C'est presque mission impossible. Faire sa revue de presse au café, place Castellane ou Boulevard Chave, tourner les pages de La Provence et de l'Equipe traitant de l'actualité de l'«Ohème», et pouvoir rester cinq minutes tranquille à lire les articles. Il y a Rachel Santiago, 75 ans, une dure à cuire, qui vient vous voir. Elle a un message pour le président, Jean-Claude Dassier: «Je lui ai envoyé un bouquet de fleurs début mars, il ne m'a même pas répondu. Comme Gerets l'an dernier...» Il y a Jean-Claude Battesti, avocat de son état, qui vient vous demander inlassablement un maillot de Gaby Heinze: «Dès que tu le vois à la Commanderie, pense à moi, hein!» Il y a Abdoul Kouyate, le chef de rang du salon de thé, qui vous montre ses vieux Miroir du football avec les glorieux anciens de l'OM en une, Josip Skoblar et Joseph Bonnel. Il ne les a même pas connus, Abdoul, ces gars-là, il est né en 1973 au Sénégal. Mais leur magnifique maillot siglé d'un immense BUT, il l'admire, on n'a rien fait de mieux depuis.
Abdoul a de l'info pour moi. Comme Alex, le chef de la brasserie voisine qui doit me donner des «documents ultra secrets sur l'OM via un copain de l'Urssaf». Comme beaucoup de Marseillais. Abdoul, lui, aime le beau jeu et le people. Et de vous balancer le dernier ragot, qu'on se hâtera d'oublier. On mise plutôt sur David, vendeur à Darty avenue Cantini et qui connaît bien le défenseur Vitorino Hilton. Ils déposent leur enfant à la même crèche de Mazargues, et il a promis de s'enquérir de la destination du Brésilien au prochain mercato.
«Un hameau fondu de son club»
Bienvenue à Marseille. Ici, l'OM est une propriété collective. Fin septembre, un suiveur expérimenté lançait à la cantonade en sortant d'un point presse: «Dassier, il ne sait pas où il met les pieds. Moi, ça fait 27 ans que je couvre l'OM, je ferais un bien meilleur président.» Il plaisantait, bien sûr. Pas complètement. Celui qui néglige ce détail, président ou entraîneur, peut vite se retrouver en danger. Comme Christophe Bouchet avant lui, un autre «Parisien» débarqué sur la Canebière avec «l'accent pointu», Jean-Claude Dassier n'y a pas prêté assez attention au commencement. Début octobre, à l'inauguration officielle du nouveau bâtiment sportif de l'OM, il plaisante avec un petit groupe de supporters. Parle football, leur demande: «Qui est le prochain adversaire au Vélodrome, déjà?» Long, terrible silence. «Ben, c'est le Paris-SG, voyons», répond un fan consterné. L'histoire fera le tour du virage sud du Vélodrome, mais c'est un dirigeant de l'OM qui nous l'a racontée, prétextant: «C'est pas une grosse gaffe, mais quand même. Franchement!» Dominique Grimault, ancien de 100%Foot passé de M6 à la direction d'OM médias l'été dernier, vous résume ça d'une belle manière: «Je croyais que j'arrivais dans une ville fondue de football. Je découvre en fait un hameau fondu de son club, où tout se sait, se répète, se vit de manière exagérée.»
Début août, alors qu'il squatte encore un hôtel du centre-ville, le Camerounais Stéphane Mbia décide de sortir faire un tour sur le Vieux-Port. Le milieu de terrain de l'OM manque de provoquer une émeute. «Je voulais juste chercher un restaurant qui faisait des galettes-saucisses. C'était mon pêché-mignon à Rennes. Les supporters de l'OM, ils ne sont pas comme ceux du Stade Rennais. Ils n'hésitent pas à venir te voir, à commenter ta prestation. On se croirait au Cameroun!» Pas fous, 90% des joueurs vivent à Aix-en-Provence et à Cassis, où ils ont leurs petites habitudes. A Marseille, les supporters ne les voient guère, mais qu'importe, ils refont le match en permanence. Le quotidien régional La Provence exploite le filon, ses pages OM sont sa bouée de sauvetage aujourd'hui. Le 21 mai, ils sortiront un supplément spécial de... 116 pages, avec le journal. Plus intéressant encore, la véritable communauté créée et animée par laprovence.com. La moindre brève sur l'OM peut atteindre 1.500 commentaires, alors que les articles plafonnent à 200 comms sur lequipe.fr, au trafic pourtant impressionnant. Idem pour les forums d'OM planète et du Phocéen, où on refait la compo d'équipe à la place de Deschamps, où l'on rigole du Hummer du petit Mathieu Valbuena. «C'est ce qui fait vivre le site de La Provence, explique un de ses journalistes. A tel point que la rédaction est divisée en deux. Ceux qui veulent qu'on se concentre sur l'OM, pour améliorer l'audience. Et ceux qui veulent lui accorder autant de place qu'à la politique ou à la culture, bref, faire du service public...»
Une passion inédite en France
Le supporter de l'OM n'est pas seulement bon à disserter sur le 4-4-2 ou le 4-3-3, ou à hurler à s'en rompre la voix sur BFM TV ou iTélé. Il peut aussi s'impliquer dans le club via les associations, avec une importance sans équivalent dans le football français professionnel. Le 31 octobre, Jean-Claude Dassier provoque une réunion au Vélodrome avec les principaux groupes de supporters, il veut évoquer les nouvelles mesures de sécurité imposées par le ministère de l'Intérieur et notamment la réduction du contingent olympien qui se déplacera au Parc des Princes. Elle durera, montre en main, cinq minutes et dix secondes. «Allez, on arrête ici la réunion Tupperware», balance un responsable du virage nord, et tout le monde quitte la salle dans la foulée. Dassier a alors compris. Il faut les traiter d'égal à égal, quitte parfois à passer pour démago auprès de la presse et des autorités parisiennes. Rencontré mardi midi, il dit: «Le principal enseignement de ma saison, c'est que Marseille est bien la capitale du foot. Tu comprends vite que ce n'est pas grand-chose de s'intéresser au football de l'extérieur, que la passion ici ne se retrouve nulle part ailleurs. Pas en France en tout cas. Je pense que je suis capable de résister à la pression, celle de l'amour des Marseillais pour leur club... Mais c'est vrai que ça fait plaisir, on ne peut pas le nier. Quand vous avez gagné, que les gens viennent vous féliciter, vous leur dites "voyez les joueurs, ce sont eux qui ont fait le job", mais au fond... vous êtes content.» Voire euphorique.
Le président couronné poursuit: «Pour moi, les supporters de l'OM sont un atout absolument considérable. Aujourd'hui, nous avons des relations de confiance, la volonté de travailler en commun pour le bien du club. Qu'est-ce que vous souhaitez de mieux?» Ce ne sont pas uniquement des mots. Dans les prochains jours, Jean-Claude Dassier va officialiser la signature d'une convention entre le club et les associations de fans. Elles vont garder la gestion des 25.000 abonnements des virages nord et sud du Vélodrome, un héritage des années Tapie. Et rester partie prenante dans le merchandising du club et l'écoulement de certains produits dérivés. «Les relations commerciales que nous pouvons avoir avec eux se poursuivront, explique Dassier. L'OM a un rôle social, la gestion de ces virages permet au club d'avoir les meilleurs supporters possibles. C'est clair. Les supporters marseillais ont été exemplaires tout au long de la saison. On ne voit presque plus de fumigènes au stade, aucune de nos associations n'a été concernée par les mesures de dissolution prise récemment par le gouvernement. Et cette gestion, elle permet aussi à des milliers de jeunes de venir, alors qu'ils n'auraient pas les moyens de payer 35, 40, 50 euros, voire davantage. On gagne sur tous les tableaux, et on va continuer.»
Mieux que le club Med
Dassier n'a pas tort. On va au Stade-Vélodrome tranquille, fille ou garçon, black, blanc ou beur. Pour OM-Nice, le 11 avril, c'est mon père, 55 ans, pas vraiment un rebelle, que j'ai envoyé dans le virage nord du Vélodrome. Au milieu des Marseille Trop Puissant, qui regroupe ados et petits malins des quartiers populaires. Entre le déploiement des tifos et les chants les plus variés, il s'est bien amusé: «Il y a encore plus d'animations qu'au club Med.» Au vrai, à part s'il est allergique au THC ou au mistral, on n'aura aucun scrupule à amener le futur minot au Vélodrome. Cette ambiance, cette mixité, ça vaut le coup de fermer les yeux sur les petits arrangements. Le trafic de cannabis qui tourne à plein régime en tribunes. Les abonnements à 120€ l'année qui passent à 140, 150 ou 170€ selon la tête du client («En nature, c'est possible monsieur? Parce que la carte bancaire, faut la machine, et tout...»). Et la contenance du Vélodrome, qui dépasse parfois les 60.000 places officielles, comme pour ce France-Argentine de février 2009 et Maradona enfin à Marseille.
Jean-Claude Gaudin, le maire de Marseille, ne s'y trompe pas. A l'image du lendemain de victoire en Coupe de la Ligue, le 28 mars, il a tout de suite promis les festivités le 16 mai sur le Vieux-Port, avec descente en bus, photo sur le balcon de la mairie, et réception fastueuse. Histoire de couper l'herbe sous le pied de l'OM, qui aurait bien aimé célébré le titre de champion de France au Vélodrome. Comme à l'époque dorée, quand le président Bernard Tapie ou Jean-Pierre Bernès, son second, pouvaient enchaîner les tours d'honneur au Vel', tels des empereurs romains. Le maire de Marseille sait l'importance de l'OM pour l'image de la ville. Marc Fratani, l'ancien homme à tout faire de Tapie, résume: «A Marseille, c'est une constante, quand le football va, tout va pour les hommes politiques en place.»
Le spectacle avant tout
D'où vient cette ferveur? Pourquoi l'OM a-t-il cette place presque étouffante dans la vie des Marseillais? On a posé la question à l'ethnologue Christian Bromberger, qui a pas mal planché sur le sujet. «L'OM attire. Parce que c'est un moyen de mater la capitale, de montrer à la France entière qu'on existe, il y a une vraie fierté derrière. Parce que c'est un sport populaire, avec une vraie mixité des origines des joueurs, et c'est à l'image de Marseille. Parce que le Marseillais aime le spectacle, l'opéra était très prisé par le passé, aujourd'hui, le ballet est au stade. Parce qu'il idolâtre rapidement. De Ben Barek à Papin, le public du Vélodrome adore LA star.» Pas fou, Bromberger ne rate pas un match de l'OM dans sa maison d'Aix-en-Provence. Et il constate: «La passion des supporters de l'OM a toujours existé. Mais depuis 1994 et la descente en Division 2, elle est inédite car ininterrompue. Dans les années 1960, vous pouviez avoir 400 spectateurs pour un OM-Forbach en Coupe de France, puis un stade plein au tour suivant.»
L'OM selon Bromberger, ça plaît forcément à Corinne Gensollen, la directrice marketing de l'OM. «Notre image, c'est celle du club rebelle et populaire», répète-t-elle comme un mantra, à l'heure d'ouvrir des boutiques officielles à Paris, mais aussi dans le nord et l'ouest de la France. On sourit du slogan, mais Gensollen s'en moque, elle peut voir venir. L'OM a vendu 420.000 maillots cette saison, écrasant Lyon (environ 200.000) ou le PSG. La suprématie dans les cœurs des fans de football n'a jamais cessée, alors, si elle se conjugue avec les résultats sportifs... Laissons le mot de la fin à Fabrice Fiorèse, footballeur-plongeur, passé du Paris-SG à l'OM en 2004: «Je n'aimerais pas être à la place de Jean-Michel Aulas. A Lyon, ils doivent se mordre les doigts. Sept titres de champion de France pour essayer de rivaliser avec l'OM, et tout s'écroule d'un coup. Le petit garçon de 10 ans, maintenant, tu peux être sûr: il va ranger son attirail de l'OL pour celui de Marseille.» L'histoire se répète.
Mathieu Grégoire
Photo: Le 5 mai 2010 au Stade-Vélodrome. REUTERS/Jean-Paul Pelissier