa Tuya ironise: «Qu'ils ne prennent pas si peur! En Espagne, un pays très traditionnel, nous avons toujours fait comme ça, depuis des siècles. Cela n'a jamais posé aucun problème à l'administration.» María Teresa Álvarez Moreno, directrice du département de droit civil à l'Université Complutense de Madrid, ajoute même: «C'est une façon d'éviter qu'il y ait confusion entre deux personnes qui porteraient le même prénom et le même nom.» Parole d'experte.