Le cadre, sans doute la suite d'un grand hôtel de Dubaï, est plutôt banal. La mise en scène assez statique, le monologue plutôt monocorde. Assis à une table où il a soigneusement disposé ses dossiers, Sedat Peker «balance». Sur sa chaîne YouTube, le personnage dont la réputation n'est plus à faire distille sur le mode crescendo ses révélations ou supposées telles. Chaque semaine, depuis début mai, des millions d'auditeurs sont suspendus aux paroles de ce mafieux «taille XL». Car un homme du milieu turc, en fuite, qui brise la loi du silence de son plein gré et s'attaque au pouvoir en place, voilà qui n'est pas ordinaire.
Trafic de cocaïne avec le Venezuela mené par le fils de l'ancien Premier ministre Binali Yıldırım; envoi d'armes à des djihadistes syriens via le groupe paramilitaire turc SADAT; assassinat d'une journaliste qui aurait déposé plainte après avoir été violée par un député du Parti de la justice et du développement (AKP, au pouvoir depuis 2002) lui-même fils d'un ancien ministre; liquidation d'un autre journaliste à Chypre; organisation d'une fausse manifestation devant un journal: la liste est longue qui établit les liens entre commanditaires au pouvoir et exécutants, sur fond d'idéologie ultranationaliste partagée. Sans oublier les basses tâches qui auraient été confiées à ce patron de la pègre ainsi qu'à ses hommes de main dans la répression du mouvement national kurde –dont l'aile armée, le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK, illégal et inscrit sur la liste des organisations terroristes de l'UE) est en guerre contre l'État turc depuis plus de trente-cinq ans.
«Peker a dû demander sa part du trafic de drogue, et on la lui a probablement refusée après qu'il a été marginalisé par le ministre de l'Intérieur et par Devlet Bahçeli, le chef du Parti d'action nationaliste [MHP, allié au président Erdoğan, ndlr]. Personne n'avait prévu qu'il parlerait. Mais ses révélations illustrent la très forte imbrication entre la mafia et le gouvernement», suggère l'économiste stambouliote Eser Karakaş, dont la silhouette s'est souvent découpée sur les plateaux de télévision turque avant qu'il ne doive s'exiler en Europe il y a cinq ans.
Pas touche à Erdoğan?
Jusqu'ici Sedat Peker a tout particulièrement ciblé les liens avec le crime organisé qu'entrediendrait le ministre de l'Intérieur Süleyman Soylu, qui dément. Quant au président turc, le mafieux a d'abord donné l'impression de ne pas vouloir l'attaquer personnellement, jusqu'à ce que ce dernier soutienne Süleyman Soylu. «Nous sommes aux côtés de notre ministre de l'Intérieur dans sa lutte contre les bandes criminelles, ainsi que les organisations terroristes», a-t-il affirmé devant les députés de son parti, l'AKP. Depuis, le mafieux laisse planer le doute qu'il pourrait le compromettre à son tour. De son côté, la justice turque a lancé un mandat d'arrêt contre celui qui fait trembler le régime. La guerre psychologique est ouverte. Mais en quoi Recep Tayyip Erdoğan pourrait-il être concerné par des affaires de corruption?
«La mafia classique (trafic de drogues, trafic humain mais aussi d'uranium) est plutôt du ressort de Devlet Bahçeli et son parti le MHP, explique Eser Karakaş. Mais la corruption a un autre visage, celui du détournement des offres publiques. Et cette manne-là est aux seules mains de Recep Tayyip Erdoğan qui s'inscrit dans la tradition de son camp d'origine, le Millî Görüş, un mouvement islamique et nationaliste qui n'a jamais vraiment touché à l'argent de la drogue.» Un observateur de l'intérieur de l'appareil d'État qui souhaite garder l'anonymat juge au contraire qu' «aucune source de revenu ne doit échapper à Erdoğan. Avec son avidité sans pareil, je ne serais pas surpris qu'il touche des commissions directement ou indirectement quelle que soit la nature de l'activité économique».
Sedat Peker a tout particulièrement ciblé le ministre de l'Intérieur Süleyman Soylu, ici à Ankara le 22 avril 2019 lors d'une conférence de presse. | Adem Altan / AFP
De 2002 à 2013, Eser Karakaş a soutenu le gouvernement de l'AKP et Recep Tayyip Erdoğan alors Premier ministre dont il a pu observer le fonctionnement de très près: «Au sommet de l'État, en matière de corruption, s'applique la théorie bien connue des avantages comparés. Chacun fait ce qu'il sait faire le mieux.» Commissions et pots de vins sur les marchés publics n'ont pas commencé sous l'ère Erdoğan. Mais depuis son élection à la mairie d'Istanbul en 1994, l'homme fort de la mouvance islamique turque a institutionnalisé ce système de prébendes et en est devenu un expert. Il s'appuie pour ce faire sur la forte croissance économique de la Turquie des années 2000 et la multiplication des chantiers pharaoniques qu'il a mis en œuvre.
«Erdoğan empocherait une rétrocommission qui pourrait aller jusqu'à 4,1 milliards d'euros par an.»
«L'argent de la drogue, ce n'est rien à côté de la rente que procurent les offres publiques d'achat, explique Eser Karakaş. La clé, c'est l'article 21B de la loi sur les marchés publics dont Recep Tayyp Erdoğan a usé et abusé. Cet article qui est en théorie réservé à des motifs exceptionnels (séisme, guerre…) permet au gouvernement de ne pas mettre en concurrence les marchés publics qu'il peut confier à des firmes “amies”.» Erdoğan empocherait une rétrocommission qui pourrait aller «jusqu'à 10% du montant total», selon cet économiste, lequel chiffre à quelque 5 milliards de dollars (4,1 milliards d'euros) le montant que toucherait le président Erdoğan chaque année.
Cette manne ne remplit pas les seules poches personnelles et familiales du président turc. Elle lui a permis, surtout dans les premières années de son pouvoir, d'asseoir son emprise économique et politique ainsi que celle de son parti, l'AKP. Elle lui a aussi servi à construire un solide système clientéliste. Selon Eser Karakaş, ces fonds secrets seraient désormais souvent affectés à la formation et à l'entretien de groupes paramilitaires, voire à certaines opérations sur des terrains étrangers, en Syrie tout particulièrement.
Les précédents de 1996 et de 2013
Les révélations de Sedat Peker ne constituent pas le premier scandale de corruption qui agite la Turquie. En 1996, à Susurluk, petite ville de l'ouest du pays, un banal accident de la route met au grand jour les liens étroits entre l'État, la mafia et des gangs hors-la-loi chargés des enlèvements et des exécutions sommaires de militants kurdes. Outre un coffre rempli de faux-papiers, d'armes, de munitions et de drogue, on retrouve dans la Mercédès qui les transporte les corps sans vie d'un préfet de police, d'un chef mafieux lié à l'extrême droite et d'une starlette. Le quatrième passager, un député du parti au pouvoir à l'époque, est lui légèrement blessé.
En 1996, YouTube et les réseaux sociaux n'existent pas mais la société civile turque est en pleine éclosion. Pendant les semaines qui suivent, chaque soir, à chaque fenêtre, ce sont de véritables concerts de casseroles et d'instruments de cuisine pour dénoncer le scandale. Le ministre de l'Intérieur, Mehmet Ağar, une figure mafieuse, doit démissionner. Condamné à cinq années de prison, il n'en fera qu'une.
Former Turkish Justice Minister Mehmet Agar sentenced to 5 years in prison in Susurluk case that showed links btwn police, mafia, gov't.
— Benjamin Harvey (@BenjaminHarvey) September 15, 2011
Un autre épisode survient en 2013, qui cette fois ne relève pas du hasard. Occupant souvent des postes stratégiques dans les départements d'informatique, de police et de justice, des adeptes de l'imam Fethullah Gülen, en guerre larvée contre Recep Tayyip Erdoğan, collectent et médiatisent une impressionnante succession de conversations téléphoniques et le contenu de réunions d'État ultra-secrètes censées prouver les malversations et la corruption démesurée de l'entourage de celui qui n'était encore que Premier ministre.
Le dessein est politique: procéder à une forme de chantage pour renforcer l'emprise des gulénistes sur les banques publiques, sur l'organisation nationale du renseignement (MIT) et déstabiliser, voire pousser Recep Tayyip Erdoğan à démissionner. Mais celui-ci ne recule pas et contre-attaque. De larvée, la guerre éclate au grand jour.
«Cette atmosphère de délation devrait convenir aux États-Unis, à l'UE et à la Russie qui peuvent obtenir des concessions du président Erdoğan.»
Le scandale des révélations de Sedat Peker diffère à plusieurs égards des deux précédents. D'abord parce que «contrairement à 1996 et 2013, les crimes des gouvernements divers sont avoués par un complice de ceux-ci. Ce personnage est très connu et apprécié des forces politiques ultranationalistes qui soutiennent Recep Tayyip Erdoğan, alors que le régime est déjà très affaibli par le débâcle économique et la pandémie», fait remarquer l'ancien diplomate Engin Solakoğlu.
Par ailleurs, en 2013, les États-Unis «attendaient toujours quelque chose d'Erdoğan. Ils voulaient travailler avec lui. Aujourd'hui, la confiance est complètement rompue», rappelle Eser Karakaş. Selon Engin Solakoğlu, «cette atmosphère de délation devrait convenir aux “partenaires” de la Turquie, comme les États-Unis, l'Union européenne et la Russie qui peuvent demander tout et obtenir des concessions du président turc».
Une corruption en roue libre
Aux yeux de certains Turcs, en finir avec cette corruption endémique aurait pu passer par l'action de l'Union européenne. C'était, en tout cas, l'espoir d'Eser Karakaş: «En 2004 lorsque Bruxelles annonce l'ouverture des négociations d'adhésion avec la Turquie, Erdoğan et l'AKP viennent d'arriver au pouvoir en s'appuyant sur un programme anti-corruption et pro-européen. C'est pour cela que j'ai soutenu Erdoğan. Membre de l'UE, la Turquie aurait dû se conformer à la législation communautaire dans le domaine des marchés publics. C'était une garantie de probité pour nous. Aujourd'hui, c'en est fini de la Turquie et de l'Europe. Pour toujours. La corruption a atteint un niveau jamais vu», regrette Eser Karakaş qui a désormais pris ses distances avec le gouvernement turc.
Quant à l'ancien diplomate Engin Solakoğlu, s'il tire aussi un trait sur toute perspective européenne, il s'inquiète des conséquences de ce «scandale [qui] va probablement renforcer la détermination de Recep Tayyip Erdoğan et compagnie de garder le pouvoir à tout prix et ne pas organiser des élections honnêtes. Ni maintenant, ni en 2023». La pérennité de l'alliance islamo-nationaliste dont dépend celle du président turc: c'est aussi cela qui se joue avec ce grand déballage.