Le temps n'a pas de prise sur le Lyonnais au cœur d'or, l'empereur des gones, trois étoiles depuis 1965, qui vit sa vie d'aubergiste facétieux du Pont de Collonges en bord de Saône comme s'il était encore dans la fleur de l'âge. Le voici, ce dimanche à midi, glorieux octogénaire en tablier blanc, col bleu blanc rouge de Meilleur Ouvrier de France (MOF), toque sur la tête, passant de table en table, autographiant la vaste carte aux cinquante plats, posant pour les photos de famille, souriant, heureux d'être là. C'est l'amphitryon parfait qui transmet sa gaieté, sa bonne humeur à ses clients, ravis de contempler en chair et en os la star incontournable des cuisiniers, partout célébrée et admirée.
Le fameux restaurant, peint, décoré, coloré, kitsch comme une maison Disney, affiche complet plus souvent qu'on ne le pense -les tarifs et additions ne sont pas des cadeaux. La crise n'a que peu affecté ce temple bariolé de «la cuisine de ménage» (sic) dont le répertoire coulé dans le bronze ne saurait changer, ni s'éloigner de la tradition culinaire, fidèlement restituée.
«En cinquante ans, je n'ai rien inventé, confesse-t-il en observant François Pipala, MOF, directeur de la salle, trancher les vessies de porc qui emprisonnent la poularde de Bresse. Le legs de Fernand Point, de Lucas Carton à Paris, je ne l'ai pas trahi, j'ai tenu à le maintenir et à le faire vivre par les chefs de la maison. Pour moi, la vraie cuisine, c'est du beurre, de la crème et des bons produits, avec un peu d'huile d'olive si on le souhaite. Pourquoi se passer des nourritures de toujours, qui ont régalé tant de générations?»
Une partition historique
De fait, le répertoire bocusien renvoie au style d'hier, aux préparations de la haute cuisine des années 1950-60 -et bien au-delà. Qui mitonne encore la dodine de canard pistachée et le foie de canard en gelée au sauternes Antonin Carême? Le gratin de queues d'écrevisses Fernand Point, la quenelle de brochet sauce nantua, le ris de veau aux écrevisses, les volailles servies entières pour deux ou quatre convives? Et le fromage blanc en faisselle à la crème double? De la mémoire, vivifiée par la fourchette.
Mais c'est à travers le registre des sauces que la partition est la plus datée: sauce beaujolaise pour les asperges vertes, sauce Choron tomatée pour le loup en croûte, sauce à la crème et vin blanc pour les filets de sole aux nouilles, sauce armoricaine aux crustacés pour le homard, sauce périgueux aux truffes pour le filet de bœuf Rossini, sauce dijonnaise au vin pour le rognon de veau, sauce à la crème et morilles pour la fricassée de volaille, sauce au beurre blanc pour les noix de Saint-Jacques; aucune grande table dans l'Hexagone n'offre pareil éventail de parures liquides, épaisses, goûteuses, nécessitant l'usage de la cuillère à sauce -inventée par Jean-Baptiste Troisgros, père des chefs Pierre et Jean, grand-père de Michel, chef du trois étoiles de Roanne.
Avec le temps, l'Auberge de Paul Bocuse s'est affirmée comme le conservatoire de la gastronomie à l'ancienne, en voie de disparition dans la plupart des enseignes prestigieuses française: les jus courts et l'huile d'olive ont chassé les sauces montées au beurre, jugées trop grasses et masquant le produit de base.
Alors Bocuse: passéiste, réactionnaire? Non, le Paulo des rives de la Saône, nageur et plongeur courageux qui a sauvé de la noyade pas mal d'imprudents imbibés de beaujolais frais, ne saurait remettre en question le récital de plats de sa jeunesse, identifiables, puissants en goût, souvent complexes, qui l'ont fait connaître à travers le monde -des hordes de Japonais arrivés en TGV sont là, éberlués et silencieux, Bocuse est une vedette au pays du Soleil Levant- d'autant que le créateur du rouget barbet en écailles de pommes de terre n'en a rien à faire de la fusion food, de la cuisine moléculaire ou déstructurée aux fumets fumeux.
Tout cela n'est pas son truc, tout ce folklore, cette alchimie technologique, ce n'est pas pour lui. Quoi de plus savoureux qu'un poulet fermier bien doré accompagné d'une purée lissée au beurre puis d'un gâteau au chocolat moelleux assorti d'une glace vanille, turbinée au moment? Qui ne se réjouirait de ces assiettes simplissimes?
En sortant d'un repas chez Pierre Gagnaire à Paris, l'Einstein de la recherche culinaire, 140 ingrédients mis en œuvre, il a ce mot:
C'était bon, mais je ne sais pas ce que j'ai mangé, dommage.
Et puis, le fils unique de Georges Bocuse, inventeur dans les années 1920 de la guinguette des bords de Saône, œufs en meurette, saucisson chaud, foie gras et beaujolais en pot, a ses racines vivantes dans le terroir lyonnais -il est né au-dessus du restaurant- d'où son attachement viscéral aux joyaux de la Bresse et des Dombes, d'où aussi la clientèle lyonnaise qui fréquente l'Auberge de génération en génération. Des fiançailles, un mariage, des retrouvailles, un réveillon, direction le Pont de Collonges. Et des souvenirs en prime.
Partout dans le monde, le Lyonnais au charisme patriotique a porté la bonne parole gourmande de sa ville et des spécialités ancestrales, des lyonnaiseries et du beaujolais Dubœuf. Dès sa troisième étoile et les débuts de sa formidable notoriété liées à des livres best-sellers -400.000 exemplaires de Bocuse dans votre cuisine- il s'est mué en globe-trotter des fourneaux, en ambassadeur infatigable de la restauration française; il a collectionné articles, reportages, films et couvertures de magazines dont Time et Newsweek. En voyage, il bourre ses poches de boîtes de truffes, au cas où...
Un véritable empire
Devenu un hommes d'affaires considérable, l'ex-gâte-sauce de Fernand Point à Vienne à qui il servait le champagne dès 10 heures du matin («Petit, moule-moi une coupe!») règne sur un véritable empire: à Lyon, en plus de l'Auberge, l'Abbaye pour les réceptions, près de deux cents par an, cinq brasseries, deux fast food avec des plats à 8 euros, l'Institut Paul Bocuse à Ecully pour la formation, le concours du Bocuse d'Or tous les deux ans; au Japon, sept brasseries avec le restaurateur francophile Hiramatsu, en Floride à l'Epcot chez Disney, un restaurant de 300 couverts plus un autre à ouvrir, tenus par Jérôme son fils (redevance de 26% à Disney), sans compter les produits à son nom, les vins de sa région, les gadgets, les tabliers et les cartes-menus offerts. Cette formidable entreprise est menée par une brochette de cadres dont six MOF -phénomène unique en France- qui sont les partenaires du grand Paulo, l'incarnation de la générosité. «Pour doubler le bonheur, il faut le partager», me souffle-t-il en humant la soupe VGE aux truffes, concoctée en 1975 à l'Élysée -le plat vedette de la carte.
La fraternité, pour lui, n'est pas un vain mot. Aucun chef français n'a été aimé, vénéré, admiré par ses pairs comme lui: Paul est un affectif et le nombre de cuisiniers débutants ou non qu'il a aidés, soutenus, encouragés -génial Messie de la restauration française- est immense.
L'artiste du gigot de l'asphalteur -la pièce d'agneau est cuite dans une croûte de goudron- doit ménager sa santé, fragilisée par un triple pontage cardiaque survenu en juin 2006 en Corse à 80 ans -il a été sauvé par les frères Pourcel qui ont appelé le Samu à temps. Opéré à Lyon avec un plein succès, en se réveillant dans la salle de réanimation, il lance à Raymonde, son épouse: «Vois-tu, chérie, j'ai réussi ma vie, mais j'ai raté ma mort.» Longue vie à l'empereur au cœur infini.
Nicolas de Rabaudy
Photo: Paul Bocuse en 2007. REUTERS/Eric Gaillard
Paul Bocuse. 40 rue de la Plage, au Pont de Collonges 69660. Tél. : 04 72 42 90 90.
Menu bourgeois à 165 euros, menu classique à 130 euros.
Carte de 120 à 170 euros.
Pas de fermeture. Parking.