Son nom est Tierno. Il est… tant de choses à la fois. Il est l'imam de la petite ville sénégalaise entre fleuve et désert, mais aussi l'épicier qui tient une échoppe avec sa femme. Il est malade, avec une fragilité peut-être fatale qui ronge son grand corps apparemment solide.
Il est le frère cadet de cet Ousmane, parti à l'étranger, et qui revient pour tout changer. Et il est, donc, le père de Nafi, cette jeune fille à l'esprit indépendant qui veut partir à la capitale suivre des études.
Le film est comme celui dont il porte le nom, unique et multiple. Le Père de Nafi ne cesse d'inventer comment, du même mouvement, raconter l'histoire qui est son sujet et ne jamais se laisser limiter par elle, ne pas se laisser ligoter par son fil narratif.
Le sujet, ô combien brûlant, porte sur la conquête par les intégristes islamistes de villes et villages d'Afrique subsaharienne, des moyens qu'ils utilisent, des possibles résistances qu'ils rencontrent.
Dans la mosquée, dans la cité, dans les esprits, deux idées de l'islam s'affrontent. | Capture d'écran via YouTube
Ce sont bien deux idées de l'islam qui s'affrontent. Ce sont aussi deux façons de se comporter avec les autres, deux idées de la vie –et dans la bourgade où tout se déroule, ces affrontements cristallisés autour de deux frères prennent des airs de tragédie antique, ou de son avatar cinématographique le plus établi, le western.
Mais définir ainsi le premier film de Mamadou Dia, c'est passer sous silence la multitude des affects, des fragments de récits, des personnages qui, pour n'avoir pas le premier rôle, acquièrent pourtant chaque fois qu'ils apparaissent une présence active, et qui laisse une trace.
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La multiplicité des présences
Cela tient à bien davantage qu'une incontestable adresse dans l'écriture d'un scénario qui sait remarquablement associer des intrigues partielles à la ligne dramatique principale.
Le plus décisif tient à la manière de filmer, très souvent en plans rapprochés qui jamais n'isolent ni n'exhibent, mais au contraire inscrivent des individus dans des contextes: politique, amoureux, religieux, affectif, etc.
L'enfant des rues fasciné par la violence des djihadistes, comme la copine de Nafi prête à envisager de suivre la reformulation encore plus contraignante de la tradition promue par les nouveaux venus, les fidèles fascinés par l'argent qui coule à flots des mains des islamistes, ou le maire dépositaire d'un ordre ancien pseudo-républicain mais menacé par ceux qui viennent imposer la charia à la pointe de leurs kalachnikovs font partie des nombreux protagonistes entre lesquels ne cessent circuler des flux actifs.
Nafi (Aicha Talla), déterminée à choisir son avenir. | Capture d'écran via YouTube
Parmi tous ces personnages, Nafi, la fille volontaire, et sa grand-mère occupent des places de choix, grâce à la force de leur interprétation autant que par l'écriture de rôles tout en nuances. Mais c'est assurément Tierno, celui que désigne le titre, qui incarne le mieux cette complexité vivante, habitée, qui fait la réussite du Père de Nafi.
Tierno est interprété par un des rares acteurs professionnels de ce film que son réalisateur a tourné dans sa ville natale avec amis et connaissances, le très remarquable Alassane Sy. Il en impose par l'intensité de sa présence, à laquelle concourent les marques de sa force comme celles de ses faiblesses.
Quelque chose de chorégraphique
Il y a quelque chose de chorégraphique dans le processus du film, comme si son personnage central (et son interprète) avaient insufflé un rythme très particulier, avec quelque chose à la fois de majestueux et d'inquiet.
Dès lors, ce qui émane de chaque protagoniste se perçoit par rapport à ce rythme. La violence dangereuse dont sont porteurs les salafistes, comme la fébrilité de ceux qui par intérêt ou par peur se rallient à leurs diktats, sont ressenties comme des dissonances sans même avoir besoin d'énonciation ou d'explication.
L'ensemble de la communauté reconfigurée par l'irruption du prêche jihadiste, et des milices qui entendent l'imposer. | JHR Films
Même ce qui pourrait sembler un coup de force narratif, comme le personnage du jeune homme «fiancé» de Nafi et passionné par la danse, trouve sa juste place, grâce à la puissance dévolue aux différents régimes d'expression corporelle.
Cette puissance expressive des postures et des mouvements, ou même des intonations, est également très sensible lorsqu'apparaît la vieille mère de deux frères ennemis, Tierno et son aîné, qui utilise les moyens, violents ou insidieux, des djihadistes pour acquérir le pouvoir sur la communauté.
Cette labilité dansante du récit n'a pas seulement pour vertu de rendre très vivante la vision du Père de Nafi. Elle évite que tout spectateur se repose sur ses certitudes, tout en partageant assurément les prémisses d'une opposition à l'intégrisme. La très belle figure de cet imam, et ce qui circule notamment entre sa fille et lui, permettent ainsi de porter le film bien au-delà de son enjeu immédiat, sans avoir affaibli celui-ci.
Le Père de Nafi
de Mamadou Dia
Avec Alassane Sy, Aicha Talla, Saikou Lô, Penda Sy, Alassane Ndoye
Durée: 1h50
Sortie le 9 juin 2021