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Pourquoi la gauche américaine a-t-elle été si prompte à soutenir la guerre d'Irak?

Temps de lecture : 8 min

Faucons libéraux et néoconservateurs étaient, grosso modo, faits du même bois.

Le président américain George W. Bush à la base militaire de Fort Hood (Texas), en janvier 2003. | Paul J. Richards / AFP
Le président américain George W. Bush à la base militaire de Fort Hood (Texas), en janvier 2003. | Paul J. Richards / AFP

Quand l'administration de George W. Bush s'est mise à vouloir faire la guerre à l'Irak, ce sont des néoconservateurs comme Paul Wolfowitz qui allaient en fournir la justification intellectuelle en recourant au patriotisme et au militarisme. Que les Républicains se soient rangés derrière de telles idées conservatrices n'a donc rien de surprenant. Par contre, que de larges portions du centre-gauche américain aient également soutenu l'invasion est moins évident à comprendre.

«À mon sens, on pouvait vraiment détester George W. Bush et Dick Cheney tout en soutenant leur guerre, déclare Frank Foer, à l'époque jeune journaliste de The New Republic. Après le 11-Septembre, ça flottait dans l'air, on sentait qu'il fallait faire quelque chose.» Les Démocrates favorables à la guerre seront désignés comme les «faucons libéraux». Toute la gauche américaine n'allait pas soutenir la guerre, loin s'en faut, mais ce fut le cas de pas mal de ses grands noms en politique étrangère.

Kenneth Pollack, membre sous Clinton du Conseil de sécurité nationale, fut l'auteur d'un livre très influent plaidant en faveur de la guerre. Selon le politologue et ancien chef du parti libéral canadien Michael Ignatieff, l'intervention humanitaire était nécessaire et juste. Beaucoup de ces commentateurs étaient étroitement liés au pouvoir et à l'establishment.

«Je penche en faveur d'une action en Irak, déclarait en septembre 2002 Thomas Friedman, chroniqueur au New York Times. Mais seulement si nous pouvons nous y prendre correctement, parce que je suis persuadé que Saddam Hussein est vraiment un très sale type, qui a fait des trucs très très moches et qu'il ne va pas s'arrêter de lui-même.» Bill Keller, futur rédacteur en chef du New York Times, signa une chronique dans laquelle il se déclarait membre du «club de ceux qui n'arrivent pas à se croire va-t-en guerre».

Le rédacteur en chef du New Yorker, David Remnick, publia un article qui se rangeait du côté de l'invasion. Michael Kelly, rédacteur en chef de The Atlantic, et Peter Beinart, rédacteur en chef de The New Republic, allaient également soutenir l'offensive. Idem pour le rédacteur en chef de Newsweek International et vedette des débats télévisés Fareed Zakaria. Les pages opinions du Washington Post se sont elles aussi clairement prononcées en faveur de la guerre.

Consensus bipartisan

En 2002, Vanity Fair mettait en couverture Bush et son cabinet, photographiés par Annie Leibovitz avec une esthétique et une mise en page habituellement réservées aux stars de Hollywood. Bush y exposait sa grosse boucle de ceinture de cow-boy flanquée du sceau présidentiel et Dick Cheney regardait l'objectif d'un air complice. Le titre choisi par le magazine? «Guerre et destin.»

La couverture de Vanity Fair, en février 2002. | Annie Leibovitz / Vanity Fair

Slate.com faisait aussi partie de ce consensus pro-guerre. À l'époque, Jacob Weisberg était rédacteur en chef. «On a demandé à beaucoup de gens, y compris des plumes orientées à gauche qui ne contribuaient pas régulièrement à Slate, de nous dire ce qu'ils pensaient de la guerre, explique-t-il. Et, globalement, à peu près tout le monde était pour, avec une gamme infinie de nuances. Je pense que la plupart de nos auteurs voyaient la fin de Saddam Hussein et le changement de régime d'un bon œil, même s'ils doutaient sérieusement de la capacité de Bush et de son gouvernement à pouvoir le mettre en œuvre.» Selon Foer, faucons libéraux et néoconservateurs étaient en quelque sorte faits du même bois.

«Dans un endroit comme The New Republic, il y avait –sans vouloir non plus trop insister là-dessus– beaucoup d'intellectuels juifs qui, comme moi, avaient vécu dans l'ombre de l'Holocauste et sautaient vraiment de joie à l'idée que les États-Unis puissent mettre leur puissance au service d'une force du bien et empêcher des génocides dans le monde entier, précise-t-il. Les opposants à la guerre disaient: “Les États-Unis ne devraient pas être les gendarmes du monde”. Et nous, au contraire, on était en mode “Un peu que les États-Unis doivent être les gendarmes du monde”.»

«Ils étaient en mode: “Vous nous prenez pour des fragiles? OK, on va
se parachuter dans le désert
et envahir ce pays.”»
Frank Foer, paraphrasant des libéraux

La portée de ce consensus bipartisan n'allait pas très loin. Les faucons libéraux ne partageaient pas nécessairement l'ambition des néoconservateurs de remodeler le Moyen-Orient. Ou leur conviction que la force militaire unilatérale était le meilleur moyen de répandre la démocratie dans le monde. Mais ils étaient d'accord sur la nécessité d'une intervention. Pour comprendre pourquoi, dit Foer, il faut saisir la psychologie de certains sociaux-démocrates américains après le 11-Septembre –dans la longue traîne du Vietnam.

«Vous savez, à partir des années 1960, le libéralisme n'avait plus la cote. Et le gros de ce retour de bâton s'explique par l'impression de faiblesse que donnaient les libéraux, commente-t-il. Pour des raisons électorales, les libéraux n'ont eu de cesse de s'inscrire en faux contre une telle appréciation. Mais je me dis qu'il y a aussi eu un élément psychologique, avec des néoconservateurs qui accusaient les intellectuels libéraux d'être des poules mouillées. On était dans une sorte de dynamique de cour de récré, avec des libéraux qui ont voulu jouer les fiers-à-bras. Ils étaient en mode “Vous nous prenez pour des fragiles? OK, on va se parachuter dans le désert et envahir ce pays.”»

Le biais de l'exilé

Le débat sur l'Irak fut aussi alimenté par certains traumatismes de politique étrangère. Dans les années 1990, l'administration Clinton était intervenue dans les Balkans pour y endiguer les génocides. Mais elle n'était pas intervenue au Rwanda, où 800.000 personnes furent massacrées. Beaucoup auraient souhaité qu'elle fasse quelque chose. Un tel point de vue était celui des interventionnistes humanitaires. Si vous voyiez le monde avec leurs yeux, l'Irak avait tout d'une cible prioritaire. La façon dont Saddam Hussein traitait le peuple irakien, et en particulier les Kurdes, était tout bonnement insupportable.

Et pour de nombreux interventionnistes humanitaires, le visage de la cause irakienne fut celui de Kanan Makiya. «Je suis venu ici quand j'étais enfant et j'ai de très bons souvenirs des vacances passées avec mon père. Comme les choses ont changé. L'horreur est partout. Elle nous encercle, déclarait Makiya dans un documentaire diffusé sur PBS en 1992. La plupart des gens vivent comme des zombies. Ils suivent aveuglément les ordres. Ils ne se posent pas de questions. Ils font le choix de ne pas savoir à quoi peut ressembler un mal d'une telle étendue.»

Exilé irakien, Makiya avait d'abord été architecte, mais c'est surtout pour son livre sur son pays d'origine, Republic of Fear, qu'il a accédé à la célébrité. Il l'avait signé d'un pseudonyme pour protéger sa famille restée en Irak et il travaillait avec le parti d'Ahmed Chalabi, le Congrès national irakien. Mais si Chalabi plaisait aux néoconservateurs, Makiya avait le don de séduire les libéraux.

Là où Chalabi était un habile politicien, Makiya était un intellectuel. À l'instar de l'essayiste et journaliste pro-invasion Christopher Hitchens, Makiya avait été trotskiste dans sa jeunesse. Mais pour ses écrits sur l'Irak, il allait calquer son travail sur celui de Hannah Arendt. Il établissait des parallèles entre le régime de Saddam Hussein et le totalitarisme allemand. Makiya pensait le changement de régime possible, ce qu'il avait déduit de la réaction des Irakiens face à l'armée américaine pendant la guerre du Golfe de 1991.

«Même s'il y avait moins de 5% de chances de succès, j'aurais été moralement obligé de défendre
cette opération.»
Kanan Makiya, exilé irakien

«Les Irakiens se sont soulevés, ils étaient même sur les toits des maisons et des immeubles de Bagdad à applaudir et acclamer les avions alliés qui bombardaient l'Irak, explique-t-il. Ce qui n'aurait jamais été envisageable auparavant. Il s'agissait d'un régime totalitaire solide, avec un nombre indescriptible d'hommes armés et l'un des plus grands réseaux d'informateurs et d'agents [...] et pourtant, l'impensable s'est produit. Après ça, les gens comme moi ont été ragaillardis.»

Et pour les gens comme Makiya, l'Irak avait tout le potentiel pour devenir une démocratie avec ses infrastructures bien développées et sa classe moyenne éduquée. Sauf que cette classe moyenne avait été décimée par la première guerre du Golfe et les sanctions ultérieures. Pourtant, Makiya croyait encore que les États-Unis pouvaient sauver son pays. «J'avais des amis de gauche qui me disaient: “Kanan, tu ne peux pas faire confiance aux États-Unis. Tu ne peux tout simplement pas leur faire confiance. À chaque fois qu'on s'implique quelque part, on pourrit tout sur notre passage”. Et je leur répondais toujours la même chose: “Là, ce n'est pas possible, vous ne pouvez pas faire pire qu'une situation qui est déjà totalement effroyable”.»

Makiya ne voulait pas dire que le succès était garanti, mais que les États-Unis avaient l'obligation de tenter quelque chose. Il avait d'ailleurs prédit que les troupes américaines entrant dans Bagdad en 2003 seraient accueillies avec des sucreries et des fleurs.

«Même s'il y avait moins de 5% de chances de succès, j'aurais été moralement obligé de défendre cette opération et de me battre pour qu'elle advienne, dit-il. On ne peut pas envisager de transformer de fond en comble un pays, et faire passer un pays comme l'Irak d'un système totalitaire à quelque chose qui est largement mieux qu'un système totalitaire –même si ce n'est pas une démocratie parfaite– sans se dire au départ que ça va marcher.»

Mais, comme Chalabi, Makiya n'avait pas vécu en Irak depuis longtemps. Il était parti à la fin des années 1960. Ce qui est à même de créer un angle mort, un «biais de l'exilé», si vous voulez: les seuls Irakiens que les Américains entendaient à l'époque étaient ceux qui avaient déjà quitté l'Irak.

«Le visage de la terreur»

Des exilés qui, en tendance, ressemblaient à Chalabi et Makiya: beaucoup plus riches, plus occidentalisés et plus libéraux que l'Irakien moyen. Et qui étaient souvent laïques. Intentionnellement ou non, les exilés ont laissé entendre que tout le monde en Irak était de leur avis. Après le 11-Septembre, avoir l'air arabe signifiait être de plus agressé et harcelé. Avec le Patriot Act, le profilage racial avait été officiellement autorisé par le gouvernement américain.

Khaled Beydoun, professeur de droit à l'université de Wayne State et spécialiste de l'islamophobie aux États-Unis, résume ainsi: «Nous entrions dans une nouvelle ère politique où les gens qui avaient ma tête ou celle des membres de ma famille devenaient l'ennemi public numéro un.» Six jours seulement après les attentats du 11-Septembre, le président Bush prononçait un discours dans lequel il disait que «le visage de la terreur n'est pas le vrai visage de l'islam». Mais en ne faisant l'éloge que de certains musulmans au détriment d'autres, il traçait une ligne de démarcation.

Comme Beydoun le développe «[Bush] a construit en quelque sorte un nouveau genre de dichotomie musulmane, si vous voulez, un peu comme s'il nous avait dit quel était le bon musulman à opposer au mauvais. Les bons, c'étaient les musulmans qu'il exaltait, ceux qu'il qualifiait de pacifiques et qui ne s'engageaient donc pas dans les activités que l'État américain regardait d'un sale œil. Des individus très patriotiques, qui ne critiquaient pas la politique étrangère ou intérieure des États-Unis, des individus qui n'étaient pas des dissidents, qui pouvaient modérer leur identité musulmane, tempérer cette ostensible identité religieuse pour une identité américaine davantage, quelque part, assimilée.»

Beydoun voit un lien avec l'une des plus grandes idées des néoconservateurs, que Christopher Hitchens avait également fait sienne: que l'Occident se dirigeait vers un affrontement de plus en plus violent avec le monde islamique. Selon cette logique, les musulmans, comme les pays, étaient forcément avec nous ou contre nous. Les interventionnistes libéraux ont essayé de se distancer de ce genre de rhétorique. Ils ont élaboré des arguments alambiqués pour expliquer qu'être pour la guerre ne signifiait pas soutenir Bush et Cheney. Mais en fin de compte, eux aussi se sont joints à l'antienne du «avec nous ou contre nous».

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