Société

Pour échapper à la reconnaissance faciale, maquillons-nous

Temps de lecture : 4 min

Afin de se rendre méconnaissable pour les logiciels de reconnaissance, il existe un véritable arsenal de techniques qui passent par l'une de mes passions dans la vie: le maquillage.

Les Anglaises du Dazzle Club organisent des marches maquillées pour rappeler aux passants que tout le monde est surveillé. | Capture d'écran thedazzleclub via Instagram
Les Anglaises du Dazzle Club organisent des marches maquillées pour rappeler aux passants que tout le monde est surveillé. | Capture d'écran thedazzleclub via Instagram

De cette crise sanitaire, l'un des éléments qui m'aura marquée, c'est la facilité déconcertante avec laquelle nous avons abandonné une partie de nos libertés –et je m'inclus dans ce «nous». Je ne vais pas jouer la moralisatrice. Ce qui m'amène à me demander dans quelle mesure cela nous a préparés à une forme d'obéissance au pouvoir politique pour la suite. L'idée de sécurité (sanitaire mais pas seulement) a-t-elle fini par l'emporter?

Il y avait tout de même un point paradoxal dans la situation. L'État a exigé que nous portions des masques, à l'intérieur et à l'extérieur, alors que jusque-là, il ne cessait de répéter que chaque citoyen devait pouvoir être identifié et donc ne devait pas cacher son visage. Cette généralisation des masques a fait souffler un petit vent de panique dans les entreprises spécialisées en reconnaissance faciale –mais tout est vite rentré dans l'ordre. Elles ont réussi à améliorer leurs outils au point qu'ils sont devenus capables d'identifier une personne même si elle porte un masque. (Le taux d'échec était de 50% au début de la pandémie, il est descendu à 5%...) Porter un masque ne protège plus de la vidéosurveillance.

Maquillage anti-surveillance

De toute façon, le masque semble appelé au minimum à se faire plus occasionnel et, avec la liberté retrouvée, notre retour dans l'espace public, les rassemblements en grand nombre, va revenir sur le tapis la question de la reconnaissance faciale. Pour rappel: la reconnaissance faciale en temps réel sur la voie publique n'est pas autorisée en France, en dehors de quelques expérimentations, comme lors d'un match du FC Metz en février 2020, ou à Nice pendant un carnaval en février 2019.

Mais un futur tournant s'annonce avec deux gros événements: la Coupe du monde masculine de rugby en 2023 et les JO à Paris en 2024.

Sachant que le marché est évalué à 7 milliards de dollars, les sociétés françaises comme Dassault ou Atos se positionnent déjà pour remporter les contrats. Et la CNIL a annoncé qu'elle ne donnerait pas forcément un avis négatif à l'usage de cette technologie lors de ces événements. (Avec un couplage de deux technologies, à savoir des drones qui serviraient à la reconnaissance faciale.)

D'autres pays, comme les États-Unis, se trouvent déjà confrontés à ce sujet –au point que certaines villes ont interdit l'usage de la reconnaissance faciale, y compris par la police. Ainsi de San Francisco en mai 2019, d'Oakland et San Diego en décembre 2019, de Boston en juin 2020 et de Portland en septembre 2020.

Mais ailleurs aux États-Unis, il y a un vide juridique dont profitent un certain nombre de villes pour installer ces logiciels. Lors des manifestations du mouvement Black Lives Matter en 2020, beaucoup de militant·es ont donc décidé de se rendre méconnaissables pour les logiciels de reconnaissance. Il existe un véritable arsenal de techniques qui passent par... l'une de mes passions dans la vie... le maquillage. Et voici ce qu'on appelle le maquillage anti-surveillance.

Ici, une création de l'artiste Maud Acheampong qui expliquait dans une interview à Vogue que «historiquement, les personnes noires sont particulièrement visées par la technologie de surveillance [...] ce maquillage a été un moyen pour moi de communiquer de façon artistique sur l'importance des mesures anti-surveillance au milieu des manifestations».

Le phénomène a pris suffisamment d'ampleur pour que les organisateurs des manifs rappellent que le maquillage pouvait accentuer l'effet des lacrymos sur les yeux.

Dans ce régime de surveillance, pour disparaître, il faut donc s'afficher de façon plus extravagante.

Rendre visible l'invisible

L'un des précurseurs de ces techniques, c'est l'artiste Adam Harvey, qui a travaillé sur le sujet dès 2010. Avec son projet CV Dazzle, il a étudié les moyens de leurrer certains algorithmes. Mais est-ce que cela fonctionne? Harvey explique qu'il faut penser en fonction de chaque logiciel. Tel maquillage va brouiller tel algo, ou simplement le ralentir vu les progrès que cette technologie ne cesse d'accomplir. (Cette vidéo explique bien les points auxquels faire attention pour une plus grande efficacité.)

Le mouvement s'étend à mesure que la surveillance se déploie. Moscou annonçait pour janvier 2020 le déploiement de cette technologie dans les rues. À Londres, de nouvelles caméras de vidéosurveillance effectuant de la reconnaissance faciale ont d'ores et déjà été installées. (La ville était avant cela la sixième au monde comptant le plus de caméras par habitant.) Des Anglaises ont alors créé le Dazzle Club. Elles organisent des marches maquillées dans la ville. Leur idée est qu'en se promenant dans l'espace public avec ce maquillage, elles rappellent aux autres passants que tout le monde est surveillé. L'un des pièges de la surveillance étant son invisibilité, le maquillage comme technique de brouille est un moyen de la rendre visible.

J'ai découvert ce mouvement de contestation à travers cette série de tweets et ça m'a mise en joie. J'ai adoré la manière dont l'activisme prend une forme artistique nécessaire et joyeuse.

Il existe donc des tutos de techniques de maquillage et, ce qui est intéressant, c'est qu'il s'agit précisément de l'esthétique qui est en train de l'emporter. De plus en plus d'artistes posent avec des maquillages non orthodoxes: des ronds à la place des lignes, des triangles sur les joues –évidemment, on pense à David Bowie comme ancêtre de tout cela.

J'aime qu'un savoir-faire considéré comme féminin et donc complètement dévalorisé (alors qu'il existe de véritables artistes du maquillage) devienne une arme politique. Et en prime, il est plus facilement accessible aux hommes.

Ce texte est paru dans la newsletter hebdomadaire de Titiou Lecoq.

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