Culture

«Promising Young Woman» renverse avec brio les codes du «rape and revenge»

Temps de lecture : 5 min

Le film récemment oscarisé d'Emerald Fennell offre une relecture du sous-genre cinématographique plus subversive qu'il n'y paraît.

Cassie (Carey Mulligan) a développé un rituel: elle se maquille, se rend dans un bar et fait semblant d'être bourrée jusqu'à confronter l'agresseur potentiel qui la ramène chez lui. | Capture d'écran Universal Pictures France via YouTube
Cassie (Carey Mulligan) a développé un rituel: elle se maquille, se rend dans un bar et fait semblant d'être bourrée jusqu'à confronter l'agresseur potentiel qui la ramène chez lui. | Capture d'écran Universal Pictures France via YouTube

Quand Brock Turner, étudiant de Stanford accusé de viol, a été condamné à six mois de prison avec sursis en 2016, de nombreux médias couvrant l'affaire ont mis l'accent sur ses exploits sportifs, laissant s'élaborer le récit d'un jeune homme au «futur prometteur [...], son extraordinaire carrière désormais ternie».

Dans Promising Young Woman, l'avenir prometteur tristement interrompu, c'est celui de Nina, violée quand elle était en fac de médecine, qui a ensuite mis fin à ses jours (et n'apparaît dans le film qu'à travers des photos). Et celui de Cassie, sa meilleure amie, qui a arrêté ses études après l'incident et qui, des années plus tard, se laisse encore porter par une amère quête de vengeance.

À l'aube de ses 30 ans, Cassie vit toujours dans la maison étouffante de ses parents, bloquée dans une inertie mortifère. Elle a développé un rituel précis: presque tous les soirs, elle se maquille, se rend dans un bar, et fait semblant d'être bourrée. Invariablement, un homme la ramène chez lui et tente de conclure. Sauf qu'au dernier moment, Cassie révèle qu'elle est sobre et confronte son agresseur potentiel. Écrit et réalisé par Emerald Fennell, le film a remporté l'Oscar du meilleur scénario en avril 2021. Une récompense appropriée pour une œuvre qui se plaît à subvertir tous les codes du rape and revenge («viol et vengeance»), un sous-genre cinématographique très controversé.

Ces films, appartenant souvent au cinéma d'exploitation, ont connu leur heure de gloire dans les années 1970, à une époque où l'explosion de violence au Vietnam venait hanter un nombre grandissant de productions. Leur scénario obéit toujours aux mêmes règles: une jeune femme est sauvagement violée avant de se venger (ou d'être vengée par ses proches) de façon tout aussi violente.

L'idée, c'est que la mort des violeurs à la fin procure une catharsis émotionnelle, voire un rétablissement de l'ordre moral –même si en réalité, il est difficile d'éprouver une quelconque satisfaction devant ces œuvres, souvent nihilistes, brutales et sensationnalistes. Encore aujourd'hui, difficile de trouver un rape and revenge qui fasse consensus; brûlots misogynes pour certains, monuments féministes pour d'autres. On se souvient encore des chocs et polémiques causés par Irréversible de Gaspar Noé, Baise-moi de Virginie Despentes, retiré de l'affiche quelques jours après sa sortie, ou plus récemment, Elle, de Paul Verhoeven, accusé de faire l'apologie du viol.

Pas de viol ni de violence physique

Si l'immense majorité de ces films ont été réalisés par des hommes, plusieurs réalisatrices se sont réapproprié le genre: Virginie Despentes et Coralie Trinh Thi, mais aussi Coralie Fargeat, Jennifer Kent, et Emerald Fennell, donc, avec Promising Young Woman. En salle depuis le 26 mai, le film propose une relecture intelligente et ambitieuse de ce genre décidément casse-gueule.

Sa première subversion, c'est de ne pas contenir de viol. Dans les classiques du genre, comme La Dernière Maison sur la gauche de Wes Craven, ou Œil pour œil de Meir Zarchi, la brutalité est insoutenable, les viols interminables et l'humiliation des victimes totale. Le viol subi par Nina, qui motive toute l'action de Promising Young Woman, est quant à lui évoqué mais jamais montré. Et contrairement aux codes établis du rape and revenge, la violence exercée par Cassie en retour n'est pas physique, mais psychologique.

Cette absence de violence risque d'en décevoir certains, alors que le marketing du film joue clairement sur nos attentes et laisse penser à un film d'horreur dans lequel Cassie exécuterait ses victimes. Mais là n'est pas le propos de Promising Young Woman. Malgré quelques allusions ironiques au sang tant attendu (un hot dog dégoulinant, des phares de voiture brisés en mille morceaux), sa violence se situe ailleurs.

Elle se trouve dans l'indifférence des hommes et des femmes que croise Cassie, ceux et celles pour qui le viol est un concept lointain, un vilain mot qu'il vaut mieux planquer sous le tapis. Elle se trouve aussi dans la perdition de l'héroïne, obsédée par une soif de revanche contre-productive qui ne lui ramènera jamais sa meilleure amie.

Nice guys

Les hommes auxquels Cassie décide de s'en prendre sont loin des violeurs hors la loi, prédateurs inquiétants et porcs misogynes d'un rape and revenge classique. Ce sont, dans toute leur splendeur, des «nice guys», des garçons sensibles qui se disent féministes et qui se pensent incapables de bafouer le consentement d'une femme.

Génie du casting, ils sont interprétés par certains des acteurs les plus adorables d'Hollywood, universellement identifiés comme des boys next door et héros de comédies romantiques. Il y a Adam Brody, qui incarnait Seth Cohen dans Newport Beach, Christopher Mintz-Plasse, l'adorable crétin de Superbad, Chris Lowell, plus connu pour ses rôles de Piz dans Veronica Mars et Dell dans Private Practice... Mais aussi Sam Richardson (Richard Splett dans Veep), ou encore Max Greenfield, qui jouait le charmant Schmidt dans New Girl. À travers ce choix, Emerald Fennell rappelle que les violeurs sont rarement des hommes masqués qui nous attendent dans une allée sombre avec un couteau. Bien plus souvent, ce sont juste des garçons comme les autres.

La grande réussite du film, c'est ainsi d'utiliser toutes nos idées préconçues sur la pop culture pour mieux fustiger la culture du viol. Et le rape and revenge n'est pas le seul genre à être subverti par la réalisatrice: le film s'amuse aussi avec les codes de la romcom à travers une romance entre Cassie et Ryan, un ancien camarade de fac. Incarné par l'irrésistible Bo Burnham, Ryan fait la cour à Cassie et se montre gentiment insistant devant ses réticences, dans la plus grande tradition des comédies romantiques. Ça fonctionne, mais on sait que ça ne devrait pas.

Un propos de plus en plus dérangeant

Autre bouleversement: Cassie ne se venge pas seulement des hommes, mais de tout le système qui encourage la culture du viol. Y compris des femmes. Là aussi, elles sont jouées par des Actrices Sympathiques Professionnelles (TM): Connie Britton incarne la doyenne de la fac qui protège les jeunes hommes prometteurs accusés de viol et Allison Brie joue une ancienne amie de Nina, qui ne l'a pas crue et l'a slut-shamée lorsque celle-ci s'est confiée sur son viol. Ces deux cas de vengeance sont d'ailleurs les plus horrifiants, le film allant jusqu'à laisser planer sur elles une menace (fictive) de viol. Ils montrent l'escalade de la violence enclenchée par Cassie; sa revanche est de moins en moins amusante, et de plus en plus perturbante.

Car derrière ses allures de conte de fées tordu, son aspect coloré et «féminin», ou sa bande-son malicieuse qui utilise à bon escient des classiques pop comme «It's Raining Men», «Toxic» ou «Stars Are Blind» de Paris Hilton, Promising Young Woman cache un fond sombre, bien plus corsé qu'il n'y paraît. Après son ouverture taquine, le film glisse progressivement vers un terrain nettement plus obscur. Et sa plus grande subversion, c'est son refus ultime de nous satisfaire.

Le postulat du rape and revenge, c'est le plaisir suscité par la rétribution. Dans son dernier acte profondément choquant, Promising Young Woman refuse sciemment de nous fournir cette satisfaction. Le danger, c'est de décevoir, et surtout, de retraumatiser des victimes de viol qui seraient venues chercher dans le film cette catharsis qui finit par ne pas arriver.

Cette absence de contentement nous pousse à nous interroger sur notre propre rapport au genre: serait-elle vraiment satisfaisante, en fin de compte, cette vengeance qui n'effacera jamais la souffrance de Nina ni celle de sa famille? Le fait de déplacer les enjeux sur Cassie et non pas sur la victime de viol, d'ailleurs, n'est sans doute pas anodin: au fond, peut-être que le rape and revenge est fondamentalement incapable de retranscrire le ressenti des victimes.

La seule erreur de Promising Young Woman est de ne pas assumer jusqu'au bout ce choix radical. Dans ses derniers instants, le film semble revenir sur sa décision, et tente de nous offrir une demi-satisfaction à base de smileys qui tombe à plat. D'une ambition plus subversive qu'il n'y paraît, Promising Young Woman vise haut et manque parfois de trébucher. Ce n'est pas un film facile à aimer, mais peut-être qu'un film qui s'attaque à la culture du viol ne devrait pas l'être.

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