Égalités / Parents & enfants

C'est quoi votre problème avec l'allaitement en public?

Temps de lecture : 6 min

En 2021, on peut se prendre une gifle parce qu'on nourrit son enfant au sein à l'extérieur de chez soi.

Les regards jugeants et remarques déplacées ne devraient rien avoir à faire là. | Dave Clubb via Unsplash
Les regards jugeants et remarques déplacées ne devraient rien avoir à faire là. | Dave Clubb via Unsplash

«Je n'ai pas eu le temps de réaliser ce qui se passait, je me suis pris une gifle en pleine poire avec bébé dans les bras.» Courant mai à Bordeaux, Maÿlis, une jeune maman, a été agressée en pleine rue parce qu'elle nourrissait son bébé de 6 mois au sein.

Dans une vidéo publiée sur le compte Instagram de Doctissimo, elle témoigne, effarée de cette gifle mais aussi des félicitations que son agresseuse a reçues d'une autre femme plus âgée ainsi que du silence et de l'inaction des autres personnes présentes. «Vous n'avez pas honte?» lui a répété plusieurs fois la «gifleuse». «La nouvelle génération est là pour s'exhiber», lui a-t-elle asséné.

Lorsque Maÿlis va porter plainte, le policier lui demande à «quel pourcentage» (sic) on voyait sa poitrine, faisant peser une culpabilité supplémentaire sur la jeune maman, comme si elle était responsable de cette agression qui la laisse sous le choc et son bébé également.

En France, il n'existe aucun règlement interdisant d'allaiter dans des lieux publics et ce geste n'est pas assimilé à de l'exhibition sexuelle dans le code pénal. Dans un de ses articles, l'autrice du blog «Les petites mains d'abord» tente d'expliquer pourquoi l'allaitement ne saurait être considéré comme de l'exhibition sexuelle passive: «Quand on allaite, on ne voit rien ou quasi rien, si ce n'est la tête de l'enfant de dos, et quand bien même, le journal officiel précise quant à l'application de la loi: “Pour caractériser l'infraction, il doit être démontré” au moins un des deux motifs suivants: “la personne poursuivie a eu la volonté délibérée de provoquer la pudeur publique”, “sa négligence n'a pas permis de dissimuler à la vue des tiers l'acte obscène.” Or, l'allaitement n'est pas un acte obscène, et la maman en allaitant ne cherche pas à attirer le regard du passant.»

Sans doute y a-t-il un léger flou juridique, mais faute de mention spécifique, on a du mal à voir en quoi l'allaitement en public –ou plutôt dans un lieu public– pourrait être légalement répréhensible.

Au-delà du légal, il y a la norme, la morale, la culture, les constructions sociales mais aussi les individualités. Et là, cela se complique un peu.

Injonctions contradictoires

«Je ne comprends même pas que ce soit encore un sujet en 2021», confie Sandrine, qui a allaité ses deux enfants. «Ça me semble tellement banal d'allaiter dans des lieux publics.»

Caroline Chautems, docteure en anthropologie à l'Université de Lausanne, note que les agressions et autres rejets frontaux de l'allaitement en public «restent assez marginaux». Cela dit, elle observe: «Les femmes sont soumises à des injonctions contradictoires. D'un côté, il y a une nette revalorisation de l'allaitement maternel de la part d'instances sanitaires telles que l'OMS et de la part de certains pédopsychiatres. De l'autre, d'un point de vue plus culturel ou moral, le sein devrait assurer sa fonction sexuelle avant sa fonction physiologique ou maternelle.»

L'anthropologue ne peut que constater que, quoi qu'elles fassent, les jeunes mères pâtissent d'une forte moralisation autour de la notion de «bonne mère» qui semble être le résultat de sédimentations de savoir populaire, d'héritage patriarcal, de psychologie –de comptoir ou de cabinet–, de modes pédiatriques ou de courants de pensée féministes: «Elles doivent allaiter, mais pas trop longtemps. Si elles donnent le biberon en public à leur nourrisson, elles redoutent aussi d'être stigmatisées. Et ne parlons même pas du fait de tirer son lait dans un lieu public!»

«Le sein lactant est un sein dans sa fonction physiologique. Il ne correspond plus à l'idéal esthétique et passif du sein sexualisé.»
Caroline Chautems, docteure en anthropologie

Solène fait part d'une large réprobation lorsqu'elle allaitait ses enfants de presque 2 ans: «J'ai allaité mes enfants dans les lieux publics sans problème, mais dès lors que qu'ils sont devenus “trop vieux”, je me suis mise à recevoir des tonnes de remarques! C'est l'unique raison qui m'a alors poussée à ne plus les allaiter qu'à la maison.» Valérie, pour sa part, voit dans les remarques et les regards adressés aux mères allaitantes en dehors de chez elles l'idée qu'une «bonne mère» devrait rester à la maison: «Il faudrait changer de regard sur les femmes et les mères: oui, on a le droit d'allaiter, mais aussi de sortir, boire un verre et vivre normalement même avec un bébé...»

Alors que beaucoup déplorent que ce soit directement la sexualisation du corps féminin, et notamment du sein et du mamelon, qui puisse susciter le rejet de l'allaitement en public, Caroline Chautems avance une hypothèse plus indirecte mais somme toute plus pertinente: «Le sein lactant est un sein dans sa fonction physiologique. Il ne correspond plus à l'idéal esthétique et passif du sein sexualisé. Il est aussi un sein qui produit et émet des fluides corporels, fluides qui sont eux-mêmes stigmatisés dans un idéal néolibéral du corps humain fermé, hermétique, auquel rien n'échappe.»

Bien sûr, on ne saurait balayer d'un revers de la main les reproches qui relèvent d'un héritage judéo-chrétien selon lequel le corps de la femme ne saurait être découvert à la vue de tous. On ne saurait être mère ET putain, n'est-ce pas?

Rivalités et conflits de générations

Dans l'agression de Maÿlis, tout comme dans nombre de témoignages que nous avons reçus, ce sont souvent des femmes, parfois même issues de l'entourage très proche (sœur, belle-sœur, mère, belle-mère) qui pratiquent le jugement et le blâme.

Maya Paltineau, docteure en sociologie de l'École des hautes études en sciences sociales (EHESS), s'interroge: «Il y a vraisemblablement quelque chose qui relève de la compétition ou de la rivalité: qui sera la plus “femme”? Qui est la meilleure mère? On note vraiment une remise en cause de la sororité face à la femme allaitante.»

«Les jeunes mères d'aujourd'hui sont dans le rejet de ce qu'ont fait leurs mères dans les années 1970-80.»
Maya Paltineau, docteure en sociologie

De rivalité entre femmes, on passe aussi vraisemblablement à des conflits de générations, comme en témoigne Alexia: «Ma mère était gênée au début, j'ai l'impression qu'elle prenait ça un peu comme une critique voilée, parce qu'elle fait partie d'une génération où le progrès et le féminisme, c'était de donner le biberon.»

Pour Caroline Chautems, c'est quelque chose d'assez français: «En France, le féminisme matérialiste des années 1970 a laissé de côté la dimension physique de la maternité et de l'allaitement. La maternité était vue comme une entrave à l'émancipation de la femme.»

Maya Paltineau confirme: «Les jeunes mères d'aujourd'hui sont dans le rejet de ce qu'ont fait leurs mères dans les années 1970-80, où la maternité était très médicalisée et technicisée. Elles ont un rapport au corps différent et recherchent des alternatives plus respectueuses d'elles-mêmes, de leurs enfants, de leur environnement.» Pour elles, allaiter en public est normal, naturel, et elles n'y voient pas une forme d'aliénation comme auraient pu le faire leurs mères.

«Ah, mais en fait, tu as de beaux seins!»

Chez certaines femmes, on retrouve une injonction intériorisée à cacher ce sein que l'on ne saurait voir sous la forme d'une certaine pudeur. C'est ce qu'a expérimenté Alice: «J'ai allaité mes deux enfants en public alors que je suis très pudique. Ce qui me gêne, c'est de montrer mon corps dénudé et a fortiori mes seins. Donc j'allaitais en public, mais en étant discrète et en me mettant surtout au calme pour que mon fils, puis ma fille, puissent manger en paix. Le regard réprobateur de mes congénères sur le fait que j'allaitais en public ne m'a jamais atteinte ou poussée à ne plus le faire. En revanche, les remarques du genre “Ah, mais en fait, tu as de beaux seins”, venues autant de femmes que d'hommes, m'ont toujours dérangée. Comme si cela sexualisait l'allaitement.» Mais sa pudeur n'empêche pas Alice d'avoir de la répartie: «J'ai toujours répondu aux femmes: “Fais voir les tiens que je puisse comparer” et aux hommes: “Et tes couilles, elles sont jolies?”»

Au-delà, comme le suggère Alice et comme l'explique davantage Charlotte qui a allaité sa fille pendant quinze mois, parmi les raisons d'allaiter en public plus ou moins à l'écart, il y a la valeur symbolique et relationnelle que chaque femme va placer dans le fait de nourrir son bébé: «J'essayais de m'isoler un maximum, de le faire discrètement, non pas pour ne pas gêner les gens mais plutôt parce que c'était un moment intime avec ma fille, que je n'avais pas forcément envie de partager avec d'autres.»

Et si finalement, c'était cela la révolution féministe autour de l'allaitement? Laisser chacune libre de le faire comme elle le sent? À la vue de tous ou à l'écart, sous un chemisier ou en découvrant le sein, au premier cri du bébé ou à des moments fixes... ou pas du tout, en privilégiant les biberons de lait maternel ou maternisé! Après tout, lorsque c'est le père qui nourrit son enfant, il échappe à tout jugement dans l'espace public et est même souvent valorisé –quelles que soient la provenance et la qualité du lait ou la forme de la tétine.

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